LES MARCHEURS

 

 

Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ?

De temps en temps, une sirène retentissait ici ou là, provoquant, en réponse, un hurlement strident. Des êtres marchaient en continu dans les rues de cette ville fantôme. À chaque signal, ceux-ci se regroupaient et ils formaient maintenant une armée inquiétante. Les ombres, en tout cas, ne s’y trompaient pas. Ils évitaient leur contact et frôlaient de plus en plus les façades des immeubles. Quelques rares insoumis cherchaient à provoquer un affrontement avec ces passants qui semblaient se déplacer sans but. Cherchaient-ils ainsi une ultime distraction ? Toutefois, aucun ne semblait se préoccuper de l’obscurité de plus en plus dense.

Dans une chambre là-haut, là où on pouvait encore distinguer les dernières lueurs moribondes, dormait une jeune fille. Elle était belle. Ses cheveux blonds étalés comme un soleil, sa peau claire et pure, le rose de ses joues et de sa bouche formaient un paradoxe énigmatique dans cet environnement. Elle reposait sur ce lit en métal qui avait dû être beau. Blandine se réveilla en sursaut et scruta d’un œil inquiet la pièce obscure. Où était-elle, que faisait-elle dans cet endroit inconnu  ? Elle avait peur, que lui voulait-on ? Elle ne distinguait que les contours des meubles. En face d’elle, se dressait la forme imposante d’une armoire ancienne. À côté, une coiffeuse sur laquelle traînaient quelques poussiéreux ustensiles de toilette et une chaise capitonnée ajoutaient au sentiment d’abandon. Elle n’osait bouger de ce lit pourtant douillet, toute cette noirceur l’effrayait au plus haut point. Pourtant, il lui fallait se déplacer jusqu’à la fenêtre pour découvrir ce qu’il y avait dehors. « Après tout, se dit-elle, il ne s’agit peut-être que de la nuit, plus intense ici, à la campagne ! »

Elle se leva donc, avança à tâtons jusqu’à la fenêtre garnie de rideaux en dentelle qu’elle n’osait toucher. Le spectacle, dehors, la glaça d’effroi. Au lieu des grands espaces et des arbres majestueux qu’elle s’attendait à découvrir, se dressaient les murs d’une ville fantomatique. Les silhouettes des immeubles peinaient à se dessiner au milieu de cette obscurité sinistre, aucune lumière, lueur d’espoir, n’en sortait ni n’éclairait la rue. Ses souvenirs lui faisaient défaut, néanmoins elle crut reconnaître ici un endroit où elle venait autrefois, qu’elle avait aimé aussi… Et ce silence ! Elle devinait des présences, des êtres évoluant dans la rue, mais aucun ne semblait parler.

Blandine frissonna. Un flash, une image s’afficha douloureusement dans sa tête : le joli jardin où elle prenait le thé avec son amie, la silhouette fluette de Marie qui s’asseyait en face d’elle et lui souriait…

« Marie, où es-tu ? » murmura-t-elle.

Elle recula et ressentit un frisson de dégoût quand l’organdi, qui était censé décorer la vitre, effleura sa peau. Elle resta ainsi, de très longues minutes, debout, loin de tout mobiler dont elle imaginait le contact poisseux. Elle se considérait comme prisonnière d’un monde éteint et envahi des souillures du temps.

Mais la solution n’était pas d’attendre une aide extérieure qui risquait de ne jamais venir. Elle se dirigea vers la porte qu’elle parvenait maintenant à distinguer, à l’opposé de la pièce. Au moment où elle posa la main sur la poignée, une sirène stridente retentit. Affolée, elle recula, persuadée que c’était là un signal, qu’un geôlier à l’allure improbable allait surgir et lui infliger une effroyable punition pour avoir tenté de s’évader. Au lieu de cela, une rumeur suraiguë s’éleva de dehors, tellement intolérable que les vitres explosèrent. Blandine crut que ses tympans allaient éclater et, en se bouchant les oreilles, elle quitta cet endroit sordide.

