La créature

 

 

Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants — pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ?

On eût dit que les créatures échappées du monde d’avant, vaguement conscientes de leur anéantissement, demeuraient là, entre clarté et opacité, épuisées par leurs existences ou peut-être consolées à l’idée que celles-ci pussent enfin finir, savourant la douleur ultime de les voir disparaître à jamais. Elles s’observaient silencieusement s’éteindre, les yeux pleins d’une ardeur trompeuse et s’interrogeaient sans paroles : «  Ce monde est–il la fin, ou bien y a-t-il autre chose un peu loin, quelque chose qui survive à l’après ? »

Elles avançaient, légères et hallucinées, tels de grands lambeaux de papier déchirés qu’un vent invisible plie et déplie à sa guise, pousse, balaie ou chasse, et finit par déposer derrière un coin de rue ou sur le bord d’un abîme. Elles allaient vers une dissipation que l’on imaginait lente, à l’image d’un univers moribond étalant sa froideur après la mort des étoiles, longtemps après que les consciences qui les eurent un jour contemplées avec une sorte de vertige se furent évaporées.

Parmi elles, il y avait une créature moins fantomatique que les autres, la fraction ou la réfraction d’un humain, dont les pensées étaient encore vivaces. À mesure qu’elle cheminait, son pied éprouvait à chaque pas un sol de moins en moins ferme, la pesanteur s’amenuisait, elle sentait qu’elle flottait presque et, quand les autres se laissaient gagner par la légèreté contagieuse, elle chérissait soudain l’idée de gravité. La créature ne voulait perdre ni sa masse, ni son poids. Elle voulait demeurer chair dense, os lourds et sang jaillissant à travers un réseau de veines et d’artères, alors que ses voisines alentour acceptaient de renoncer à la trivialité organique. Il y avait en elle un peu de cette antithétique obstination de ceux qui pour s’affranchir du sol embrassent une roche ascendante, la caressent, l’épousent jusqu’à la vêtir d’une singulière peau d’homme.

Ce monde lui apparaissait si étrange qu’elle désirait l’explorer ainsi, avec la totalité de ses sens ; or ses sensations s’étiolaient, à l’exact inverse de son désir. Plus elle voulait éprouver l’étrangeté de ce monde, plus elle perdait la possibilité d’en faire une expérience par elle-même et cela l’agitait.

Autour d’elle, les personnages mutiques n’avaient plus rien de drôle ; les ombres étaient devenues tout à fait sages, leurs velléités humaines dissipées dans la commune sublimation. Par endroits, constellant leur surface vaporeuse, de fins cristaux de givre scintillaient d’une lueur vulnérable : c’étaient les résidus de leurs regards. Ils allaient s’éteindre.

La créature restait en alerte, soucieuse de conserver ses sensations finissantes, tandis qu’émanait d’elle une sorte de poétique de l’effacement. Elle pensait « suis-je en train de mourir ou suis-je déjà morte ? »

Sa chair était translucide, ses fluides stagnants, ses fusibles neuronaux disjonctés, toute activité électrique interrompue dans son cortex cérébral, mais le doute en elle s’éternisait, le doute qui entretient l’apparence et la substance des choses, qui nourrit tout à la fois la perception et l’illusion du monde. Elle remarqua « ma pensée est féconde » ; alors elle résolut de l’explorer.

Elle y découvrit des fantaisies extravagantes qu’elle tenta de saisir à la volée, tant leurs potentialités étaient attrayantes. Pour quelles raisons ces idées rayonnaient-elles maintenant avec tant d’incidence, tandis que les ombres qui les avaient engendrées s’étaient éteintes ?

Par milliers, elles flottaient autour d’elle, détachées de toute contingence ; de pures abstractions délicieusement enivrantes qui constituaient un univers en soi, tout ce qui restait d’une riche existence antérieure, dont la créature avait perdu le souvenir ; sa mémoire était terriblement lacunaire. Elle attisa sa pensée, la projeta avec force au travers de ce vaste monde d’idées et celle-ci rejaillit sur elle en étincelles. C’était comme un flux et un reflux de conscience, une marée psychique générant une énergie fabuleuse.

La créature comprit qu’elle disposait là d’un pouvoir immense, d’un pouvoir magique, celui de recréer le mouvement vital, de reproduire la vie dans un monde finissant. Et puisqu’il n’y avait plus rien de tangible autour d’elle, elle décida qu’elle partirait du vide, de l’inconsistance même d’où surgissent les rêves. Avec un ostensible élan de plaisir, elle commença à rêver une vie.

