DERNIER DÉSIR
Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ? Allaient-elles disparaître ? Pour observer le phénomène Martin s’était placé face au bois de la Lune, là où une brèche accidentelle laissait deviner quelques arpents d’une clairière, puis plus rien, jusqu’à l’infini. Le sol était spongieux, instable, des ruisseaux souterrains avaient refait surface et la chaleur excessive des eaux faisait se lever, au contact de l’air froid, des brumes ombreuses qui figuraient pour chacun l’âme des êtres qu’il avait aimés. Les yeux vifs de Martin savaient reconnaître entre mille la silhouette de son ami le vieux Sam et de ses acolytes, Jim et Carrie. C’est comme ça qu’il avait compris un jour qu’ils étaient morts, en reconnaissant dans l’ombre leurs profils, juste au-dessus du ruisseau. Il en fut effondré mais n’en montra rien, l’expression des sentiments étant désormais interdite comme Potentiel Trouble Majeur à l’Ordre Public. A regret et faute de bottes pour franchir le ruisseau, il cessa de s’aventurer aux abords de la clairière.
Depuis les dernières lois en vigueur parmi les populations vivantes des Terres Habitées, les tissus du corps humain valaient comme seule monnaie d’échange homologuée. Chaque jour des quidams se délestaient d’un doigt, d’une main voire d’un bras tout entier, selon le prix de l’objet qu’ils convoitaient. Certains, scalpés et trépanés, allaient jusqu’à extraire de leur crâne, à l’aide de cuillères numérotées, des particules de matière grise qu’ils déposaient dans des containers aseptisés. En échange ils recevaient des escarpins de luxe, un diamant, les clés d’un coupé-cabriolet… Tous objets qu’ils serraient quelques instants contre leur cœur avant de s’effondrer, moribonds, sur le trottoir.
Réaliser son rêve, désirer et posséder, d’un même élan, le temps d’un soupir, le dernier. Acquérir, en donnant de sa personne, qui un œil, qui un rein, puis s’en aller tranquille et devenir une ombre planant au-dessus des eaux, tel était le dernier et lamentable Modèle de Vivre Ensemble qui avait émergé des grandes guerres auxquelles les hommes s’étaient adonnés avec passion pendant des siècles, des grandes pandémies qu’ils avaient su maîtriser, guérir, anticiper, après de mémorables hécatombes. D’ailleurs, on ne mourait plus si facilement et il n’était pas rare de voir des centenaires, qu’on avait accompagnés jusqu’aux confins de la montagne pour s’y éteindre, seuls édentés et perclus, redescendre sans un mot, l’œil vif, sur leurs deux jambes. En revanche, on naissait bien peu et fort mal : de nombreux bébés, prématurés, malingres, comme privés d’amour ne passaient pas le cap des six mois, malgré les soins ingénieux que la science leur prodiguait. On ne parlait plus de pays émergents tous avaient réussi à survivre, pas toujours au même endroit, à grands coups de tsunamis, de guerres civiles, de krachs boursiers, d’attentats et d’embrasements planétaires dont ils avaient su se rendre maîtres, malgré les pertes.
Eprises de tourisme et de découvertes, les classes moyennes de toute la galaxie l’avaient sillonnée en tous sens. Mais les ressources énergétiques de plus en plus coûteuses à produire eurent raison des voyages au long cours qui se raréfièrent jusqu’à disparaître totalement. Il était devenu plus économique et par la même obligatoire, de s’abonner au service TEW (Teleport’EveryWhere). Ainsi se télé transportait-on, à l’aide de son écran, auprès d’une vieille cousine australienne ou au pied du Mont Rushmore sans bouger de chez soi. Ce dispositif sophistiqué, accessible 24 heures sur 24 avait éteint toute velléité de déplacement et permis à Martin et au vieux Sam de se rencontrer et ainsi d’escalader ensemble virtuellement et sans fatigue les plus hauts sommets des Terres Perdues.
On avait épuisé toutes les idées qui pouvaient déboucher sur un produit ou un service consommable ; des études studieuses et exhaustives avaient débouché sur un marketing toujours plus inventif, plus intime, plus pernicieux. Dès l’aurore, selon un programme à consulter sur tablette et téléchargé dans une puce implantée sous la peau, des algorithmes indiquaient à chacun, selon le moment de la journée et la température extérieure, quels vêtements porter, quelles céréales avaler au petit-déjeuner, quel savon faire mousser sous la douche, quelle ligne de TEW emprunter, quelles interactions pratiquer, quel déjeuner consommer, quelle clé introduire dans quelle serrure, quels mouvements d’assouplissement pratiquer, quel livre lire, quelle musique écouter, quelle optimisation de l’ovulation, quelle intensité d’érection et quelle profondeur de sommeil choisir.