Dans l’escalier, elle croisa des ombres plus noires que la pénombre, dont elle devinait les visages allongés, l’air affolé, les mains plaquées de chaque côté de la tête. Elles aussi semblaient souffrir de cette clameur. Elles se faufilaient en ondulant le long du mur. Le bruit cessa, la jeune femme écouta : de nouveau, le silence était total… Les silhouettes autour se calmèrent également. Cramponnée à la rampe, Blandine descendit l’escalier puis sortit.

Dehors, elle rejoignit instinctivement la foule de personnages dont le regard troubla la jeune femme. Elle se sentait fouillée comme si rien ne leur échappait de ses moindres émotions. Alors, elle avança, les yeux au sol, sans savoir où elle allait. Quelqu’un dans sa famille lui avait dit pour l’aider à conjurer sa peur du noir : « si tu te trouves en lieu ténébreux, ferme les yeux ! ». Rapidement, elle se retrouva happée par le flot des marcheurs qui déambulaient tous vers la même direction. « Où va-t-on ? » aurait-elle voulu demander à ses voisins, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Elle ne réussit qu’à s’attirer les regards brûlants des autres.

Cette ville ne lui était pas totalement étrangère, elle le savait, mais il fallait qu’elle quitte ce lieu. Quelque chose en elle, une sensation de plus en plus oppressante le lui ordonnait. Parler, elle devait parler à quelqu’un ! Elle était certaine que la parole reviendrait. Il fallait pour cela, sortir de ce flux pour aller s’adresser à une de ces ombres immobiles le long des murs, apparemment moins hostiles que les marcheurs. Elle devrait se heurter aux êtres étranges dont elle redoutait les réactions, les toucher… Ce fut compliqué, mais elle osa. Les individus qu’elle dérangea manifestèrent leurs mécontentements par des coups d’oeil furieux. Elle crut bien arriver à s’échapper mais un mouvement brutal de cette foule l’entraîna dans la direction opposée. Comment lutter ? Ils étaient tellement nombreux, visiblement déterminés à ne pas laisser un être s’évader vers un but différent du leur. Désespérée, elle releva la tête, essaya d’oublier les yeux scrutateurs des autres, pour voir ce qui se passait autour, trouver une direction et quitter cette foule démente. L’obscurité dense la dérangeait.

Dans un renfoncement, elle le vit pourtant : assis par terre, un vieillard à l’air humble semblait accablé par un sort injuste. Elle réussit à forcer le barrage et s’approcha de l’homme prostré. Comme elle l’accostait, il leva vers elle ses yeux rouges qui évoquaient l’enfer. Elle n’osa pas lui parler. Il tendit un doigt osseux vers le flot qu’elle venait de quitter et elle sut qu’elle devait lui obéir et le réintégrer. Mais pourquoi migrer d’un point à l’autre de cette avenue était si important ?

Elle se sentait tellement différente de cette masse lobotomisée. Elle, au contraire, se posait des questions, elle voulait sortir d’ici, retrouver son univers qu’elle parvenait à évoquer maintenant : sa ville et sa famille. Marie aussi lui manquait. Penser à elle dans cet endroit incroyablement inhospitalier, dérangeant et terrifiant était indécent. Elles ne se verraient plus, elle savait maintenant que personne ne viendrait la sortir des enfers. Car c’était bien de cela qu’il s’agissait : elle était morte et descendue en enfer !

Elle pensait : « mais non ! En enfer, ça doit être pire ! On dit qu’il y a des flammes et des démons, pas ces pauvres hères regroupés en meutes. Je dois me trouver dans les limbes, oui c’est ça, les limbes… Nous errons en attendant notre sort et cet horrible vieillard est certainement un gardien ! » Rassérénée par cette constatation, Blandine se dit qu’elle n’irait pas chez les diables, elle n’avait jamais été assez méchante pour mériter cela. Elle avait toujours aidé tout le monde, évité la médisance et la calomnie, donné aux œuvres… et aimé au lieu de détester ! Jamais trahi non plus ! Mais de cela, elle n’en était soudain pas si sûre.

