Le tourment de l’inconnu

 

 

Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnage mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ?

Le noir, total et froid, qui m’enveloppait, brouillait mes sens et m’isolait complètement, me privant de repère telle une tempête de neige sombre. Mais je ne m’y trompais pas, ou plus, si je voulais être précis. Les ténèbres qui m’entouraient ne m’étaient pas hostiles, pas encore du moins.Pour l’instant je m’y sentais à l’aise, elles faisaient de toute façon partie intégrante de ma vie, et ce, d’aussi loin que je puisse me souvenir. Je ne pouvais m’en séparer, pour le meilleur comme pour le pire.

Une nouvelle journée débutait – à moins qu’il ne s’agisse de la soirée ? – et j’étais prêt à exécuter le travail qui m’incombait. Les muscles de ma mâchoire se crispèrent involontairement. Exécuter. Le terme était parfaitement adapté.

Alors que j’entamais ma tournée machinalement, laissant parler ma moelle épinière pour toutes les actions routinières que j’effectuais, je laissais mon esprit vagabonder. Cela arrivait de plus en plus souvent, et je ne savais s’il s’agissait d’une bonne ou d’une mauvaise chose. Une seule chose était certaine : dans le cadre de mes tâches, cela n’était vraiment pas conseillé…

Les murs de béton me glaçaient toujours autant les os, atteignant même jusqu’à mon âme, si tant est que j’en disposais toujours d’une… L’écho de mes pas dans ce couloir semblant sans fin paraissait assourdissant. Je ne m’y étais toujours pas habitué, et je doutais fortement de pouvoir y arriver un jour. Une réflexion soudaine me vint à l’esprit, et tandis que je me dirigeais vers le lieu de mon prochain rendez-vous en agissant mécaniquement, un souffle court s’échappa de mes narines, car je me rendis compte que je ne me souvenais même plus depuis combien de temps je travaillais ici. Chaque jour étaient identiques, car rien ne venait les différencier. J’effectuais les mêmes trajets, avais affaire aux mêmes types de personnes, qu’avec l’habitude je ne m’amusais même plus à essayer de catégoriser ou de deviner ce qui pouvait bien les avoir amenés ici. Rien ne me sortait de ma torpeur et du vide qui s’emparait de moi un peu plus chaque jour. Au début, pourtant, j’avais essayé de le combler, mais tout me ramenait à ma condition et me faisait à nouveau plonger dans mon mutisme.

Une dizaine de mètres encore à parcourir de mon pas trainant et j’attendrai enfin la première porte. Rien d’anormal à première vue, le calme régnait toujours en maitre. La lampe située au-dessus de l’entrée diffusait, faiblement, son aura verte tout autour d’elle, et le lourd cadenas en sertissait bel et bien la serrure.

Tandis que je prenais une profonde inspiration, me préparant au pire quant à ce que pouvais renfermer cette pièce, mes doigts cherchèrent mon passepartout accroché à ma ceinture. Une fois trouvé, je lui fis faire un tour au trousseau sur le bout de mon index et l’inséra avec l’étrange douceur qui caractérisait à chaque fois ce geste. Ma main gauche saisi la poignée et la lourde porte métallique pivota sur ses gonds.

Dans la pièce, agréablement éclairé comme toujours, se trouvait un jeune homme, tout au plus vingt-cinq ans, à l’air effrayé et aux traits tirés. Élégamment vêtu, il ne faisait pas honneur à ce qu’il portait, tant sa posture dégingandée le rendait désagréable au regard, comme à l’étroit dans des habits qui ne lui appartiendraient pas.  Il ne me suffit que d’une fraction de seconde pour savoir à quel profil j’avais à faire. Il s’agissait très certainement du plus courant, mais aussi et surtout d’un de ceux pour lesquels j’éprouvais la plus grande aversion. Principalement pour des raisons personnelles, son comportement étant relativement… banale à vrai dire. Il allait me faire perdre du temps, et peut être même arriver en retard à mon prochain rendez-vous ! Mais ce qui m’irritait au plus haut pointétait sans conteste le vacarme et la scène qu’il allait provoquer.

Sans perdre une seule seconde, il me demanda qui j’étais, et ce que je lui voulais, tout en reculant vers le fond du local tel un animal apeuré.

