La forêt aux ombres

 

 

Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon se déclinaient-elles avec tant d’incidence ? Décrivant un quart de cercle au-dessus de la forêt funeste, l’angle chatoyant de cette chevelure aussi belle que mortifère se courbait pour darder ses rayons noirs du zénith à la ville en sursis. Plus implacable qu’une armée d’hoplites en marche, les lances droites et fières étaient prêtes à amener le chaos sur les gratte-ciels qu’elles frappaient de leurs larges taches diffuses, coups de semonce inutiles de l’assiégeant végétal : tous avaient déjà fui aux premiers signes d’inclinaison des irisations sombres, annonciateurs de l’assaut des racines déchaînées.

–     Les ombres restent calmes, nota Loïc.

La bataille n’aurait pas encore lieu. Il posa les jumelles, et sans un mot retourna près du camp de fortune installé plus bas sur la colline, me laissant seul la contemplation du paysage surnaturel qui était en train de révolutionner le monde. Je continuais à observer de longues minutes les silhouettes gardiennes qui erraient à l’orée du bois, translucides dans la pénombre malgré le ciel azur, puis redescendis le chemin de terre pour retrouver la bande.

S’il était une certitude que nous autres, humains, avions acquise sur l’Arbre, c’était que la dizaine de kilomètres qui séparaient encore les tours de béton et d’acier du Pandémonium où flottaient les étranges spectres ne tiendrait que trois ou quatre heures, cinq tout au plus. Avant que la fin n’emportât tout, avant que les vagues vertes n’ensevelissent les vestiges de notre civilisation, nous étions une poignée d’inconscients que l’impuissance avait jetés ensemble sur la plage des au revoirs pour assister à l’apothéose de nos vies.

–     Je suis Franck, me salua un nouveau visage émacié lorsque je déboulais au milieu de la cour de ferme où siégeait le camp.

–     Enchanté.

–     Et t’es… ? m’invita-t-il à continuer, la voix rocailleuse.

–     Quelle importance ?

Franck haussa les épaules et chercha ailleurs une bouche plus loquace pour l’aider à s’intégrer au groupe. Le luron espérait trouver une solidarité que je savais illusoire et surtout, éphémère. Je n’avais pas assez de force pour la gaspiller à tisser de ces amitiés factices qui duraient uniquement le temps des vaches grasses pour s’étioler aux premières tempêtes.

Comment croire en cette troupe disparate que rien ne rapprochait ? Wally et Amira étaient les seuls à qui j’accordais une certaine confiance, bien que les qualifier d’amis eût été excessif : l’attirance que j’avais pour le beau brun musclé biaisait mon jugement ; Alan l’Américain était trop jovial pour être fiable – qui dînait à toutes les cours n’était fidèle à aucune ; Loïc ne nous avait rejoint que parce qu’il était sans nouvelle de son frère parti photographier le danger ; Julie, banquière hautaine des beaux quartiers, était trop éloignée de mon univers pour susciter ma sympathie. Pourtant, à l’aube du monde d’après, nous étions réunis dans cette ferme au milieu des vergers d’Ile-de-France, épuisés pour certains, excités pour d’autres, tous rassemblés par l’instinct grégaire des hommes qui puisaient dans la drogue de ses semblables le réconfort nécessaire pour affronter la réalité des fantômes étranges aux yeux perçants.

–     RIP ton frère, compatit Franck en apprenant l’histoire de son interlocuteur.

–     RIP mon cul, grogna Loïc en écartant la main devenue malvenue par son manque de tact. Il n’est pas mort, je te signale.

–     Allons, allons !

L’Américain s’était joint à leur conversation, impressionnant par sa capacité à caqueter dans la plus désespérée des situations, comme s’il philosophait dans un salon mondain de Manhattan et non pas assis sur un baril qui puait l’essence, le ventre vide, entre deux corps de ferme et trois pommiers rabougris. L’accent fort mais la grammaire parfaite, il gesticulait beaucoup tout en essayant de convaincre le nouveau-venu que la calamité végétale qui avait englouti le tiers du globe était sans doute l’œuvre des extraterrestres.

