Printemps volé

 

 

Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ? Les mystérieux vieillards aux yeux brillants avaient peut-être la réponse, mais ils ne semblaient pas vouloir l’énoncer, s’y refusant même avec des gestes de colère, comme si cela devait mettre en danger leur existence, ou tout au moins leur équilibre. Ils étaient de moins en moins nombreux, s’éteignant un à un comme s’ils étaient humains. Peut-être bien que c’était le cas : le regard qu’ils portaient sur les ombres ordinaires, où se mêlaient bizarrement la compassion et le mépris, était celui de frères aînés et déçus, plutôt que celui de ces aliens qu’on se plaît à imaginer pour le plaisir du frisson sans risque.

Certains les désignaient par le nom de Sages, pensant déceler dans leur comportement les traces d’un savoir perdu, et les croyant témoins d’une civilisation disparue. Mais pour la majorité des Calmes, qui formaient la plus grande part des habitants de la planète, la vraie nature des Silencieux (c’était le nom recommandé par les autorités, qui n’aimaient pas l’autre mot) restait une énigme sur laquelle, fidèles à leur culte de la sérénité, ils ne se penchaient qu’avec réticence, et après absorption d’un de ces cachets dont le nom se termine en -zépam. Ils avaient d’autres pilules, et mille manies hygiénistes dont le respect servait à gommer, avec les aspérités de la vie, les individualités et donc les conflits. De véritables clones n’auraient pas fait mieux. Bref, les Calmes avaient tout pour être heureux, et proclamaient d’ailleurs qu’ils l’étaient. Que pouvait leur faire un léger obscurcissement de l’horizon ? La plupart ne l’avaient pas encore perçu.

Leur tristesse était pourtant profonde, comme si quelque chose d’essentiel leur avait été enlevé, et méritait le deuil le plus amer. Personne ne mettait de nom sur cette absence, et tout le monde trouvait mieux de ne pas s’interroger longtemps. L’école n’évoquait le passé que par de brèves formules, qui parfois semblaient se contredire, passant de la « Grande peur » au « Nouveau monde » sans dire où était le lien. On ne faisait pas venir d’anciens en classe pour en parler, car les anciens, justement, auraient été ces Silencieux qui n’avaient rien à décrire, que cette sorte de vide intérieur par quoi l’homme se défend de ses propres souvenirs au point de les effacer pour de bon. On devinait simplement qu’ils avaient perdu quelque chose, d’abord à petites touches, avant que brutalement le naufrage s’accélère, et que le souvenir même s’en efface. En l’absence du mot adéquat, qui pour le bonheur et la santé de tous, n’apparaissait plus dans les programmes scolaires ni au fronton des bâtiments officiels, cette disparition n’avait jamais pu être identifiée. Conformément au principe de précaution, elle s’était transformée en interdit, et les résultats étaient là, exactement aussi flamboyants que la nouvelle devise : Modération, légumes, gel nettoyant, bisous.

Quant au Tutorat Numérique Terrestre, aucune de ses chaînes ne donnait à voir le moindre dossier sur cette génération perdue, et on y veillait à ne jamais prononcer le mot de « Sages ». Il est vrai que si ces gens avaient eu quelque chose à transmettre, c’eût été un immense doute. Pas de quoi faire recette, le public n’est pas demandeur d’inquiétude. Les universités, où l’on sait pourtant exploiter l’anecdotique jusqu’au trognon, n’enregistraient pas non plus la moindre thèse sur le sujet ; de toute façon cela n’aurait ouvert sur aucune chaire d’enseignement. Même en Californie : c’est dire ! L’opinion générale était qu’il ne s’était rien passé du tout, en tout cas rien d’important. C’était la position du gouvernement. Les prétendus Sages étaient tout simplement une espèce apparentée mais distincte, touchée par une pathologie inconnue. Le moment venu, la science expliquerait ce syndrome, qui les ferait orphelins d’un monde disparu si ce monde avait existé. Car il n’a jamais existé, hein, le monde où on bougeait à volonté. Quelle idée saugrenue, quand on y pense. Pourquoi pas la cueillette des fleurs sauvages, tant qu’on y est ? En tout cas, si on arrivait un jour à comprendre, ce ne serait pas grâce aux Sages, tant ils se montraient peu coopératifs. À en juger par leurs réactions à la vue de blouses blanches aux informations télévisées, ils avaient même développé une sorte d’aversion pour la médecine. Vraiment, ces gens étaient un mystère.

