Ce genre de monde

 

Une phrase étrange résonnait en son âme : « Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ? ».

D’où sortait-elle ça ? Encore un de ses songes mêlant effondrement de notre civilisation et histoire d’amour. Angélica ne s’attarda pas sur ses pensées chimériques, elle préférait se réveiller avec du concret. Elle se remémorait la soirée de la veille. Malgré la cause morbide de ces réunions, elles étaient devenues un rendez-vous hebdomadaire au délicieux goût de sororité : « Nous sommes la voix de celles qui n’en ont plus », « Violeur, tueur, agresseur, à ton tour d’avoir peur », « Le féminisme n’a jamais tué personne, le machisme tue tous les jours », « On ne nait pas femme, mais on en meurt ». Les slogans défilaient dans son crâne, comme des escarres grignotant son cœur. Quand cette bataille prendrait-elle fin ?

Elle s’autoproclamait féministe depuis trois ans. Son combat était bien plus ancien, mais elle avait mis une éternité à le nommer avec justesse. À l’adolescence déjà, elle luttait pour avoir les mêmes droits que ses homologues masculins. Elle se comportait comme un homme et exigeait qu’on ne la juge pas pour autant. Elle n’appelait pas ça du féminisme, mais du bon sens.

Angelica était parcourue de sentiments mitigés lorsqu’elle se remémorait sa jeunesse. Un salmigondis de joie, d’expériences insolites et de domination masculine. Impossible d’énumérer le nombre de types qui avaient eu des attitudes misogynes, harcelantes ou traumatisantes à son égard. Et elle ne connaissait aucune femme épargnée par cette triste réalité. Qu’est-ce qu’elle avait changé, avec les années. Elle s’était radicalisée, et elle n’avait pas honte de le dire. Elle ne cherchait pas à prouver qu’elle aimait les hommes : comme les antiracistes n’avaient aucun besoin de préciser qu’ils avaient des amis blancs, elle se sentait au-dessus de ces conneries. D’origine caucasienne, elle luttait d’ailleurs aussi contre la xénophobie, et personne ne trouvait ça surprenant. Alors pourquoi le féminisme lui revenait-il toujours en pleine tête ? Elle entendait très souvent cette phrase, de la part de la gent masculine : « Je ne peux pas être féministe parce que je suis un homme. » Depuis quelque temps, elle y répondait inlassablement par la même question : « Es-tu antiraciste ? » et les hommes blancs comme linge, jaunes ou beiges, lui rétorquaient systématiquement : « Bien sûr, mais c’est pas pareil. »

« C’est pas pareil », « C’est différent », « C’est pas comparable », « C’est pas si grave »… Angélica était fatiguée de cette absence d’empathie, de cette volonté de ne pas comprendre. Alors, elle luttait. Dans sa vie professionnelle, dans sa vie amoureuse, dans sa vie sexuelle. Elle ne voulait rien lâcher. C’était parfois épuisant, mais la plupart du temps, ça la galvanisait. Son existence était organisée autour de ce but absolu : faire en sorte qu’un jour, les femmes ne soient plus les joujoux des hommes.