Elle acceptait désormais de marcher dans ce flux en attendant le paradis. Dans sa tête, des voix résonnaient : « tu te crois en attente du paradis ? Mais pour qui te prends-tu ? Ici, tu apprendras qu’on n’attend rien ! »

Blandine fut alors prise de panique. Elle songea : « non, il n’est pas question de continuer à subir cela, jamais je ne me suis laissé imposer des situations déplaisantes.

« Oui mais, tu as été une enfant gâtée, on t’a toujours cédé ! » suggéra une voix.

— C’est faux ! Mes parents m’aiment et m’ont éduquée sans favoritisme ! J’ai affronté des difficultés, moi aussi ! »

Des rires répondirent à ces affirmations.

« Où sommes-nous ? Pourquoi marchons-nous comme cela ?

— Parce que c’est la loi !

— Et vous acceptez ça ? Qu’avez-vous fait pour subir cette pénitence ? Sommes-nous tous morts ?

— Nous l’ignorons ! Te croirais-tu supérieure à nous ? »

Plus les voix lui parlaient, plus elle sentait les yeux braqués sur elle et l’électricité qu’ils dégageaient la brûlait. Soudain, on l’attira violemment d’un autre côté comme si quelque chose ou quelqu’un l’y attendait ; dans la foule, elle reconnut une silhouette familière : Marie.

De nouveau, les derniers moments passés ensemble émergèrent de sa mémoire. Peu lui importait à présent la brûlure des regards puisqu’elle avait retrouvé son amie ! Elle revoyait le grand jardin qui entourait sa maison, leur territoire de jeux autrefois, la terrasse où elles prenaient le thé. Il faisait beau, qu’était-il arrivé à ce ciel magnifique où moutonnaient quelques nuages ? Marie avait revêtu cette robe rouge dont les fines bretelles mettaient en valeur sa peau basanée. De légères mèches folles s’enfuyaient du chignon auquel elle avait confié la mission de dompter ses boucles noires. Elle chassa d’un geste de la main une abeille qui lui tournait autour, attirée par son parfum fleuri. Une ride barrait son front, gâchant l’ambiance légère du moment. Elle était inquiète ! Qu’est-ce qui troublait ainsi sa bonne humeur ? Elle allait se marier et Robin était charmant. C’était une artiste, elle semblait toujours vivre sur un nuage. Tout lui souriait, on aurait cru que tout ce qu’elle touchait s’illuminait…

Une échauffourée éclata devant elle : quelques ombres assagies provoquaient les marcheurs. Profitant de l’opportunité, elle essaya d’attirer son attention. En vain. Marie avançait sans regarder autour, comme hypnotisée. Pourquoi pensait-elle tellement à son amie ? Était-elle devenue elle aussi une victime de ce cataclysme dont les dernières lueurs faiblissaient ? Elle se rappela alors douloureusement que la jeune femme lui avait ouvert une porte, la guidant vers le bon choix mais quelqu’un bloquait en partie cette issue.

La vision s’effaça et Blandine reprit conscience de cette marche insensée qu’elle devait suivre. Un éclair illumina le ciel au loin. Sa lumière ne parvint même pas à donner assez de clarté pour que les immeubles retrouvent leur structure. Bizarrement, les êtres mutiques se distinguaient dans cette nuit opaque, comme s’ils étaient plus noirs encore. Elle ne savait que penser de leurs regards. Peut-être était-ce la foudre qui alimentait leur fureur, qui les faisait tellement briller ?

Toute à ses pensées, elle ne remarqua pas que tous les marcheurs semblaient éviter quelque chose au milieu de la rue. Elle sentit un obstacle devant elle et trébucha. C’était une sorte de billot. Elle se retrouva, telle une condamnée, à genoux devant la table sinistre, le menton posé dessus. Ses cheveux se dressèrent d’horreur. Apparemment, cet objet lui était destiné. Des rires, des ricanements hostiles résonnèrent dans sa tête. Et puis, la douleur… Elle se rappelait soudain. Mais elle ne voulait pas que ceux qui visitaient son cerveau aient accès à ces pensées en particulier. Elle essaya de détourner ses idées. Tout à coup, une voix tonitruante s’exprima : « tu crois vraiment que nous ne savons rien ? Que veux-tu encore nous cacher ? Tu étais à l’usine quand ça a pété ! Tu n’y as pas échappé ! Pas plus que nous et tes collègues ! Seul l’Américain s’en est sorti, il était déjà reparti ! Tu es contente ?