Pas pour tout le monde. Une petite fille était parvenue à communiquer avec l’un d’eux. Il se nommait Ulysse, et il était un peu plus gai que ses semblables, de la gaîté de ceux qui, après un malheur dont ils ne diront jamais rien, ne prennent au sérieux que l’humour. Un homme plein de drôlerie, et qui s’abstient de raconter sa vie ? Rien que pour ça, tout le monde l’aurait adoré chez les Calmes, mais il ne consentait pas à s’y mêler. Seule l’enfant trouvait grâce à ses yeux, et la petite Amandine, qui voulait tout apprendre, même ce qu’on jugeait prématuré pour son âge, comptait sur lui pour avancer dans sa quête de savoir. Il est vrai qu’elle se montrait plus mûre, malgré ses dix ans, que toute la Coordination Lycéenne réunie –surtout réunie. Elle était la seule à avoir senti chez lui une blessure, sans en identifier la cause, mais assez finement pour savoir la maladie incurable.

Bientôt l’Univers n’eut plus de secret pour elle, car Ulysse savait tout expliquer avec simplicité ; les équations viendraient plus tard, sans contredire ses images et ses métaphores. Ils devisaient ainsi en parcourant la nature, selon des itinéraires soigneusement choisis par le vieil homme, et dont Amandine devinait qu’ils étaient calculés pour les éloigner de toute présence importune. Une fois, elle avait voulu l’emmener dans son propre monde, obtenant même de son haut fonctionnaire de père une de ces « autorisations de circulation toutes zones » si rares et si désirées, pour lesquelles les Calmes se seraient battus s’ils en avaient eu la force. Mais il avait refusé en grommelant que la vie n’était pas une aumône, et Amandine n’avait pas insisté. Ils avaient repris leurs vadrouilles et leurs conversations (presque) savantes, et la petite fille s’en était contentée sans peine, tant elle en apprenait avec lui.

Il ne disait cependant rien sur l’étrange phénomène qui rapprochait lentement tous les astres de l’horizon, quelle que soit la latitude, comme si la terre s’éloignait du reste de l’Univers, pour aller, seule, vers un destin de glace. Les Calmes n’en étaient pas tous conscients, et ceux qui l’avaient remarqué ne comprenaient pas, expulsant bientôt la question de leur tête en appliquant là encore le principe de précaution : moins on cherche, moins on échoue. Imparable. Ulysse en revanche avait une hypothèse, mais elle était trop terrible pour une petite fille, et il préféra la taire. En même temps, il ne voulait pas laisser Amandine dans l’ignorance, au cas où ce savoir lui serait utile. Il devait lui laisser quelques indices, et il la savait assez fiable pour porter le secret sans le comprendre, mais assez intelligente pour le décrypter le moment venu.

Alors il lui donna la clé du silence des Sages, prononçant ce mot pour la première fois, avec un sourire triste qui transformait la formule en dérision, avant de confier à l’enfant que la période effacée de tous les souvenirs, absente des manuels d’histoire, inconnue des archives audiovisuelles, n’avait pas été seulement une épreuve, un « mauvais moment à passer », comme on disait à l’époque sans en croire un mot. S’il n’y avait eu que cela, ce n’aurait rien été. C’est le fait de l’avoir vécue sans réagir qui était le vrai cancer des âmes. Aucune fourche ne s’était levée dans les campagnes, aucune avenue n’avait été dépavée dans les villes, aucun rond-point n’avait été bloqué sur les routes. Chacun était resté dans son coin, seul avec son impuissance, bientôt repeinte en sagesse, avant de devenir officiellement une vertu. L’oubli avait suivi, car la honte n’a jamais eu d’autre thérapie. Amandine avait hoché la tête avec gravité, retenant chacun des mots prononcés en sachant qu’un jour ils prendraient sens.