— Viens avec moi. Lui lançais je, une pointe d’impatience dans la voix.

A nouveau il esquissa un mouvement de recul et bientôt son dos heurta le mur du fond.

— Nous devons y aller maintenant, si tu le désires nous pouvons parler ensemble le long du chemin.

Par expérience je savais qu’amorcer un dialogue avait tendance à les calmer et les rendre plus docile.

— Où est ce que l’on va ? Qui êtes-vous ? balbutia-il. Sa voix était emplie de larmes et chevrotante, ce qui la rendait désagréable à l’oreille. A n’en pas douter, la journée allait être longue.

— Nous n’avons pas le temps, viens avec moi maintenant et je te promets de répondre à tes questions dans la limite de mes connaissances, – je laissa volontairement un court silence s’installer pour appuyer mes propos – je m’appelle James au fait.

Je tournai les talons pour rejoindre le lieu de livraison sans me soucier du jeune homme. Après avoir effectué une douzaine de pas, je l’entendis, exactement comme je l’avais prévu, sortir de sa geôle et me suivre à bonne distance. Il était très certainement trop terrifié à l’idée d’y rester seul, la porte grande ouverte. Après quelques dizaines de secondes il se décida enfin à me rattraper, accélérant le pas tout en conservant sa démarche maladroite. Il était en sueur, pâle, et son regard hagard allait de pair avec les tremblements qui secouaient son corps dans son entièreté. Je savais que ce que je redoutais allait arriver. Et quelques instants plus tard, j’eu la preuve que je ne m’étais pas trompé.

— Pourquoi suis-je ici ? Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ? Que va-t-il m’arriver ?

Un torrent de questions me percuta de plein fouet, sans me laisser une seule seconde derépit pour pouvoir répondre. J’étais condamné à écouter son plaidoyer larmoyant jusqu’à son terme. Mais très vite il passa à une autre phase, tout aussi pénible.

— S’il vous plait aidez-moi, ne me laissez pas. Vous semblez être un homme juste et bon, vous voyez bien que je n’ai rien faire ici ! Que voulez-vous en échange ? Regardez-moi, j’ai de l’argent, beaucoup d’argent !

Tôt ou tard les gens de sa trempe finissait toujours par en arriver à la négociation. Femmes, argents, pouvoir, biens immobiliers, voitures, et même enfants… Mais aucune de ces propositions ne m’intéressait, et aucune ne les sauverai jamais.

Ma réponse est toujours là même face à ces vaines tentatives de corruption.

— Il n’y a rien que vous ne puissiez m’offrir qui ne pourrait m’écarter de ma mission. Je dois vous conduire ailleurs, et c’est ce que je ferai, par tous les moyens nécessaires.

Avec la plupart des individus auxquels j’avais à faire, cette phrase lourde de sens, tranchante comme un couperet et résonnant froidement telle glas, parvenait à calmer le jeu. Parfois il me fallait utiliser la force, mais cette fois ci il me sembla résigner et devint docile très vite.

Nous parvînmes enfin à destination, j’ouvris la porte avec empressement et lui demanda poliment de bien vouloir entrer. Il parut surpris en remarquant que la pièce dans laquelle il venait de mettre un pied était l’exacte réplique de celle qu’il avait quittée quelques minutes auparavant. Sa bouche s’entrouvrit, mais je lui fis un signe du menton,afin de réitérer ma demande, coupant court par la même occasion au flux ininterrompu de questions dont il allait me submerger.

— C’est ici que nous nous quittons. Je ne sais pas ce qui vous attends, mais si je peux vous donner un conseil, faites la paix avec vous-mêmes.

Devant sa mine sombre je fermai la porte, et fis tourner mon passepartout deux fois dans la serrure.

Prochain rendez-vous, même routine. Toujours ces mêmes murs de béton nus et aseptisés, cette même lumière blafarde et ce satané silence de mort.

J’étais à nouveau seul avec mes pensées, je tentais de les maintenir enfouies au plus profond de moi, les empêchant de tout mon être de remonter à la surface. Je souffrais trop si je pensais à cette situation, je voulais simplement ne plus devoir combattre ces images mentales parasites. Mes réflexions furent interrompues par l’éclat émeraude qui s’échappait de son écrin de verre.