Alan déblatérait ses théories depuis un certain temps quand Wally siffla pour le faire taire. Un peu en contrebas, trois fourgons militaires s’était garés et une cohorte commençait à monter le chemin pentu menant jusqu’à nous. Au-dessus d’eux, les déclinaisons noires mordant le bleu du ciel planaient tel un mauvais présage sur la moitié du firmament.

Quand la péninsule ibérique avait été submergée, on avait espéré que les Pyrénées pussent arrêter la forêt, comme si quelques montagnes suffiraient là où l’Atlantique entier avait échoué. Les racines avaient fini par passer, chassant les réfugiés jusqu’au nord de la Loire et provoquant la chute de l’Etat impotent. Depuis, l’anarchie régnait et nul ne savait plus qui contrôlait l’armée. Ce fut donc avec l’inquiétude des jours sans vent que nous attendîmes les militaires.

–     On ne serait pas là comme des lâches si ça avait été aux Etats-Unis, maugréa soudain Alan. J’aurai mon fusil avec moi, et s’ils nous attaquent… Bam, bam, mima-t-il.

–     Bam bam ta gueule, tu veux ? assena Loïc, le sang chaud.

Mon flair sentit le mauvais grain arriver, entraîné par les centaines d’embrouilles que mes stupides congénères avaient le génie de se créer. Je soupirai et me contentai d’assister passivement à cette énième preuve de décadence d’une société qui cherchait un exutoire à son impuissance.

–     C’est mon droit de m’exprimer, jeune homme.

–     Il vaut mieux t’abstenir quand c’est ton pays qui a semé ce bordel…

Voilà six mois que les Amériques avaient sombré dans les abysses de l’Arbre, mais la rumeur courrait que, si les ombres étaient apparues, c’était suite à l’attaque nucléaire que Washington avait mené sur son propre sol pour en enrayer la progression. Je me souvenais des images cataclysmiques que les caméras du monde entier diffusaient alors, hypnotiques et entêtantes, mais impossibles à pleinement appréhender tant que les branches dévastatrices habitaient l’autre côté d’un écran protecteur. Sur ces images là, point d’abandons, point de désespoir, point de trahisons, seulement des drames abstraits joués par les tentacules vivants d’une beauté destructrice contre qui il était vain de lutter.

–     Mon pays a tout sacrifié pour nous protéger de cette abomination !

–     Je m’en fous. En tout cas, si tu ne la fermes pas, t’es le premier que je bouffe quand on tombera en rade de conserves.

La menace était à prendre au premier degré. Il n’était de secret pour personne que, par endroits, des affamés n’avaient plus que l’anthropophagie pour seule bouée. Néanmoins, prononcée aussi distinctement, la menace pesait, prégnante, matérialisée.

–     Loïc, intervint Franck, c’est pas des manières…

–     Reste en dehors de ça, conseilla le beau Wally.

Amira posa une main sur son épaule pour lui signifier de ne pas s’en mêler non plus. Je les connaissais depuis peu, mais leur jeu corporel suffisait à intuiter la relation naissante qu’eux-mêmes ne s’étaient avouée, amalgame refroidi de ma jalousie résignée.

Les soldats étaient à portée de voix désormais. Je m’attendais à ce que d’aucuns préférassent se réfugier à l’intérieur, mais nul ne bougea : même la bourgeoise Julie resta dans la cour bercée du parfum printanier des fleurs : peut-être partageait-elle le sentiment que puisque tout était déjà vain, il n’y avait plus rien à perdre.

Les militaires arrivèrent à notre hauteur quelques minutes plus tard, l’arme au poing et sur le qui-vive. L’œil sévère du commandant nous toisa, les traits aussi tirés que les nôtres, mais rehaussés par la dignité austère d’une vie de rigueur passée à servir qui ne l’empêcha pas de braquer les fusils sur nos poitrines.

–     Aucun geste brusque, nous n’hésiterons pas à éliminer toute menace.

Il marqua le mot pour s’assurer que ses paroles étaient entendues.

–     Qu’est-ce qui vous amène si près du front ?

–     Si je peux me permettre, et vous donc ? osa rétorquer Franck, suspicieux. On entend beaucoup de choses sur l’armée et…

Du menton, il montra les canons des armes mais le commandant se contenta de réitérer sa question.

