LA CRÉATURE DE L’OMBRE

 

 

Dans le Monde d’après des ombres assagies croissaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants-pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles avec tant d’incidence?

Ce Monde qui se cachait derrière l’opacité d’une brume de nuit noire. Une nuit ne laissant place à rien ni à la vacuité ni à la plénitude. Pas de place non plus pour l’insignifiance. Le manque. La distance. Le Néant. La mémoire. Le souvenir. La réminiscence. Rien. Absolument rien. Rien n’était pire que rien. Rien n’était rien.

Ce vide aboulique. Âpre et cupide se comblait autant d’obscurité que de clarté. Et tout cela rien que pour lui. Lui et lui seul. Le Vide n’était pas partageur. Il n’avait pas de grandeur d’âme. De prodigalité. De magnanimité. Et ces choses qui se mouvaient dans le noir devenant ainsi plus robustes; plus colossales; plus opiniâtres qu’au fur et à mesure elles avaient encore et toujours plus faim. Une faim insatiable et vorace. Sempiternellement inassouvie. Ce qu’elles convoitaient par dessus tout n’était que le noir absolu. Celui qui ne disait mot. Celui qui ne susurrait pas. Qui ne murmurait pas ni même ne chuchotait.

Stoïque. Impassible. Impavide et flegmatique. Ce silence était si parfait. Idéal. Admirable. Sublime.

D’une telle beauté à ne plus en fermer les paupières.

Parfait. Parfait pour se glisser. Se dérober. S’escamoter. Se soustraire. Se fondre sans un bruit dans la noirceur sans briser ce silence. Ces spectres sans forme ni réelle apparence pouvaient aller et venir sans craindre le moindre châtiment. La moindre sanction. Ne plus se dissimuler. Se masquer. Se refréner. Non. Il n’y avait plus de limites. Plus de frontières et de barrières. Aucun seuil. Aucune lisière dans ces ténèbres.

Mais s’il n’y avait plus de répressions pour les ombres, il n’y en avait plus aussi pour ces petites lucioles qui virevoltaient et papillonnaient affrontant; provoquant et persiflant comme si elles s’en raillaient. L’obscurité n’était ni plus ni moins que l’obscurité. Et ces imperceptibles et insaisissables lueurs avaient une raison à leur présence. Celle que l’on nommait «Le Monde d’après».

Il n’y avait pas que le fait de la présence de leurs nitescences mais aussi celui de former des symboles. Ces minuscules mouches de feu mettaient en place un stratagème intemporel et non hasardeux. Il avait un but. Un seul. La disparition définitive des créatures malfaisantes. Et l’apparition d’une érubescence matinale. L’aurore. L’Aurore qui remettrait le sablier du temps en marche pour que le monde d’après retrouve un sens. Un nouveau souffle. Une nouvelle existence.

Mais pour cela il fallait un personnage. Un personnage autre que les créatures de l’ombre. Et l’unique façon de faire s’abouler ce dernier était qu’une de ces phosphorescences éclose afin de les affronter. N’importe quelles de ces petites lucioles pouvaient s’épanouir donnant naissance à un être salvateur.

Dans les ténèbres, les créatures de l’ombre ne se doutaient de rien. Rien de ce qui se préparait. Rien de ce qui se tramait. Rien de ce qui se fomentait, elles qui passaient leurs temps à dévorer la noirceur. Elles qui s’en délectaient. Elles la dégustaient comme un met digne d’un chef étoilé. Repues, prêtes à en exploser.

Les symboles formés par ces frêles lueurs badines étaient le signe que le temps du sauveur allait naître déployant ses pétales telle la rose aux premières lueurs du matin et la suavité de sa bruine.

Ce fut à ce moment précis. Là. Maintenant, où les symboles s’alignèrent et se relièrent qu’une des nitescences étincela dans un éclat d’une multitude de couleurs resplendissantes et fulgurantes. Il fallait fermer les paupières pour ne pas être aveuglé par cette splendeur. De cette splendeur. De cette superbe apparue une silhouette fluette d’où on pouvait y apercevoir des cheveux ondulées, longs et chatoyants. Des joues de nouveau née. Un regard marron intense qui pouvait envoûter le plus retissant et une démarche mélodieuse comme si elle dansait en souriant. Une fraîcheur émanait d’elle. Une fraîcheur prégnante. Elle l’était l’élu de l’après monde.