— Non, je ne suis pas contente ! Mais, ici, c’est quoi ?

— Le monde d’après !

— Le monde d’après quoi ?

— À ton avis ? »

Et la voix partit dans un grand rire.

« Donc, j’avais raison : nous sommes au purgatoire !

— Appelle cela comme tu veux ! Nous, on n’en sait rien ! Tout ce qu’on peut te dire, c’est que ton silence a tué beaucoup de monde ! »

Blandine sentit un hurlement monter en elle, mais il n’atteignit pas sa bouche. Elle revoyait Marie, elle revivait leur conversation quand son amie lui confiait son angoisse : « Tu sais, Blandine, ton usine me fait peur… depuis quelques jours, on entend fort le bruit des réacteurs, plus fort que d’habitude, trop fort ! De plus, je crois qu’une odeur suspecte flotte dans l’air, c’est entêtant, tu ne sens pas ? Rassure-moi, Blandine, dis-moi qu’il n’y a rien à craindre ! »

Et cette dernière l’avait tranquillisée, lui avait affirmé qu’aucun relent suspect ne troublait l’atmosphère.

Mais elle s’attardait trop dans l’évocation de ces ultimes moments dont elle se souvenait. Les voyeurs mutiques la persécutaient. Ils perdaient leur temps, elle avait besoin de se rappeler ces souvenirs ! La pensée qui suivit fut l’évocation de sa lâcheté, celle qu’elle avait partagée avec tous les autres, ceux qui avaient été conseillés et orientés dans leur choix d’une manière très directive. Oui, comment pouvait-elle faire autrement, avouer à Marie qu’elle avait raison de craindre ces énormes réacteurs qui rejetaient leur toxicité dans l’espace vital des innocents ?

Mais les ordres étaient les ordres !

Il y avait eu d’abord les réunions préliminaires : on informait l’équipe technique qu’elle devait faire face à un problème de taille. On demandait à tous de s’investir au maximum pour le résoudre, ceci dans les plus brefs délais. Et surtout, on ordonnait à tous de garder cet épisode secret. Le lendemain, le ton changea. Les spécialistes travaillaient jour et nuit et ils avaient réussi à colmater la brèche… Alors, la discrétion se justifiait d’autant plus, inutile d’ameuter les foules puisque les riverains ne craignaient plus rien ! Et le directeur insista à nouveau sur cette clause : le secret professionnel. Il était venu en personne les rappeler à l’ordre.

S’il ne subsistait pas de fuite, l’air était néanmoins de plus en plus empuanti dans cette zone dont les limites ne cessaient de s’élargir. On déplorait chaque jour davantage de personnes souffrant de gêne respiratoire.

Alors il y eut les entretiens privés. Chacun rencontra Mr Davis, le grand patron. C’était un homme de taille moyenne, au visage nerveux et au regard d’acier. À côté de lui, le responsable local, celui qui gérait la crise depuis le début. Celui qu’elle se rappelait qu’il était ventripotent, à défaut de pouvoir le nommer. (Quelle importance d’ailleurs aujourd’hui ?) C’est lui qui avait commencé : « Mademoiselle Tercet, Blandine, nous savons que vous avez une famille que vous aimez, voyons… (il consulta sa liste) ah oui ! Paul et Maryse Tercet, vos parents qui résident 16, rue de la Roche-aux-Loups, et un frère aîné, Mickaël, marié à Linda, qui élèvent deux charmants enfants à Libourne… Christophe, surnommé Titou, et Juliette… Quelle chance vous avez ! Mais passons à autre chose : nous ne vous reprochons rien pour l’instant mais sachez que nous ne pourrons tolérer le moindre manquement au secret professionnel. J’insiste : vous êtes invitée à ne jamais évoquer l’incident que nous venons de connaître, JAMAIS ! Nous y tenons ! D’ailleurs, tout est réparé ! »