Profonde inspiration et…

Un homme portant une simple tunique aux manches exagérément longues semblaient m’attendre presque… sereinement, là, assis au milieu de la pièce. Après de longues secondes, il daigna enfin ouvrir les yeux. Il posa sur moi un regard neutre et dénué de toute frayeur. Ses yeux à l’iris gris, presque blanc, me fixait sans aucune animosité. Il se leva et je pus observer sa longue barbe d’un blanc éclatant, qui contrastait agréablement avec sa peau mate. Je pouvais clairement lire en lui une quiétude quasi-totale. Cette fois, je tenais un client tranquille et certainement agréable.

— Bonjour, si vous voulez bien me suivre.

Il se releva avec souplesse et s’engagea à ma suite sans dire un seul mot ou mimer le moindre geste. Durant un certain laps de temps aucun de nous deux ne parla, mais c’est finalement lui qui décida de briser le silence.

— Je ne vous en veux pas vous savez ?

Je fus étonné, agréablement cette fois ci, et décida de lui répondre sur un ton tout aussi apaisant que le sien.

— C’est très aimable de votre part. Pour être honnête je ne suis pas très habitué, compte tenu de ma fonction, à recevoir ce genre de compliment. Voulez-vous discuter avant d’arriver à destination ?

— Non, c’est vraiment gentil, mais je suis en paix avec moi-même et n’ai pas peur de ce qui va arriver. Cela doit se passer, et personne ne pourra rien y changer. J’ai fait des choses horribles dans ma vie, mais il y a aussi eu du bon, l’heure est à présent venue de répondre de mes actes. Mais quoiqu’il puisse m’arriver, j’ai bien vécu, et je suis en accord avec tous mes choix.

Nous n’avions rien d’autre à ajouter, alors nous avons évoluer dans le silence le plus total jusqu’à la toute fin. Mais cette fois ce silence n’était pas horrible et collant au point de m’empêcher de respirer, mais doux et rassérénant.

Juste avant d’enfermer le vieil homme, je le vis hocher de la tête et prononcer de façon muette un merci que je savais sincère.

Cette rencontre avait allégé le fardeau qui pesait sur mes épaules. Mais j’étais las et fatigué, d’autant plus que je savais que cette petite bulle d’oxygène allait très vite se retrouver noyée dans l’océan de gaz nocif dans lequel je naviguais depuis maintenant beaucoup trop longtemps.

Troisième étape, qu’allait encore bien pouvoir me réserver comme épreuve cette prochaine entrevue ? J’en étais désespéré d’avance, mais il était l’heure de remplir mon devoir.

Dans un coin opposé à l’entrée dans laquelle je me tenais, se terrait une personne de très petite taille. Ses bras entouraient ses maigres jambes, et je découvris sous une tignasse sauvage le visage juvénile mais couvert de crasse d’un enfant. Il s’agissait d’un petit garçon qui ne devait pas encore avoir fêté son cinquième anniversaire.A ma vue il se leva prestement, visiblement sous le choc de ma présence, comme s’il n’avait pas entendu le grincement que j’avais provoqué lors de mon arrivée. Il fallait absolument que j’évite qu’il se mette à paniquer.

— Bonjour mon grand, tu veux bien me suivre s’il te plait ?

Je détestais cela, et par conséquent n’avais jamais trop su comment aborder les enfants. Malgré tout, j’employais un ton que je voulais chaleureux et amicale. Il faisait réellement peine à voir, et par chance il sembla se montrer conciliant. Sa voix enfantine réveilla une partie de moi que je pensais morte depuis longtemps.

Il se tordait les doigts, aux ongles parfois manquants, nerveusement et semblait vouloir se fondre dans le mur pour ne faire plus qu’un avec le ciment afin de disparaitre.

— Monsieur… où sont mon papa et ma maman ?

Sa bouche au dents noires et éparses, se tordit en une moue à la tristesse sidérante.

— Je ne sais pas, mais on ne peut pas rester ici, viens avec moi, je ne te ferais pas de mal.

Il se décolla de la paroi et regarda autour de lui. Il se rembruni, en proie au doute quant à ce qu’il devait faire, mais se ravisa et entreprit de me suivre.