Avait-elle un nom? Non. Pourquoi faire? Elle était juste là pour chasser ces ténèbres et ces spectres. Alors non, elle n’avait pas de nom. Juste «Elle» et cela suffisait. Et puis, cela lui importait peu. Quoi qu’il en soit le dénouement était le même. Soit elle perdait et elle disparaissait; soit elle réussissait et elle disparaissait. Cela aussi lui causait pas vraiment de soucis. Mais la peur… L’unique et véritable peur. Celle que l’on ressent s’accroître dans sa chair. Couler dans son sang. Étouffer sa respiration et frémir la peau d’un corps entier. Celle-là était tellement intense que même les plus téméraires la sentaient glisser le long de leurs colonnes vertébrales.

Elle était jusqu’au-boutiste. Persévérante. Opiniâtre même si elle ne savait pas ce qu’il l’attendait. Cette opacité allait jouer sur l’obscuration de son esprit. Elle allait chercher sa part sibylline; absconse. Anonyme dont elle-même n’en n’avait pu en faire le tour. Elle n’existait que depuis peu et se volatiliserait sous peu.

Ici, soit le temps passait trop vite soit il passait trop lentement. Il n’y avait pas de demi-mesure et n’y d’intermédiaire. Mais pour «elle» ce serait rapidement que le temps s’écoulerait. Les spectres ne lui laisserait pas de répit afin qu’elle ne puisse trouver la clef. Mais ce qui se tramait était loin de ce qu’elle pouvait penser. De ce qui pouvait se fomenter tapit dans une ombre impénétrable. Insondables. Abyssales. Le moment était imminent et les ténèbres omniprésentes. Omnipotents. Omniscients. En somme, presque une Déité. Car oui, des questionnements commencèrent à envahir son esprit: «Ce n’était pas parce qu’elle prenait une décision que s’était la bonne.»

«Surtout il fallait qu’elle fasse le bon choix car si elle se trompait elle savait ce qu’il en adviendrait…»

« Si elle échouait sa courte existence aura été vaine».

«Alors tenterait-elle ou finirait-elle par faiblir…?»

«Serait-elle téméraire ou lâche?»

En effet, comme on pouvait basculer du rêve au cauchemar sa persévérance se renversait soudainement dans l’incertitude. Le doute. Un pressentiment d’appréhension. Ce fut alors, sans qu’elle eut le temps de trouver des réponses à ses interrogations que le cauchemar pris emprise sur le rêve. Les ténèbres n’attendaient pas. Elles agissaient.

Le silence l’enlaça subrepticement de ses bras façonnés en forme de barbelés spécialement pour elle. Prisonnière d’une étreinte insupportable qui la serra lentement pour mieux sentir la douleur comme broyant ses os un par un. Un baiser insoutenable se déposa sur sa pâle joue d’une langue qui s’étira sans fin laissant derrière elle des traces de salive à l’odeur de putréfaction.

Paralysée, elle ne pouvait que subir cet effleurement. Cette caresse écœurante et marquante. Une marque indélébile et indicible qui perdurera dans les profondeurs les plus sombres de sa mémoire.

Ses yeux fixes aux pupilles dilatés ne pouvaient se détourner de ce qui se rapprocha d’elle. Ses poumons à la respiration saccadée; son rythme cardiaque qui s’emballa et tambourina en augmentant creusa une terreur qui la décomposa vivante. Les pieds enracinés dans le sol la créature avança pas à pas les chevilles disjointes, disloquées. Les articulations qui craquèrent dans un râle de torture. De calvaire. La peau déchiquetée. Arrachée. Mordillée. Mastiquée. Des ailes aux plumes hachées. Broyées. Morcelées, immatriculées de tâches noires et de sang ruisselant. Des mains creusées comme si le temps les avait ravagé. Dévorées. Ses ongles acérées et recourbées étaient aussi longues que ses doigts crochetés. L’ange de la Nuit noire se révéla pour extirper son âme de son corps et ainsi les séparer. Une fois l’un sans l’autre elle n’était plus rien sinon une âme égarée dans un Monde où elle n’avait plus aucun impact, ni capacité, contact, adhérence… Rien. Absolument plus rien. Son corps lui serait livré à toutes forces démoniaques possibles prêtes à le dénaturer. Le dépraver. Le meurtrir. Le démantibuler dans le but de l’anéantir comme dans celui d’annihiler son esprit afin qu’il ne tente jamais de revenir dans ce Monde et être un danger pour les ténèbres.

