Prologue au chaos

 

 

Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ? Certains, en plissant les yeux, murmuraient qu’il s’agissait d’un mirage, que ce bateau n’existait pas. D’autres disaient qu’il était une réalité déviée par le miroir de l’air froid. Quoiqu’il en soit, dans les cales du navire, les livres fermés n’étaient plus dérangés. Le sud, s’étant consumé d’un feu trop intense, les avait recouverts de poussières et de cendres. Les paroles vidées de sens, pour avoir trop parlé sans discernement, flottaient à présent dans la brume des fées. Réfugiés sur le point le plus septentrional de l’Europe, ils regardaient fascinés la Fata Morgana soulever le porte-containeurs dans les airs.

 

L’écrivain avait grandi dans le sud et détestait la nuit polaire. Il se reprochait toujours d’avoir fui. Sa notoriété avait permis son transfuge en zone libre où le froid était son seul geôlier. Qui pouvait avoir envie de sortir par de telles températures ? Dans cette ambiance crépusculaire, il s’endormait à n’importe quelle heure de la journée et s’éveillait sans conviction. Il n’écrivait plus, lisait à peine et passait la majeure partie de son temps dans un état intermédiaire hanté de songeries. L’alcool n’arrangeait rien. Le radio-réveil s’était enclenché sur la station programmée pour six heures du matin… ou du soir ? Il ne savait plus.

« Rien n’est plus commun que la vie et la mort est imposture, mensonge provisoire et repos de la forme. Le ton du chroniqueur était neutre, résigné et sans emphase. Un constat irrévocable. Il poursuivait sur la même tonalité. N’en déplaise aux nombrilistes convaincus du contraire et fervents adorateurs du reflet adoré renvoyé par la foule humaine. Des milliers de satellites enregistrent faits et gestes sur cette Terre ; face-à-face miroitant dont l’image répliquée creuse un couloir autarcique où nos copies suffisantes se superposent dans l’inaccessible espérance renouvelée d’occuper le haut de la pile. Nos éphémères existences n’ont à nos yeux pas de prix. En effet, elles n’en ont aucun ! Témoins d’un phénomène, elles ne sont qu’une infime partie de la conscience qui en anime l’ensemble. Nous avons beau piller le monde nous n’en serons pas plus précieux. Baisses la tête, écartes l’herbe sous tes semelles, soulèves une pierre, fouilles la vase de l’étang ou le sable du désert tu y retrouveras l’identique entêtement. Mêlés à l’agitation d’un ordre à venir, l’on participe pour notre part du mouvement, persuadés de lutter seuls contre l’évanouissement. Révolte inutile, s’il en est, puisque les montagnes elles-mêmes s’érodent en vibrations constantes. Le monde est en déconstruction permanente ; il l’a toujours été, sa désagrégation vers de nouvelles formes résonnent jusque dans le granit d’apparence inerte ». Le narrateur terminait sa lecture en vantant la vision prophétique de l’auteur et rappelait, aux jeunes auditeurs, que l’ouvrage était considéré comme le catalyseur des insurrections françaises, du printemps 2025.

L’antenne chromée de sa Jaguar captait mal les modulations grésillantes. Il s’était engagé dans les rues en une course-poursuite avec la voix des ondes et manquait de peu, dans sa distraction, d’emboutir un mini-bus. Un modèle identique, jusqu’à la couleur, à celui qu’il conduisait dans sa jeunesse. Synchronicité étonnante et chargée de sens. L’histoire semblait devoir se répéter. Il connaissait l’ouvrage pour l’avoir écrit, mais la voix du souffleur l’envoûtait, comblait les trous de sa mémoire. C’était une tournure de plume familière, le timbre amical d’un ami retrouvé : « Observez l’espace autour de vous, recensez-y les êtres qui y respirent, réalisez le flux débordant de vie qu’il contient, c’est à présent la mise à feu d’une explosion nucléaire. L’arborescence libérée du noyau. Dénombrez les ailes délicates posées sur le vent, chiffrez les pattes dressées sur le sol, estimez les écailles et les fourrures fouissant la terre, descendez vers l’invisible, le microbien, et récitez en boucle ce mantra du vivant ; rien n’est plus obstiné à combattre l’inertie qu’un quelconque assemblage de cellules. Nul doute que sous les glaces d’une lune jupitérienne ou dans la rouge poussière martienne ne rampent, vers les ciels multiples du système solaire, d’autres larves cosmiques assoiffées de conscience. Essaimée par le choc chaotique des galaxies, la banale constance de ce miracle se dilate sous les étoiles ».

Arrivé au centre commercial, il coupait le contact. Les policiers le repéraient aussitôt et frappaient à sa vitre, lui demandaient ses papiers puis le saluaient après avoir immobilisé son véhicule. La fourrière n’allait plus tarder. Tout se passait exactement comme avant. Trop d’ordre annonce la dictature. Il était à craindre que les frontières de la Norvège cèdent bientôt. Qu’elle interdise l’accostage du « Saint-Exupéry » sur ses côtes, était en soi un premier signe de faiblesse.