Sa première tentative fut un échec. Loin de s’en affecter, elle persévéra, car elle savait l’échec inévitable. Elle échoua encore. Son erreur avait été de rêver en premier lieu un cœur qui battait, un cœur actif, chaud, grenat, avec l’idée folle de reconstruire un corps tout autour. Jamais le myocarde rêvé ne se contracta, bien que ses cavités fussent incroyablement propices et son aorte idyllique. Elle comprit que la perfection était ennemie de la création et qu’il était sans doute présomptueux de s’attaquer à un symbole aussi sacré : le siège de l’âme et de la morale humaines.

Son instinct lui dicta de repartir d’une matière inerte et brute. Elle imagina une masse immobile, vague, un genre de glaise translucide qu’elle pétrit mentalement jusqu’à juger sa consistance acceptable. La chose prit une forme grossièrement humaine, la pénombre d’un corps humain encore sans visage, c’est à dire sans vie et sans âge. Puis la créature esquissa à l’intérieur le squelette et les principaux organes. Parce que la tâche était ardue, son geste malhabile, elle arqua à l’excès la courbure de la colonne, tordit deux ou trois vertèbres et brisa les os des jambes, mais décida néanmoins de poursuivre. Une sourde hâte s’attachait à son labeur, qui lui commandait d’achever au plus vite son œuvre. Déformée, inachevée qu’importe ! Il fallait que la chose existât. La créature redoubla d’ardeur sentant confusément qu’une entreprise occulte était à l’œuvre, qu’une puissance supérieure la guidait dans sa tâche.

Bientôt, un corps entier apparut, gisant sur le dos, les yeux clos ; la créature flottait doucement au-dessus de lui, pur esprit ayant donné matière à son rêve. C’était un corps mort qu’elle aima d’emblée, malgré son imperfection et sa laideur. Il avait les jambes maigres, une toison triste autour du sexe, des marques inesthétiques sur sa peau, vestiges de blessures profondes, et un curieux bracelet à son poignet gauche, dont on avait omis de couper la section inutile.

Avec soulagement, avec humiliation, avec terreur, elle lut son propre nom inscrit en lettres majuscules sur le bracelet, et s’émut qu’y subsiste une faute, une lettre absente à la fin de FORTUNA. Elle épela le T, croix tronquée, équerre des architectes et potence ; le T du Tao, du Tarot et du Talmud ; le T du Testament, la consonne explosive de vérité. Elle pensa « je suis morte », bien que le sexe gisant sur la table fût résolument mâle, et que la langue que sa bouche close avait un jour parlée attribuât à la pensée comme à l’esprit un genre masculin. Ce fut une évidence, une croyance ancienne à la féminité de l’âme, qu’un aïeul innommé lui avait jadis enseignée. Elle pensa encore « tout ceci est ma faute, j’ai commis l’irréparable. »

Elle ne ressentait aucune douleur, simplement le vertige de contempler sa dépouille à distance. Ô ce vertige immense ! Comme à se laisser choir d’une très grande hauteur…

Tout était immobile à présent : son corps abîmé, allongé sur une table froide et sa conscience flottante, épuisée par son propre rêve. Entre les deux, une idée de franchissement germa, empreinte de mysticisme. La créature sut qu’il lui fallait se dépasser, abandonner sa condition spirituelle et investir sa dépouille afin de se mouvoir et terminer sa tâche étrange.

En se remémorant l’acte essentiel de la respiration, elle devint souffle de conscience projeté sur la matière inerte. Soudain, une sensation de froid intense la subjugua. Elle était elle-même mais aussi un autre, pure conscience diffusée dans ses chairs mortes. Sang, salive, larmes et lymphe, mais aussi bile, sueur et sperme liquéfièrent leurs humeurs sous l’action de l’esprit. Au cœur d’une vieille maison bavaroise, un mort ouvrit les yeux, releva son buste raide et, dans une succession de mouvements ordonnés qui n’étaient pas sans grâce, se dirigea lentement vers une porte étroite. On eût dit une poupée façonnée par des mains maladroites, un pantin auquel la colonne tordue et les jambes brisées donnaient une démarche chaloupée. Un paraplégique qui danse. Il était amnésique et gauche. Il avait froid.