–     Qu’est-ce qui vous amène si près du front ?

–     Sans doute la même raison que vous, répondit suavement Julie. Cette colline offre un poste d’observation imprenable sur la forêt, commandant.

Malgré la désinvolture sauvage que lui conférait sa tunique déchirée, la grâce naturelle d’une éducation léchée transparaissait, immuable au travers de son port droit et ses lèvres vermeilles. La méfiance des militaires se détendit sous la caresse des paroles issues d’une bouche supérieure – n’étions-nous pas une espèce condamnée si la disparition même des nations ne suffisait pas encore à nous mettre sur le même pied d’égalité ?

Le commandant ordonna à deux de ses hommes de suivre le chemin qu’indiquait l’élégante aristocrate avant de prendre un air où je perçus une once de lassitude. L’instant, fugitif, ne dura pas et son visage buriné se referma rapidement, aussi dur que le roc.

Tour à tour, les langues se déliaient. Chacun s’épancha sur la raison de sa présence en ce lieu incongru, à contre-courant des flots de rescapés qui se heurtaient de l’autre côté aux récifs de la frontière allemande. Julie avait besoin de rejouer les derniers instants de sa fille, ensevelie dans l’effondrement de son école près de Chartres, pour enfin en faire le deuil. Alan était un académique qui voyait comme un devoir pour la postérité de témoigner depuis les premières loges de la naissance du monde d’après, là où mes deux comparses, Wally et Amira, étaient restés pour la simple fascination morbide de vivre le désastre, braver les éléments déchainés pour mieux les surmonter, sentir notre finitude pour mieux l’accepter, constater la vacuité de la vie pour mieux la chérir.

–     À toi, là-bas, qui ne voulais pas donner son nom.

–     Pareil que vous tous, éludai-je. Le spectacle de la fin du monde vaut bien le détour.

Le retour précipité de la sentinelle envoyée sur les hauteurs coupa le tour de Franck. La vigie glissa fébrilement quelques mots à l’oreille de son commandant qui hocha la tête.

–     Les ombres s’agitent, annonça-t-il. Vous savez ce que cela signifie… Sachez que ce ne sont pas les quelques mutineries dont vous avez entendu l’écho qui empêcheront l’armée de continuer à protéger la France.

Derrière lui, quelques-uns de ses hommes, le pied alerte, dévalaient déjà le chemin vers leurs vans. Cette poignée de braves qui luttait encore pour l’ancien monde, brandissant haut l’étendard régenté de leurs valeurs, m’inspirait le respect. Peu importât l’ennemi, dût l’invincible vague être faite d’écorce et de sève, dussent-ils périr jusqu’au dernier, ces soldats ne trahissaient point leurs idéaux ; ils étaient l’île de noblesse qui coiffait une mer coupable et que l’Arbre inonderait malgré tout. Comment pouvaient-ils être si certains de rester humains jusqu’au bout ? J’aurais aimé être comme eux.

–     Il vaudrait mieux que vous évacuiez, ajouta le commandant en guise de conclusion. Des hélicoptères vont déverser de l’essence dans quelques heures et tout incendier.

–     Vous ne pouvez pas faire ça, éructa aussitôt Loïc, livide. Mon frère est près de la forêt !

Impassible, le commandant le sonda des pieds à la tête.

–     J’ai bien peur que nous n’ayons pas le choix. Prévenez-le de l’opération et fuyez.

Un coup de folie : Loïc attrapa soudain l’épaule du commandant alors que ce dernier faisait demi-tour. Le coup de feu partit avant que quiconque d’entre nous ne pût réagir. L’homme s’arrêta net, et il flotta quelques instants tétanisés avant que je ne comprisse que le coup avait été porté en l’air.

–     Plus jamais ça, avertit le tireur pendant que ses camarades éloignaient leur officier. Nous n’avons plus le luxe de la pitié.

Les rameaux frémissaient encore de l’ultime mise en garde des militaires tandis que les ombres sauvages dansaient en cercle au dessus des feuillages, sous un ciel désormais lacéré de stries jaunes et noires.