On vivait dans des communautés affinitaires, comme celles qui étaient apparues au milieu du XXème siècle – mais beaucoup plus High tech- où l’argent était aboli et avec lui la propriété privée, de la façon la plus radicale et la plus définitive. « Ta femme n’est pas « ta » femme, c’est celle de tous et toutes ici. Sache-le. Tu ne possèdes rien, personne ici ne possède rien en propre, tout est versé au Bien Communautaire. Rien, ni terre, ni eau, ni enfant, ni parent, ni souvenir, ni talent. Tu as signé pour ça, quand tu es arrivé à NoWhereCity».
Jim, Carrie, le vieux Sam au-delà du Pacifique et Martin de ce côté-ci de l’Atlantique, et tous les autres, avaient bien tenté de refonder un système d’équivalences pour rendre les échanges possibles, mais les distorsions des Tables d’Égalité entre les Services et les Biens, générées aléatoirement par l’ordinateur central, avaient créé des situations conflictuelles insoutenables.
La « femme » de Tom, enceinte, ayant exigé des mirabelles une nuit de décembre, ce dernier avait dévalisé un entrepôt de meubles pour livrer au petit matin un salon complet au maraîcher Kübnick, qui l’avait accepté en échange d’un petit panier de prunes jaunes. La Commission, saisie du scandale, avait condamné Tom par un verdict sans appel : « A nui à l’équilibre des termes de l’échange de biens et témoigné d’un attachement à une Génitrice Communautaire hors des proportions admises par le Code ». Tom en mourut de chagrin, « sa » femme accoucha d’une fille, qu’elle eut le droit d’appeler Mirabelle, par mesure de clémence exceptionnelle de la Commission qui autorisa cette référence à l’évènement. Le maraîcher Kübnick s’en sortit avec six mois de Travaux d’Intérêt Communautaire qu’il passa derrière son alambic à produire des litres d’alcool de fruit destiné aux laboratoires.
Le vrai bien, le seul bien, celui qui gisait au plus profond du secret des cœurs, celui qu’on convoitait par-dessus tout mais qu’on n’aurait jamais avoué, même sur le bûcher, c’était le désir. A longueur de journée, on épiait, chez les uns et les autres, les signes qui laissaient penser que peut-être… en y réfléchissant bien, untel ou untel semblait habité par un « je ne sais quoi » de nouveau et de personnel, qui n’était pas de mise et qu’il fallait dénoncer à la Commission. Tiens, celui-là, son pas est plus vif, il sifflote en marchant, il hume l’odeur de l’air. Il a l’air de se mobiliser pour quelque chose. Mais quoi ? Pour chacun, le raisonnement était le suivant : si Sam ou Martin désirent quelque chose, c’est que cette chose existe quelque part, et si eux la veulent, il n’y a pas de raison, je la veux aussi. Quelle que soit cette chose – car en soi, elle n’a pas de valeur précise, ni même de cours en bourse- c’est bien parce que quelqu’un la désire qu’elle est enviable, et uniquement pour cette raison. Si elle est enviable, dût-elle me coûter un bras, j’ai le droit moi aussi de la vouloir et je l’aurai ! Parce qu’éprouver du désir c’est la seule façon de me sentir en vie. Cette frustration essentielle justifie mon existence. Ainsi vivait-on à NoWhereCity, quelque part dans ce qu’on appelait autrefois le continent américain, entre Atlantique et Pacifique, là où les eaux allaient un jour se rejoindre. Dans le vieux monde européen, et peut-être au-delà, on appliquait les mêmes règles. Aucune distinction culturelle propre aux anciennes civilisations n’avait survécu aux Nouvelles Modalités Mondiales du Vivre Ensemble qui imposaient partout la Loi d’Indifférenciation Générale. Il s’agissait d’éteindre, au cœur de chaque habitant, le désir personnel de sortir de sa condition, de se singulariser, de posséder, de dominer, bref de reconduire invariablement ce qui avait mené les civilisations à leur perte et les ancêtres à s’entretuer pour des arpents de terre, des sacs d’or, des chevaux, des femmes, Dieu, des idées, puis à la fin pour de l’eau.
Martin s’était levé à l’aube, avait arpenté au plus vite les dix hectares qui séparaient les huttes du sommeil de l’orée du bois de la Lune. La brèche accidentelle qui le menait à la clairière était sèche, il allait pouvoir y pénétrer. L’idée de trouver des asperges sauvages lui était venue en dormant. Un désir enthousiasmant, qui le faisait pousser sa brouette avec une joie tout intérieure mais sans trop d’allant afin de ne pas éveiller les soupçons. Au réveil elle était là, l’envie, et avec elle le souvenir des dimanches de printemps où sa mère les accommodait d’un pesto qui vous transportait aussitôt sur les bords de l’Arno. Le monde d’avant.