Autrefois dans le sud, il conduisait un Van au bas de caisse rouillé qui subissait à ses sorties le même sort. Ses propriétaires, trois jeunes filles et deux garçons aux cheveux décolorés, revivent dans ses souvenirs. A leur évocation il fixe le ciel d’étain comme une aspiration. L’éther vidé de ses dieux est un anesthésiant. A travers ce voile narcotique leurs silhouettes athlétiques se rapprochent. Il ne distingue plus nettement leur visage, mais se rappelle leurs intentions. Ils viennent de taguer les abris bus, ont siglé la ville du titre 00h01. Chacun d’eux tient un spray à la main. Ils le dépassent finalement sans lui prêter attention, un seul des garçons croise son regard. Ses traits lui sont familiers. Une cicatrice descend du haut de sa pommette et crée une fossette artificielle, qui lui donne l’impression de se mordre l’intérieur de la joue. Il vient d’écrire un livre qui sera un succès et lui causera des ennuis. Mais il ne le sait pas encore. Un inconnu va se charger de sa promotion. L’homme était dans sa voiture et les regardait passer, tout comme lui aujourd’hui les revoit depuis sa mémoire. Soudain l’une des filles s’était détachée du groupe pour se diriger vers son véhicule. Il observe la scène : sans un mot elle se penche vers le siège conducteur où le type reste assis. Elle a la légèreté puissante d’une panthère, sort de sa poche un feutre blanc et inscrit 00h01 sur le rétroviseur. Puis elle dépose une bise claquante sur le crâne dégarni, déverse sur le visage de l’inconnu ses boucles désordonnées. Seconde prodigieuse sûrement. Son odeur avait autrefois le pouvoir d’éveiller son désir, il ne souhaitait que s’oublier dans l’arôme têtu de son corps. L’inconnu ne pouvait y rester insensible. Puis elle se redresse, secoue sa chevelure et rejoint la bande. Le gars reste un instant interdit par sa beauté farouche et naturelle. Le garçon à l’unique fossette vient d’ouvrir l’arrière du van, elle l’embrasse sur la bouche. Tous balancent leur aérosol et sortent du coffre des planches de surf, une glacière et la disqueuse électrique que brandit fièrement la seule brune du groupe. Elle la passe finalement à l’autre gars qui s’accroupit près de la roue. Ils semblent organisés. Pendant que les filles remettent tout dans le coffre, les deux gars descellent le sabot dans des gerbes d’étincelles. Leur technique est rodée, précise. En moins de cinq minutes le bus est libéré. Avant de ranger ses outils, le garçon à la fossette se retourne vers le type. Il lui propose leurs services comme il aurait pu le faire aujourd’hui. L’écrivain sourit à cette idée, décline l’invitation fantôme d’un signe de main résigné. Alors la fille parfumée lui souffle un dernier baiser, qui traverse le passé pour l’atteindre en plein cœur. Puis son visage disparaît derrière la toile d’araignée que dessine le verre feuilleté défoncé. Le minibus pétarade et s’éloigne en laissant une odeur de friture. Les gamins roulent à l’huile végétale. Dans cette société leur insolvabilité les rend invulnérables.

Il glisse un jeton et libère son chariot de supermarché. La chaîne de consignation enroulée au poignet, il vaque à ses occupations ménagères. N’est-il pas surprenant, alors que l’on vient de confisquer son véhicule de collection, qu’il poursuive son emploi du temps comme si de rien n’était. L’inconnu avait autrefois agi de la même façon. Personne n’avait rien vu venir.

Un article lu dernièrement lui revient en mémoire, il s’agit de fourmis zombifiées par un champignon : le Cordyceps. Celui-ci, prenant possession de leurs corps, les force à gagner les plus hautes brindilles pour s’y laisser mourir et libérer ainsi ses propres spores au vent. Quelle graine révélerait le pourrissement de sa chair s’il mourait aujourd’hui ?

Une fois franchi le battant des portes automatiques, Radio-magasin s’impose à lui. Sous la douce musique de fond entrecoupée d’annonces promotionnelles, le sentiment d’appartenir à la race élue d’un univers clos devrait le rassurer. Mais il n’a pas urgence à faire des achats. Cependant il s’acclimate à l’ambiance et se détend. Le temps passé sur terre lui a donné de l’assurance et du cholestérol. Être bipède dans le but d’atteindre les étagères à conserves n’a rien d’exaltant. Quelle marque choisir ?… Indécis il pousse son chariot, égrène distraitement les maillons d’acier froids de la chaînette entre ses doigts comme les perles d’un chapelet. Sans autre prière, il marmonne sur la pointe des pieds la liste de denrées alimentaires, quand d’autres pénitents cherchent à genoux les bas prix. L’impossibilité de mettre un nom sur ce désir est exaspérant, soudain l’épiphanie : quand c’est bon c’est Bonduelle ! Il rit, alors qu’il s’apprête à commettre un autre choix irrémédiable.