Comme si quelque chose en lui n’attendait que cet aveu pour s’autoriser à prendre enfin congé, Ulysse avait ensuite disparu, et c’est dans une solitude assumée qu’un soir, au début de l’été, la lumière dans ses yeux s’était éteinte, comme semblaient lentement s’éteindre les astres de la nuit. Amandine l’avait attendu longuement, avant de deviner avec une infinie tristesse que sans doute il ne reviendrait pas. Au moins n’avait-elle jamais su explicitement qu’il était mort ; cela lui avait permis de rester pour toujours au stade du déni, la seule étape du deuil qui ait un sens, les suivantes ne sont qu’accommodements.

Vint le jour où le soleil lui-même se mit à pâlir, d’abord imperceptiblement, pour le commun des mortels, mais assez pour que les savants parlent à mots couverts d’une altération du Temps, et donc aussi de l’espace. Déjà certaines constellations étaient devenues difficiles à reconnaître, et si Cassiopée n’avait perdu ni sa forme ni son éclat, elle était désormais un peu seule depuis que Pégase et Andromède s’étaient à moitié effacées. Plus loin, le Cocher n’avait pas bonne mine lui non plus. Que dire alors des hommes ? Les Calmes étaient de plus en plus éteints, les Sages de moins en moins nombreux. Allait-on vers une disparition ? L’espèce est largement surévaluée, mais ça ferait quelque chose, tout de même.

On commençait à y penser dans chaque foyer, surtout lorsque la situation d’un membre de la famille le mettait en contact avec ceux qui savaient. Chez Amandine, dont le père était proche des cercles du pouvoir, cette prise de conscience émergea un soir que toutes les générations étaient réunies. On était en Août, mais contrairement aux autres années, on ne dînait plus sur la terrasse, et la lumière avait la tonalité argentée que prend parfois en plein midi le ciel d’un été indien. La traditionnelle pluie d’étoiles filantes n’avait pour la première fois pas eu lieu, et en secret, pour ne pas affoler les populations, les astronomes se rendaient les uns après les autres à l’évidence : toutes les étoiles étaient bel et bien en train de filer, au sens propre du mot, même si ce n’était bien sûr vrai que d’un point de vue purement terrestre, car leurs positions relatives ne changeaient pas. Les astrophysiciens avaient tiré des équations relativistes la limite vers quoi tendaient toutes les mesures : à l’issue d’une dérive dont on pouvait dater l’origine à l’année 2020, la terre se stabiliserait à un quart d’année-lumière de la position où elle devrait être. Très exactement à 2364855229000 kilomètres de là. Ce serait à l’extérieur du système solaire, mais pas d’affolement, hein, c’est encore à l’intérieur de la galaxie. C’est du moins ce qu’avait dit au Conseil, en détaillant son plan-média, le ministre de la Communication Apaisée, chargé de trouver le positif en toutes choses. Il ne pensait pas avoir de difficultés à rassurer les populations. Il est vrai que dans les larges avenues de la toute nouvelle capitale du monde, comme dans les palais blancs des institutions unifiées, le silence prévalait plus encore qu’à l’habitude, et les vastes espaces de l’orgueilleuse Nosocomia, dont l’acoustique était agencée pour étouffer jusqu’aux plus petits échos, jouaient à plein le rôle pour lequel ils avaient été conçus. Il n’y avait donc même pas de rumeurs, et l’insouciance était d’autant plus grande que les Sages évitaient la Ville de l’Avenir, la décrivant avec mépris comme l’enfant d’un hôpital qui aurait couché avec la Grande Motte. Ce genre de réflexion laissait penser qu’ils se référaient à un passé complètement disparu des mémoires, mais où se trouvait peut-être la clé de l’étrange comportement du Cosmos, de cette anémie du ciel dont les effets ne pouvaient plus être niés.