Au delà du seuil, commençait un labyrinthe de corridors qui lui procura un impression d’irréel, comme si le mort éveillé marchait dans le rêve d’un autre : il l’arpenta longtemps, se perdit dans des sections sans issue aux ambiances mystérieuses, où la fantaisie d’une boutique d’illusionniste l’égaya un instant, qui alterna soudain avec la majesté d’une cité de Bohême. Il revint sur ses pas, découvrit des passages cachés qui mènent à des patries perdues, des souterrains contenant la solution des ultimes mystères, des ruines circulaires où les rêveurs s’égarent, et, vers le fond d’une galerie longiligne, un refuge ou un asile à l’appellation familière : la Maison de la dernière lanterne. Il entra sans frapper dans une pièce baignée d’une lumière cosmique.

Il y avait là un lit simple où gisait un malade, une table de travail couverte de feuillets griffonnés, un empilement de livres proche de l’écroulement, quantité d’objets de curiosité subtilisés à un alchimiste, et dans un vase ébréché, un aconit bleu, herbe belle et vénéneuse. Tout cela figurait un petit univers intime, halluciné, douloureux, auquel une fenêtre largement ouverte sur un lac la nuit semblait offrir une échappatoire, une délivrance. Le mort leva les yeux vers la fenêtre et là encore il retrouva la même impression d’irréel. Il s’avança doucement vers le malade et tandis qu’il se penchait sur lui, afin de mieux l’apercevoir, le mort fut frappé par la ressemblance de leurs visages ; l’autre ouvrit les yeux et rencontra son propre regard, sans sombrer dans la folie. Le père mourant reconnut son fils mort. Quatre décennies les séparaient qu’estompaient pudiquement, chez l’un, l’état cadavérique, chez l’autre, l’ardente illumination de la révélation. « Notre monde visible est sans cesse pénétré par l’autre, invisible. » geignit le malade, « je savais que tu viendrais. Je t’attendais.»

Miné par le suicide de son fils paraplégique, le père l’avait appelé à lui pendant ses nuits de fièvre ; il avait prononcé son triple nom qui signifie battant, hasard, hérédité. Il l’avait convoqué afin qu’il l’aidât à commettre à son tour un acte imbécile et brave. Il lui avait suffi de laisser libre cours à sa fantastique imagination, d’user une dernière fois et, cette fois pour lui-même, des pouvoirs occultes qu’elle confère ; d’une façon assez littérale, il avait donné vie à une créature mystique ; il l’avait façonnée en rêve. Et voici que ce nouveau Golem avait mû sa matière inerte, avait trouvé la porte de la chambre de son créateur, était entré, s’était penché vers lui et l’aidait à présent à se lever de sa couche.

Le mort nu prit le vieil insomniaque par la main, lui ôta la tunique débile qui le vêtait, et le guida vers la nuit béante. Parce qu’il avait soif de nuit, le vieil homme but à grandes lampées telle une bête essoufflée qui happe de l’air. La voûte céleste miroitait à la surface du lac ; au loin, les montagnes mêlaient leurs silhouettes vagues au souvenir d’une ascension vertigineuse ; le froid intense glaçait les chairs vivantes comme les chairs mortes, cristallisant leur connivence.

Usant de la solennité qui sied aux rituels kabbalistiques et de toute la magie de son verbe, le père avoua à son fils son dessein fantastique, ainsi que le rêve qu’il avait fait de lui pour l’accomplir. Ensuite, il ôta du poignet de la créature le bracelet qui portait le nom tronqué. Le rêve et la créature prirent fin.

Bientôt, on n’entendit plus que le souffle d’un mourant allant s’amenuisant jusqu’au moment où parut au sommet de l’astre renaissant un rayon vert, un présage ; une âme régénérée, une âme réconciliée venait de quitter ce monde.

Elle emportait les humeurs et les songes échappés de leur enveloppe corporelle, et rejoignait la cohorte des âmes en route vers le monde d’après. Ô monde rêvé des fous et des poètes, où se mêlent le visible et l’invisible, toute une cosmogonie de créatures étranges nourries à la vie terrestre et aux rêves des humains, sans mémoire mais riches de potentialités, ombres assagies, captives d’un drôle de silence, contemplant leur luminosité déclinante, puis soudain, devenues pures pensées redécouvrant leur puissance, à partir de rien se réinventant, attisant l’étincelle de génie qui enflamme pour l’éternité l’imagination des mortels.

 

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