— Monsieur… j’ai peur… vous êtes un méchant ?

Je ne pu retenir un soupir gorgé d’impuissance.

— Je ne pense pas mon grand, je dirais que ça dépend de la personne que je rencontre.

Je n’étais pas tout à fait certain d’être du bon côté, si tant est qu’il y en avait encore un. Il ne parut pas entièrement satisfait de la franchise de ma réponse, mais s’en accommoda. Le reste du trajet se termina dans le silence encore une fois. Mais cette fois, je cherchais des mots pour le réconforter. Rien ne vint. Je ne pouvais pas lui mentir, et j’aurais été bien incapable de lui dire la vérité, effroyable, qui me renvoyait sans cesse à mes propres démons.Il s’était rapproché de moi, un peu trop d’ailleurs, mais cette fois je me sentais bien à ses côtés. La sensation n’était pas la même que lors de mon rendez-vous précédent, car ici c’était la peur qui dominait, plus que toutes autres émotions chez cet enfant. Mais je me sentais simplement… bien.

Accompagné.

Pour la énième fois j’ouvris la cellule, et demanda au garçonnet de bien vouloir y prendre place. Je m’autorisais un contact physique passant ma main dans ses cheveux pour le faire avancer. Il ne rechigna pas. Il y prit place et se retourna vers moi avant que je l’isole à nouveau. Mon cœur se serra tellement fort dans ma poitrine que j’en eu le souffle coupé. Ce petit bonhomme se tenait debout, ses longs doigts maigres toujours en pleine lutte, et me fixait du regard. Ses yeux humides allaient bientôt laisser s’échapper de nombreuses larmes, mais avant cela, il me fit un signe de la main tandis que la porte grinçait sur ses gonds et m’adressa une dernière parole.

— Monsieur… vous êtes un gentil.

A nouveau j’étais seul. Mais cette fois je ne pouvais plus avancer, j’étais comme tétanisé, vidé de toute volonté. Je n’arrivais plus à supporter toute cette souffrance et cette misère humaine. Je tombai accroupi, mes jambes se révélant incapables de supporter plus longtemps le poids de mon corps. Ce dernier me trahissait, tout comme mon esprit. Ma raison commençait à se déchirer tel un voile de soie, à s’étioler pour former de longs filaments semblables aux ténèbres qui m’entouraient. J’exécutais cette valse absurde au travers de ces couloirs dénués de vie depuis bien trop longtemps. Et tous ces gens…

Non, je me mentais à moi-même. Il s’agissait précisément de cela, cette terrible boule formée au creux de mon estomac et que je me refusais à laisser ressortir.

Un violent hoquet me secoua l’échine, et mes yeux s’embuèrent de larmes.

J’entendais encore résonner dans mon crane, courant presque sous ma peau,cette question que l’on m’avait posée à maintes et maintes reprises :

Où est ce que vous m’emmenez ?

De chaudes larmes perlaient le long de mes joues pour aller mourir dans les commissures de mes lèvres, y déposant leurs saveurs salées prononcées.

Mourir… Salées…

J’éclatai d’un rire franc et décomplexé, presque fou !

Après être resté un certain temps dans cet état d’euphorie malsaine, je repris enfin mes esprits, me remis sur mes jambes, épousseta mes habits et les ajusta avec vigueur pour que tout soit bien en place.

J’avais un travail à exécuter.

Mon visage se recouvrit à nouveau de son masque impassible et je partis en direction de mon prochain rendez-vous.

Certains la craignent et la redoute, d’autres l’attendent sans appréhension particulière, et plus raresont ceux qui la recherche. Mais tous ont ce point commun de pouvoir atteindre ce que je n’aurais probablement jamais l’honneur de connaitre.

Comble de mon malheur, moi, l’émissaire de la mort, le porteur de sa funeste voix, j’envie au point de me torturer l’esprit depuis des cycles et des cycles,le sort, et surtout le savoir, de toutes ces personnes que j’accompagne.

Moi, le passeur, détruit par cette incertitude qui me ronge et à laquelle je n’aurais certainement jamais de réponse : Qu’y a-t-il après ce monde que nous connaissons ?

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