À ce moment, Mr Davis prit la parole, dans un français presque sans accent : « je n’irai pas par quatre chemins, Mademoiselle Tercet, un mot et c’est la porte, sans indemnités ! Et vous ne serez pas près de retrouver un emploi qualifié ! » L’Américain la fixait de ce regard perçant que lui rappelait aujourd’hui celui des êtres dans cette rue. Pourtant, à l’évocation de l’homme d’affaires, elle se souvenait en premier de sa ridicule moumoute roux poil-de-carotte.

Tout le monde reçut la leçon. Personne, à sa connaissance, n’avait parlé, n’avait osé dénoncer cette faille qui coûterait la vie à tant d’innocents, leur infligeant de terribles souffrances. Tous savaient : si l’un d’entre eux y faisait la moindre référence, tous perdraient tout, travail, ambition et surtout ceux qu’ils chérissaient.

Cette vie d’avant la catastrophe, elle aurait tant voulu y revenir et changer le destin. Mais cela aurait-il été possible ? Elle fixa la nuque de Marie… Avait-elle également acquis ce regard scrutateur et pénétrant ?

La voix commune murmura : « tu es comme nous, tu as le pouvoir ! Tu calmeras les ombres !

— Quel pouvoir ?

— Trop de questions ! Tu sauras en temps voulu ! »

Brusquement, son amie se retourna et elle regretta d’avoir soudain accès à ce qu’elle pensait d’elle : « pourquoi nous as-tu trahis, Blandine ? Que t’avions-nous fait ? »

Des échos rejoignirent les reproches de Marie, les voix de ses parents… ainsi, tout le monde avait péri et tous attendaient certainement leur sort après le purgatoire. Car personne n’avait été parfait, les mauvaises actions devaient être payées. Le prix, croyait-elle, c’étaient ces déambulations interminables dans cette seule et unique rue, dans cette obscurité profonde, avec, pour rappel de leur fin de vie, quelques lueurs de plus en plus rares émanant de l’usine en feu. C’était donc ça, la mort ! Combien de temps durerait cette errance ?

Personne ne savait. Tous se contentaient d’avancer. De chaque côté, apparaissaient de plus en plus d’êtres prostrés qui s’agitaient par moments, semblant vouloir se rebeller contre le flux des marcheurs. Certains les fixaient avec des yeux incandescents, d’autres n’avaient plus que deux trous noirs à cette place. L’un d’entre eux, un jeune homme aux cheveux en bataille, se précipita sur un marcheur, un grand homme ventripotent qui avançait avec arrogance. Celui-ci le maîtrisa d’un regard. Au début, ce fut un affrontement visuel qui dura certainement plusieurs minutes ou plusieurs années car le temps ne semblait plus avoir cours dans cet univers. Les yeux de feu luttaient contre le regard scrutateur qui ne réussit à gagner la partie que lorsque la flamme s’éteignit du visage du jeune courageux. Quelle haine devait être la sienne !

Ainsi, Leblond, le directeur qui avait menacé la famille de ses collaborateurs, évoluait à quelques mètres d’elle, toujours aussi arrogant, juste bon à mériter la damnation. Viendrait-elle un jour ? Après tout, punir ceux qui avaient pris la mauvaise décision après ce dilemme tragique pouvait représenter une forme de justice. Savoir que lui y échapperait aurait été pour eux une autre forme de torture. Mais existait-il une justice dans ce monde qui suivait le chaos ?

De chaque côté, d’autres pauvres êtres au regard éteint se glissaient craintivement dans les recoins les plus sombres. Blandine crut les entendre gémir. Il y en avait tellement qu’ils peinaient à se trouver une place qui les mit à l’abri de leurs persécuteurs. Tous devenaient tellement humbles que c’était à pleurer.