Alors que j’aurais pu partir à la sauvette pour assister au raz-de-marée, seul dans un phare de verre et d’acier, une hésitation inconsciente me poussa à chercher une main tendue. Peut-être voulais-je voir la franchise du visage de Wally une dernière fois, profiter de son rire enthousiaste pour sublimer la fin, comme un interdit touché du doigt. Il me regarda mi-éberlué, mi-admiratif, quand je lui annonçai vouloir m’approcher plus près encore des bourrasques. Après un échange de regards avec Amira, il ne leur fallut pas longtemps pour se décider à m’accompagner dans ma folie.

Trois heures nous séparaient de la ville et nous marchions d’un bon pas, tant par peur de manquer le début que par celle des mauvaises rencontres. Nous avions atteint une autoroute, et sur le bas-côté, des centaines de véhicules avaient été abandonnés, carcasses inutiles à court d’essence pour les animer, mais depuis certains habitacles, nous percevions le dilemme de pauvres hères aux yeux vagabonds qui lorgnaient sur nos gros sacs outrageux et qui n’étaient retenus dans leur instinct que par les traces évanescentes de la civilisation : jamais je ne voulais sombrer dans pareille déchéance. Entre la peste et le choléra, je choisirais ma troisième voie.

Nous avions jeté notre dévolu sur un bureau du plus haut des gratte-ciels, à la vue imprenable. Le souffle court des marches interminables que nous venions de grimper, j’observais par l’immense baie vitrée le paysage déchainé qui s’approchait. Dans le ciel, des centaines de moucherons métalliques déversaient leur insignifiante cargaison inflammable dans une lutte unilatérale : les esprits de la forêt les ignoraient. Au lieu de ça, ils tournoyaient autour des faisceaux de lumière noire qui s’allongeaient à l’horizontale jusqu’à nous. L’Arbre répondit à leur incantation : faisant fi de toute logique physique, la progression de la marée verte accéléra à travers les jumelles, érodant inéluctablement les kilomètres. Un pont que nous venions d’emprunter explosa sous la poussée des racines précurseuses que rattrapa quelques minutes plus tard le couvert ténébreux.

Après dix minutes de ce ballet, je vis dans la vitre le reflet de Wally saisir la main d’Amira. Les choses étaient mieux ainsi, sans attaches pour me faire trembler le moment venu. Peut-être pourraient-ils profiter un peu de l’insouciance de la jeunesse avant de réaliser l’inéluctabilité de l’Arbre. Mon cœur déterminé accéléra à mesure que l’instant fatidique approchait.

Brusquement, un rougeoiement embrasa le ciel.

La bouffée de chaleur nous fit reculer tandis que de gigantesques flammes naissaient dans les pas de l’Arbre. Stoppées dans leur élan, les lianes à moitié déployées tendirent leurs doigts vers nous avant de s’effondrer dans un fracas d’apocalypse. Les arches végétales, à peine construites, s’effritèrent, carbonisées, tandis que les troncs noirs se tordaient dans leurs apparats de cendres comme des corps en souffrance. J’eus une pensée pour les bougres qui s’étaient laissé surprendre sur l’autoroute. Etaient-ils partis à l’impromptu, d’une mort qu’ils n’avaient pas choisie ? Le frère de Loïc avait-il été l’un de ces malheureux ? Mon histoire était peut-être banale, mais au moins en écrirai-je moi-même le dénouement, sans rougir devant le jugement des yeux scrutateurs.

Le vent attisait les flammes en même temps que nos espoirs absurdes de stopper la forêt. La cendre fraiche fouettait les vitres mais de toute part affluèrent de nouvelles ombres, surgissant de nulle part telles les vagues d’une mer agitée de remous. Elles formaient le voile moiré d’une pluie tourbillonnante qui éteignait peu à peu le brasier. Haut dans le ciel et hors de portée, quelques hélicoptères tournaient, vaincus, à court de carburant. Sur les branches calcinées, de nouvelles pousses croissaient déjà à une vitesse démentielle, reverdissant d’un patchwork juvénile la suie de l’incendie.

–     Il est temps de filer ! jugea Amira en caressant le panneau de verre. C’est fini pour ici.

Wally opina du chef, trop concentré pour prononcer un mot. Son regard était porté sur une ombre qui frôlait silencieusement notre gratte-ciel.

–     On dirait Loïc ? bredouilla-t-il.