L’esprit encore embrumé par ce rêve bizarre, elle se prépara un thé et lança la chronique quotidienne de Guillaume Meurice. Elle l’écoutait se foutre de la gueule des racistes, lorsqu’elle posa les yeux sur la vidéo. Il portait de curieux vêtements : une sorte de décolleté assez discret et classique, mais sur lui, ça n’avait rien de banal. Son visage aussi, semblait transformé, peut-être plus émacié que de coutume. Angelica colla son nez à l’écran. Elle s’étrangla dans son thé, il portait du mascara. Pourtant, son billet n’abordait pas le féminisme. Aucune raison qu’il se farde d’une telle manière. S’était-il produit un événement dont il voulait parler sans dire mot ? Elle regarda les actualités ; rien de nouveau sous le soleil brumeux. Mais en continuant ses recherches, elle tomba sur une tripotée d’images singulières. La première fut une photo de Michelle et Barack Obama, tous deux portant du rouge à lèvres et des robes à paillettes. Aucune mention de leurs tenues dans le titre de l’article du Monde, simplement : « Les Obamas font leur retour avec un discours remarquable. » Poutine était toujours vêtu de costards, mais les associaient à des talons de 10. Merkel semblait être restée Merkel, tandis que Trump avait disparu de la toile médiatique. Macron n’était plus président, Taubira tenait les rênes du royaume français. Comme dans beaucoup d’autres pays, les femmes avaient envahi le paysage politique à de très hauts postes : sur les 197 pays reconnus, 104 semblaient être gouvernés par des individus de sexe féminin. Plus de la moitié. Angélica éplucha les news : n’y avait-il aucune information sur cette transmutation mondiale ? À quand remontait-elle, d’ailleurs ? Elle ne trouva rien, comme s’il en avait toujours été ainsi. Prise d’une peur incompréhensible, elle alla sur Arte radio pour écouter « Un podcast à soi », une perle féministe dont elle ne se lassait jamais. Elle tomba effectivement sur des épisodes, mais eux aussi, avaient changés : on y parlait avec intelligence d’amour et de sexualité. Mais aucune allusion aux rapports hommes-femmes. Elle tapa le mot « féminisme » dans sa barre Google. Alors que la veille, le moteur de recherche lui proposait plus de 5 000 000 de liens, il indiquait à présent « Aucun résultat de la recherche ». Une vague d’angoisse submergea Angélica. Il fallait qu’elle sorte. Elle avait besoin d’air. Son thorax se comprimait. Son bas ventre brûlait.

Dans la rue, les gens étaient étranges. Ils ne se comportaient pas comme d’habitude. Angélica n’arrivait plus à discerner les genres en un coup d’œil. Elle vit éclater d’un rire charmeur ce qu’elle croyait être un homme. Minaudant du regard, il se tenait assis face à une femme, en terrasse de café. Elle avait les jambes écartées et une main nonchalamment déposée sur son sexe. Plusieurs hommes portaient des robes. Beaucoup de femmes n’étaient pas maquillées. Les cheveux des premiers étaient généralement plus longs, ceux des secondes plus courts. Angelica ne fut dérangée par aucune remarque, par aucun regard masculin. Elle se rendit à l’endroit où elle avait collé des affiches la veille. Plus une trace. Sa tête chavira. Les pensées valdinguaient dans son encéphale. Elle fut soulevée par une intense nausée, partant de la plante des pieds pour inonder son corps entier. Vertige. Sa vue se fit trouble. Elle ne distinguait plus les passants, seulement des taches blanches piquées de deux points noirs à la place de leurs yeux. Elle tanguait, se prenait les murs, tentait de s’agripper à la brique. Elle vomit sur l’asphalte. Tout doucement, les couleurs réapparaissaient. Un individu, homme ou femme, elle n’en savait rien, s’approcha d’elle :

« Et bien, ça ne va pas ? Vous avez besoin d’aide, madieur ? »

« Madieur ? Je ne m’appelle pas Madieur. »

L’individu explosa de rire :

« Oui, ça je m’en doute ! Vous voulez que j’appelle l’ambulance ? »

Angelica était larguée. Mais il lui semblait qu’elle avait affaire à un homme aux cheveux longs et blonds décolorés.

« Vous êtes un homme, n’est-ce pas ? »

Il rit à nouveau, les yeux fixés dans les siens, mais un sourcil plus haut que l’autre :

« Euh… c’est-à-dire ? »

« Quoi « c’est-à-dire ? » Ben vous avez un pénis, quoi ! »

« Oui, mais qu’est-ce que ça peut bien vous faire ? Je ne viendrais pas vous demander si vous portez votre vagin, moi ! C’est tout de même un peu déplacé… »

« En quoi ma question est impudente ? Vous avez un pénis et j’ai un vagin, voilà tout. C’est juste naturel. »

« De quel naturel parlez-vous ? »

Angelica le toisa avec effarement. Était-il complètement stupide ? Son intuition n’allait pas dans ce sens. L’homme avait l’air éveillé, alerte, et même s’il semblait actuellement déconcerté, il se montrait affable. Voyant qu’Angelica restait sans voix, il continua, sincèrement désireux d’éclaircir son lampion :

« Oui, j’ai décidé de le porter pour la journée, ça ne veut pas dire que je ne changerai pas ce soir. »

« Changer quoi ? »

« Ben mon pénis ! Vous êtes sûre que vous ne voulez pas que j’appelle les urgences ? »

Un impétueux jet bondit de la gorge d’Angelica. Elle ne pouvait contrôler ses vomissements, tant son incompréhension était immense.