Puis, la foule se dirigea vers un portail immense sur lequel semblaient se mouvoir des silhouettes tourmentées. « L’enfer ! Monsieur Rodin ne s’était pas trompé ! » pensa Blandine. Cette vision d’horreur aurait dû les tenir éloignés mais le flot des marcheurs continua d’avancer. Elle remarqua que, sur la tête de certains, apparaissait maintenant une faille dans laquelle on distinguait des braises rouges. Ceux-là étaient poussés à l’avant par les marcheurs aux yeux inquisiteurs.

L’huis s’ouvrait, les gens entraient, hommes, femmes, enfants, vieillards. Tous se rebellaient, leurs protestations emplissaient la tête de la jeune fille. Quand les malheureux étaient entrés, retentissait une sirène puis leur hurlement s’élevait en un choeur suraigu et insoutenable qui confirmait leur nouvelle agonie. Mais c’était ici que s’effectuait ce tri important : une partie d’eux-mêmes en sortait, celle qui renfermait leur côté négatif, celle qui saurait se révolter, agacer les marcheurs, l’autre était épargnée.

Blandine attendait son tour… qui ne vint pas. Elle vit Marie franchir la porte. Elle s’entendit crier : « c’est injuste ! Marie était bonne, elle ne méritait pas ça ! Et tous ces enfants, qu’avaient-ils fait de mal ? »

Mais elle ne put même pas s’effondrer, laisser libre cours à son chagrin, le flux des autres marcheurs l’entraîna dans la direction opposée. La liberté ici n’existait pas, l’aurait-elle oublié ? Elle crut reconnaître, avant de perdre la vue, ses anciens collègues soumis au même châtiment. Tous partageaient un esprit commun où s’inscrivit la leçon : dans ce monde d’après, leur châtiment consisterait à soumettre puis persécuter ceux qui avaient déjà tant souffert par leur faute. Ils subiraient éternellement la douleur que provoquait le remords d’avoir laissé sacrifier des innocents. Chaque acte de harcèlement qu’ils infligeraient réveillerait la mauvaise conscience à tout jamais. « Ici, personne n’est épargné, pensait encore Blandine, ceux qui auraient pu être considérés comme bons subissent également une punition ! Est-ce parce que personne n’avait été parfait ? »

Les questions fusaient, aucun n’acceptait son sort sans obtenir de réponse : « si j’avais choisi de dénoncer leurs agissements, j’aurais sacrifié ma famille et celle des autres qui préféraient le silence au malheur de leurs proches. Aurais-je alors été meilleur ? Pourquoi dois-je subir la même punition que ceux qui ont forcé mon choix ? Pourquoi mes bonnes actions, beaucoup plus nombreuses que ma défaillance finale, ne me permettent-elles pas d’obtenir un châtiment plus léger ? Pourquoi n’ai-je pas droit à un jugement ?

— Comment peux-tu être sûr de ce qui serait arrivé ? Tu as été lâche et tu voudrais un jugement ? Où donc te crois-tu ? Maintenant tu es dans ton monde d’après, celui que tu as créé ! » leur siffla une voix supérieure.

Blandine s’aperçut qu’elle n’avait plus besoin de ses yeux pour observer, ils devenaient au contraire des armes. Le groupe des marcheurs devenait une entité qui tenterait toujours de rejeter ceux qui ne souffraient pas et ne ressentaient aucun remords. La lutte serait permanente et tous en souffriraient.

De chaque côté apparaissaient de nombreux êtres prostrés ou rebelles à assagir, les fantômes issus de l’explosion. Celle-ci grondait encore, uniquement pour se rappeler à leur souvenir.

Régulièrement, au cours de ce tourment permanent, des flashs de moments heureux, de ce qu’ils avaient perdu, leur apparaissaient qui s’évanouissaient en provoquant une douleur immense. Les images précédant leur trahison revenaient également pour augmenter la torture.

Ainsi, il semblait bien que ce monde d’après, injuste et basé sur la souffrance, les retiendrait éternellement.

 

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