Un fantôme planait distraitement, et dans ses yeux luisants, quelque chose de l’atmosphère de notre camarade. Son frère ? Nous n’eûmes pas le temps de creuser l’incongruité. Un tremblement de terre secoua la tour. Une seconde secousse la fit basculer de trente degrés. Les fondations sapées, le vide à portée de main, tout glissa sur notre bateau en perdition. Les branches agiles s’agitaient quelques dizaines de mètres plus bas devant nos regards paniqués.

L’acier des fenêtres se tordait grossièrement et un pupitre vint s’écraser contre la baie oblique. Les classeurs crachaient leurs feuillets confidentiels, nous aveuglant de leur écume blanche. Je me retins à une séparation de cloison, le cœur battant. Ma fin ! Mon naufrage ! Edward Smith incarné en moi ! Les émotions reniées de toute une vie amassées en cet instant d’adrénaline ! La main sur la rambarde et à deux encablures du monde d’après, je jetai un ultime regard à mes compagnons pour leur transmettre mes adieux.

Plus haut, le couple atteignait la porte quand une armoire mal fixée enfonça violemment le pupitre et fendilla le carreau en de longues balafres sinistres. Déséquilibré, Wally glissa lentement sans que ma main amoureuse ne parvînt à l’intercepter. Il se fracassa sur la vitre derrière laquelle des ombres impatientes attendaient, avides et salivant de leur bouche absente. Une branche hasardeuse fit voler le verre en éclat et le flot des spectres fondit d’un même élan.

–     Wally ! hurla Amira sans remarquer qu’une liane tentait de l’enlacer.

Le pauvre n’eut pas le loisir d’appeler à l’aide : un esprit se faufila à l’intérieur de lui par sa bouche ouverte. Son corps fut parcourut d’un unique spasme avant de se sublimer en un drap éthéré, translucide comme une queue d’alevin. Rapidement, son visage s’estompa, ne laissant dans ses traits mutiques et ses yeux enfoncés que le souvenir de l’être qu’il fut. Je déglutis – voilà donc le destin qui m’attendait.

Amira fixait terrifiée la métamorphose. Après un moment suspendu passé à admettre l’inadmissible, elle m’adressa un regard désolé, touchant d’hésitation, puis s’échappa pour une tentative peut-être déjà vaine. Les exigences de survie légitimaient-elles abandons, meurtres et trahisons ? Pendant combien de temps le dernier râle de Wally la hanterait-il ?

Sans un mot, je regardai la jeune femme préférer le chemin douloureux de la fuite à la douce acceptation de la réalité végétale. J’inspirai à plein poumon un courage que je n’avais pas et me laissai tomber à mon tour dans les bras des anges exterminateurs. En apnée, leur contact froid m’envoya un frisson glacé. Leur regard pénétrant me sondait, celui de Wally parmi eux ; j’attendais leur baiser, peut-être le sien. Les minutes s’allongeaient, et je n’entendais que les suppliques du béton dont les craquements laissaient présager l’effondrement prochain. Et puis, un calme suspect. J’entrouvris les yeux pour confirmer ma crainte ; constatation de leur départ, comme si ma voile futile ne les intéressait pas, comme s’ils refusaient mon offrande, comme si le choix même de la mort m’était interdit.

La tour bancale envahie par la jungle s’était figée, enserrée par les troncs qui avaient fait exploser le mortier. Les lances de lumière noires se dressaient de nouveau vers le zénith, gardées par les ombres assagies où croisait mon béguin, invisible mais bien présent – était-ce lui qui m’avait fermé les portes du nouveau monde ?

J’avais jusqu’alors mené une vie simple, portée par le courant, dans la liberté illusoire mais confortable que le carcan de la société m’avait offert. À présent que l’Arbre avait déchiré mes excuses, vivre se teintait d’une responsabilité cruelle qui me fit trembler. Par la baie éventrée de la tour, mon imagination volage dessina les tragédies à venir, les dilemmes à trancher, les suppliciés à sacrifier. Et je me mis à pleurer, doucement d’abord puis de plus en plus fort, larmes d’adieux à mon innocence en sursis, incapable de garantir que son futur bourreau, ce ne serait moi.

 

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