De ce côté-ci les éditions en poche rééditent au rabais les anciennes gloires en sommeil. Ils parlent d’interdire cet ouvrage et risque de le retirer des rayons d’ici peu. Pour l’instant la loi du marché reste la plus forte. Ils hésitent encore. L’art rentable ne peut être mauvais, décadent ou révolutionnaire ; l’unique insulte à la caste possessive se situe en-deçà du seuil de rentabilité. Ils ont tout cédé à l’appât du gain et validé d’un code-barres son retour. Il déambule pourtant dans les rayons incognito et chacun se demande, en le croisant, si son apparente atonie de vache sacrée ne rumine pas quelque chose… peut-être marche-t-il vers l’abattoir en toute conscience. Il est certain qu’après des siècles de métempsychoses entrecroisées, plus personne n’est innocent. Qui débuterait ses courses par des litres d’essence et ce chalumeau de cuisine sans mauvaise intention ?Hé ! Je te parle lecteur ! Réveille-toi ! Tu as l’air surpris, à quoi donc crois-tu que servent les livres sinon t’interpeler. Les lectures ne se choisissent pas au hasard et quand bien même… qu’as-tu à perdre ? Franchis le perron de ma préface, entre et mets-toi mal à l’aise ; il est peu commode de se défaire des bonnes manières. Commence par fermer les yeux. Concentre-toi : sans ciller, j’ai longtemps cru en ces désirs hypnotiques que convoite, en ce moment, le puits fixe de tes pupilles gourmandes. Cette belle brune dont les hanches aguicheuses roulent en s’éloignant sur ta droite, ou ce livre qui repose sur le fond des chariots vides. Le parfum de l’interdit attire étonnamment. Regarde : voilà plusieurs personnes qui le dépassent et dont le seul achat est ce bouquin posé dans leur caddy. Quel but les anime ? Le sien est clair, plus un seul exemplaire ne doit rester sur l’étalage.

Car il savait devoir le faire sans en connaître le lieu exact. Ce sera ici, exactement comme la dernière fois. Les caméras de surveillances sont prêtes. Tous le savent, souriraient-ils sinon d’un air entendu en le regardant agir. Un par un il transfère les livres du rayon dans son caddie. Toujours le même ouvrage. D’un geste mécanique il saisit le bouquin, débute la lecture de sa première page, puis le referme rassuré, pour le déposer sur le précédent. Sur le haut de la pile la quatrième de couverture le fait rire à nouveau. Il reconnaît ce visage dont le profil imprimé ignore son unique fossette. La pile s’élève, il lui faut en débuter une nouvelle. Son bras pour la énième fois se tend, il saisit par sa tranche le roman intitulé 00h01, l’ouvre, et ses yeux reprennent de l’éclat là où ils s’étaient éteints précédemment. Il va sans dire que les témoins en sont impressionnés. A l’évidence il récite de mémoire ce prologue.

Comme l’inconnu l’avait fait, il projette sa cargaison vers la brune plantureuse. Son chariot traverse l’allée pour atteindre la fille qui le stoppe, au moment où deux vigiles débarquent à ses côtés. Trop tard. Comme elle, ils ne peuvent que crier en le voyant actionner son chalumeau. Les bouteilles d’essence renversées par ses soins entre le rayonnage des livres s’enflamment, il verse à présent la dernière sur ses épaules et actionne le bec à gaz vers lui. A travers la douleur qui l’éblouit et l’emporte, il regarde son chariot de phrases lancées à la face du monde. Un seul livre pourra-t-il infléchir la marche des hommes ?

Les lecteurs l’avaient oublié, mais regrettaient son suicide. Un poète est toujours un ami. Certains disent que, rongé de remords, il s’était immolé en hommage à ses amis disparus et à cet inconnu qui l’avait fait connaître autrefois. D’autres, qu’il désirait mourir pour briller une dernière fois. Les images de torche humaine tournent en boucle sur les réseaux avec la couverture du livre en exergue. Formidable publicité ! Jamais il n’a été plus célèbre ! Sa réédition est un succès phénoménal et appelle à l’insurrection. Partout des émeutes éclatent, elles soutiennent les frontières du nord et demandent la réouverture du port. Il rejoint à présent les voix fantômes : spectres cancaniers des ondes hertziennes, ectoplasmes loquaces du schizophrène ou émanations romanesques d’une lecture mentale. Que reste-t-il finalement de plus solide que la parole…

00H01. Au soleil de minuit passé d’une minute, le porte-conteneurs a accosté. Voilà l’instant de toutes les métamorphoses. Le « Saint-Exupéry» vient de déposer sa cargaison sur les quais. Il y a là le contenu des bibliothèques de la vieille Europe. L’écrivain avait réussi son coup. Piquant la nuit d’une étincelle, la seule flamme de son feu pâle embrasait les esprits. Sur l’île du cap nord les ombres, excitées par la clarté naissante, ouvrirent d’autres livres comme l’on pousse les volets d’une pièce sombre. A la volée des pages observées, ils croisaient de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants. Leurs idées télépathiques rayonnaient sur la banquise polaire, et finiraient par chasser l’hiver. C’était là l’incidence de la parole sur le silence et le signe d’une résurrection. Car rien n’est plus commun que la vie et la mort est imposture, mensonge provisoire et repos de la forme : un prologue au chaos.

 

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