L’homme se pencha vers elle, lui agrippa la main d’un geste respectueux. À la fois bourreau et guérisseur.

« Je dois m’asseoir », réussit-elle à prononcer entre deux secousses de son diaphragme.

L’inconnu se proposa de lui servir de canne, l’aida à s’asseoir, puis pris place à côté d’elle.

« Qu’est-ce qui vous arrive ? Je sais qu’on ne se connait pas, mais si je peux faire quelque chose pour vous aider… »

Angelica se sentait un peu mieux. Cet homme la rassurait, il semblait résolument prévenant.

« Oui, je pense que vous pouvez m’être d’une grande utilité. Mais cela risque de durer des heures… Avez-vous un peu de temps devant vous ? »

L’inconnu s’appelait Micha. Angelica lui posa une foule de questions, tâchant toujours de ne pas paraître trop aliénée, malgré son état de choc. Elle semblait désorientée, mais ne tombait pas dans la folie. Ses propos restaient cohérents, Micha ne fut pas effrayé par ses interrogations. Au contraire, Angelica attisait sa curiosité.

Cette société n’était définitivement pas dictée par les mêmes règles. Ici, pas de sexe masculin ou féminin. La bipartition genrée, pot de colle de l’univers originel d’Angelica, fardeau qu’elle s’était trimballé toute sa vie, dont elle s’épuisait à remuer les chaînes sans pouvoir les briser, n’existait pas. Dans ce monde, tous pouvaient enfanter, faisant enfin disparaitre le complexe de maternité qui pour Angelica était à l’origine de la misogynie. L’universalisme de la domination masculine n’avait aucun fondement. Idem pour le féminisme. Les individus naissaient humains, et ça s’arrêtait là. Ils avaient la capacité de choisir : en fonction de leurs humeurs, ils pouvaient porter un sexe féminin ou un sexe masculin. Il leur suffisait d’y penser, et l’organe désiré prenait forme. Un peu comme la pression exercée sur sa vessie dans le but d’uriner, ou une soudaine envie de loucher. Rien de plus normal, pour Micha. Angelica buvait ses paroles, aussi sirupeuses qu’un élixir d’amour.

On s’habitue vite aux ascensions, qu’elles soient sociales ou genrées. Angelica prit le pli de sa nouvelle existence en seulement quelques jours. Elle était souvent rattrapée par de vieilles habitudes, qu’il s’agisse de sa façon de se comporter ou celle d’appréhender autrui. Elle dénotait, et ses amis, qui dans sa réalité passée la trouvaient souvent trop radicale, lui faisaient désormais remarquer ses loufoqueries. Ils en riaient, appelaient ses propos incohérents des « Angelicades ».

Son tempérament curieux l’avait menée, dans son ancienne vie, à effectuer des recherches sur la composition du cosmos. Elle s’était passionnée pour la théorie des cordes. On y expliquait que l’univers était constitué d’une infinité de cordes, dont chacune d’entre elles pouvait émettre de minuscules vibrations. À la manière d’innombrables harpes, l’univers vrombissait d’une symphonie cosmique, résonnant de toutes les cordes qui le composaient. Dans le monde natal d’Angelica, il existait trois dimensions. La théorie des cordes avançait deux hypothèses : celle d’une infinité d’univers parallèles pouvant se chevaucher et celle de dimensions supplémentaires dans chaque univers. C’était donc ça. Elle avait atterri dans une autre réalité, régie par d’autres lois. La quatrième dimension se caractérisait-t-elle par l’absence de genre ? C’était l’explication la plus plausible.