Plongée dans les profondeurs de ses pensées, elle descendait encore plus loin car elle savait que la clef qui illuminerait le monde d’après était là. Au fond. Tout au fond du côté le plus obscur de son subconscient. Elle le savait. Il fallait qu’elle en passe par là et elle c’était autant déterminée que décidée qu’elle arpenterait ce sentier risqué car tel était son dessein. Elle devait composer avec ce qu’elle avait et après… Il n’y aurait pas d’après. Il n’y aurait rien au-delà pour elle. Elle le savait et elle l’acceptait. Elle se souvenait d’où elle venait. D’un brin fragile de lumière. Et elle le comprenait. Ce n’était que du noir absolu que pouvait naître la lumière. La clarté ne venait pas de la clarté. Cela ne se pouvait. Il fallait qu’il y ait les abysses les plus sombres. Nébuleuses. Alors elle se laissa emporter par elles. Ces abysses qui menaient peu à peu à la noirceur absolue. Cette noirceur qui dévorait tout sur son passage sans exception ni pitié. Sans compassion ni commisération. Non. Et pourtant, c’était vers là qu’elle allait. Vers cette opacité emplie de cruauté; d’hostilité et d’insensibilité.

Mais ce qu’elle avait et que n’avait pas le Monde d’après était l’humanité. Un atout. Un avantage qui pouvait encore tout faire basculer en sa faveur malgré cette créature qui se réjouissait rien qu’à l’idée d’avancer d’elle.

Elle se laissa approcher de plus en plus par cette chose effrayante et impitoyable. Son cœur s’arrêta. Ses battements cessèrent de battre. Son souffle s’étiola et se coupa. Elle ferma les paupières. Tout son corps tremblait. Frissonnait. Elle était prête à mourir. A terminer son existence dévorée par les crocs acérés et déformés de la mâchoire béante de la créature qui se délectait de sa victoire.

Elle se donna à la créature qui souffla sur sa bougie pour éteindre la flamme de sa vie. Seulement, un imprévu se produisit. Une braise incandescente raviva son feu qui s’était étouffé. Elle était le phénix. La braise devient un feu et le feu un brasier. Un cri strident. Un hurlement déchirant. Un râle de douleur intense qui s’amenuisa dans un murmure d’horreur. De douleur interminable.

Ce fut une réminiscence qui la foudroya et qui lui fit se souvenir subrepticement que la lumière ne pouvait éclore uniquement et seulement que de la noirceur. Alors elle se sacrifia. Elle abandonna son enveloppe corporelle lumineuse et laissa la créature la dévorer. L’émietter. Savourer chaque morceau de sa chair. Chaque organe, des entrailles jusqu’au cœur et tout cela sans geindre ni gémir. Elle tenait bon. Elle serrait les dents tandis que la chose démoniaque continuait à la déchiqueter, lui prendre la vie de façon cruelle au moment où enfin sa lumière fusa des profondeurs obscure de la bête. Une clarté si saine. Si pure. Une clarté salvatrice qui brisa la créature et les ténèbres du monde d’après en diffusant sa lueur éclatante tel un feu d’artifice dans sa plénitude. En se dédiant entièrement, de l’intérieur de la créature elle fit jaillir son érubescence.
La lumière avait vaincu la noirceur grâce à elle. Même si elle avait disparu en se consacrant à ce monde, elle laissa une trace. Une emprunte de celle qui s’était battue jusqu’à offrir le dernier tambourinement de son cœur. Ce Monde était désormais bel et bien un monde d’après. Un monde ébouillantant. Écarlate. Ouvrant sa porte à la vie et à l’espoir restant le plus longtemps possible aussi sublime. Magnifique. Mirifique. Sans plus aucune hostilité ni sensation de frayeur. Juste la paix et l’harmonie. Elle avait réussi à faire renaître ce Monde d’après…

 

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