Malgré l’Interdiction de Mal Penser qui condamnait dans l’œuf toute tentative d’évocation nostalgique des temps révolus, Martin n’avait pas chassé ce désir. Au contraire, il l’avait laissé le submerger tout entier. Il retrouvait dans sa bouche la saveur intacte des jeunes pousses vert tendre, à peine ébouillantées, la force fraîche du basilic, la douceur du pain à l’huile du boulanger Senso. Pour la première fois depuis longtemps, il eut envie de partager, de faire connaître ces sensations aux membres de son petit comité. Qui sait si ça n’allait pas susciter quelques réminiscences chez Alba, Vladimir ou Nora, trois membres de la communauté dont il était proche ? Evocations qu’ils allaient devoir taire, bien entendu.
Mais, se disait Martin, s’ils ferment les yeux en dégustant mes asperges, si je perçois chez eux ne serait-ce qu’une once de plaisir, si l’un d’entre eux en reprend et sauce son assiette -comme un malotru du monde d’avant-, alors j’aurai réussi ! J’aurai fabriqué pour nous quatre un moment d’éternité, un instant d’histoire impalpable et commune, une infime brèche mémorielle où pourront alors s’engouffrer toutes les paroles qu’ils ont dites, toutes les chansons qu’ils ont chantées, toutes les caresses qu’ils ont reçues et celles qu’ils ont données…Tout ce à quoi nous avons dû renoncer en arrivant à NullePartVille, pour y survivre.
A l’horizon les lumières sombres avaient disparu, dans la clairière face à lui, les asperges sauvages s’étendaient aux pieds de Martin, à perte de vue. Il en cueillit de pleines bottes qu’il déposa délicatement sur le drap dont il avait tapissé la brouette. Il prit soin cependant de ne pas se servir au même endroit, pour que le parterre demeurât aux yeux de tous inviolé, presque intact, pour qu’il ne fût pas accusé de s’être accaparé le Bien Communautaire. Il emprunta le pont au-dessus de la rivière, vive et profonde, où s’ébattaient les truites de printemps. Pas une ombre n’y planait, c’est bon signe, pensa –t’il. Le soleil n’était pas encore très haut dans le ciel. En s’organisant bien, Martin allait pouvoir servir ses asperges pour midi. Alba et Vladimir cherchèrent Martin un moment puis se téléportèrent à la ville pensant l’y trouver. N’avait-il pas parlé d’une paire de cuissardes de pêche ? Si l’intention de Martin était d’en faire profiter la communauté en rapportant de quoi la nourrir alors il ne lui en coûterait rien. Mais si c’était un achat de pur agrément, une Envie Prohibée de Possession Personnelle, alors il lui faudrait céder un organe, c’était la règle. Pour se marier sous le Régime de l’Exclusivité, ce qui, comme on l’a vu, contrevenait aux fondamentaux de la communauté, Vladimir et Alba avaient dû céder chacun une jambe, lui la gauche, elle la droite. Ils avaient sculpté l’un pour l’autre des prothèses ouvragées où l’on pouvait lire « Ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre ». Cet emprunt littéraire n’avait pas suscité d’objection, tous les artistes étant déclarés Oubliés A Jamais.
Vladimir et Alba entrèrent dans le magasin. Leurs yeux étincelaient. Sans un mot, ils désignèrent des cuissardes de pêche pointure 43, une seule paire, pour deux. Dernière paire. Stock épuisé. Achat communautaire homologué. Aucun organe requis, afficha le robot en lettres lumineuses en éjectant le ticket de caisse.
Quand ils arrivèrent à la communauté, un bouquet déposé par Nora trônait au milieu de la table dressée pour quatre convives. Chacun s’assit à sa place et Martin défit avec impatience le papier autour du paquet que Vladimir et Alba lui tendirent. Il essaya les bottes et répéta sans un son, au comble de l’émotion « mes amis, mes chers amis ». Alors ils dégustèrent les asperges et durent fermer la fenêtre tant le plaisir qui les inondait et la lumière qui jaillissait de leurs yeux suffisaient à les éclairer tous.
Le lendemain, chaussé de ses bottes, Martin prit le chemin de la clairière. La condensation au-dessus de la rivière était intense et les ombres nombreuses s’y croisaient, indifférentes les unes aux autres. L’homme entra dans l’eau vive et limpide, croyant pouvoir s’y mouvoir et ramasser paisiblement des écrevisses, mais au moment de sortir il sentit ses pieds s’enfoncer inexorablement. Tous les efforts qu’il fit pour sortir de l’eau furent vains. Les écrevisses qu’il saisissait, une fois dans ses mains devenaient aussitôt des ombres et s’échappaient vers le ciel. Son dernier regard fut pour la silhouette du vieux Sam qui planait au-dessus du pont. Il crut l’entendre rire et lui dire: « Je t’attendais ! », puis plus bas, il ajouta : « Tu m’as donné bien du mal avec cette envie de bottes ! Enfin, dans nos contrées, quelle drôle d’idée ! ».
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