Elle resta focalisée sur cette conclusion pendant de longs mois, jusqu’à ce qu’un autre élément, plus discret mais non moins important, lui saute aux yeux : elle était entourée de zèbres, plus communément appelés surdoués. Peut-être, était-ce le fondement de cette autre dimension ? Ses compatriotes étaient plus justes, ils avaient un rapport à la société, aux règles, aux animaux, à la conscience, qu’on qualifiait d’atypique dans l’ancien monde. Ici, l’hypersensibilité et l’empathie exacerbée étaient la norme. Les changements de sexes paraissaient donc logiques : complexité impensable dans une réalité en trois dimension, mais intrinsèque à la quatrième. Les cerveaux étaient naturellement constitués pour accueillir une telle transformation morphologique. Aimer tous les corps, ne plus classer hâtivement ses semblables, surtout, ne plus avoir besoin de simplifier les classifications, être capable de ressentir instinctivement ce que ressentait autrui… C’était limpide pour les esprits tigrés. Oui, cette quatrième dimension se caractérisait sûrement ainsi : peuplée d’individus à la sensibilité décuplée et à la complexité atavique. Ils partageaient une lecture plurielle du monde, mais dont la spécificité, propre à chacun, était entendue par tous.

Les codes relationnels, aussi, s’en trouvaient changés : moins de politesse, plus de franchise, et surtout, davantage de justice. Comme partout, il y avait des antipathiques et des aimables. Mais ce monde s’était organisé autour d’une autre dynamique, celle de la sensibilité, et non de la productivité. Angélica, qui avait entendu toute son existence : « tu vis dans un monde de bisounours », ne se fit pas prier pour s’empiffrer de miel arc-en-ciel.

Un sentiment d’émerveillement avait éclos. Heureuse et effarée, Angelica passait son temps à photographier ou à filmer cette réalité, comme pour en cristalliser sa véracité. Elle n’était pas folle, les images s’accumulaient, les vidéos se multipliaient. Son entourage s’en amusait, sans comprendre cette fascination pour les banalités du quotidien. Mais elle s’était découvert une nouvelle passion : le cinéma.

En quatre ans, elle avait envahi la sphère cinématographique, pour devenir l’une des réalisatrices les plus appréciées de son époque. On l’appelait désormais « la graine prodige ». Son style envoûtait, son regard questionnait, son approche dénotait. Elle s’amusait à détourner ses souvenirs du monde d’avant, pour créer des univers qui fascinaient ses contemporains. Personne ne comprenait de quelle galaxie elle venait, mais elle avait le pouvoir d’y embarquer pléthore de voyageurs.

Épuisée par ses journées de travail, elle s’endormait souvent en moins de trois minutes. Ce soir-là, elle s’allongea et entendit résonner la phrase : « Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ? ». Elle eut l’impression qu’un fusible avait pété dans son thalamus. Sans jamais y avoir repensé, elle n’avait pas oublié cette obscure sentence. Elle sut que le jour se lèverait dans le monde d’hier. Elle s’en doutait depuis le début. Pour une raison aussi énigmatique que son basculement dans cette dimension, elle avait l’intime conviction qu’un avenir l’attendait dans le passé. Elle s’en était prémunie : ses années de récolte d’informations, d’images et de représentations n’avaient pas pour unique but son amour de l’art. Dans son obsession de capturer la réalité, elle avait emmagasiné des preuves. Puis, elle s’était débrouillée, grâce à sa notoriété et à la fascination qu’elle inspirait, pour acquérir un bunker dans une zone imperméable à la théorie des cordes. Il n’en existait que 7 dans le monde. C’étaient les véritables merveilles du monde, seuls lieux où les couches du réel ne se superposaient pas les unes aux autres. Toutes ses preuves y étaient enfermées, scellées, protégées. Les fichiers audiovisuels en formats originels, sans compression ni retouche, ne pourraient être considérés comme des images trafiquées. Impossible de réfuter leur véracité.

Demain, elle se réveillerait dans une société morbide, mais elle possèderait la preuve tangible qu’une réalité égalitaire était possible. Un monde dans lequel ni les féminicides, ni la crise de la masculinité n’existaient. Un monde imparfait, cabossé, complexe, mais dans lequel le panurgisme misogyne et raciste n’avait aucune place.

 

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