Des émissaires du Premier Ministre avaient été envoyés aux Silencieux, mais quels que soient les détours pris pour les amener à évoquer l’année taboue, venait toujours le moment où ils se refermaient, à l’instant même où l’on croyait toucher au but. Leur discours devenait alors semblable à celui de ces théologiens du Moyen-âge, capables d’aligner des centaines de phrases dont aucune ne dit positivement rien, pour construire la liste infinie de ce que Dieu n’est pas, sans jamais dire ce qu’il serait si d’aventure il existait. C’est de cette façon que selon la formule du plus célèbre de ces moines, tout était censé s’éclairer d’une « invisible lumière ». On restait effectivement dans le noir, mais attention, un noir précis, détaillé, profond, à côté de quoi ceux de Soulages clignotent comme des baraques de fête foraine. On en ressortait si impressionné que n’avoir en fait rien appris devenait un simple détail.

C’est dans la maison d’Amandine qu’un soir émergea une réponse. Son père, qui avait fait partie des émissaires envoyés aux Silencieux, venait de conclure par cette comparaison historique le récit de sa quête infructueuse, et comme la petite fille l’interrogeait en espérant avoir des nouvelles d’Ulysse, il se rappela qu’elle au moins avait pu établir un lien avec l’un de ces étrangers à la fois si proches et si lointains, et que peut-être il était temps de faire l’addition des deux mémoires, l’adulte et la toute fraîche, pour tenter de résoudre enfin l’énigme. Et puisqu’on vient d’en parler, pourquoi ne pas emprunter la méthode médiévale, et partir justement de ce qui est en creux, chez ces êtres rebelles à toute enquête ?

Ces gens connaissent tous les fruits, mais presque aucune fleur, et ils considèrent le cerisier du Japon comme une gigantesque « mauvaise herbe ». Ils croient que la fontaine de Vaucluse est toujours calme et verte, ignorant qu’elle peut être aussi joyeusement blanche et bouillonnante. Le brame du cerf ne leur est pas inconnu, mais pour eux le faon n’est qu’un mythe un peu kitsch, issu de l’imagination d’un auteur de dessins animés. Chaque année, au moment où la neige disparaît de la moyenne montagne et ne couvre plus les hauts sommets qu’à mi-pente, ils entrent tous dans une étrange léthargie, dont ils n’émergent des mois plus tard qu’à petits pas, en ayant pris trois kilos. Leur seule activité notable, dans cette sorte de catalepsie, est d’applaudir à heures fixes, sans raison apparente. On a rapidement cessé de s’interroger sur cette lubie, aucune des hypothèses imaginées ne conduisant à une conclusion sensée, la plupart menant même au ridicule. Ce mystère est peut-être de ceux qu’il vaut mieux ne pas élucider.

On ne comprend pas non plus l’étonnante allergie de cette génération envers des choses devenues aussi naturelles que les Gentils Drones et les Braves Hélicoptères, qui comme dit la Loi, « garantissent, encadrent et confortent » la tranquillité générale. Là-dessus, Amandine a quelques anecdotes à raconter, riant à pleines dents tandis qu’elle décrit le vieil Ulysse montrant le poing aux insectes mécaniques et les maudissant comme si c’étaient des nuisibles. La petite fille se souvient même l’avoir vu leur jeter des pierres. Avec un élan de fierté qui la surprend elle-même, elle avoue l’avoir imité, et s’être bien amusée ces jours-là, comme lorsqu’Ulysse a fait la même chose aux Caméras Rurales de Sécurité, dispersées dans la campagne et les forêts pour assurer le respect des itinéraires autorisés. Sa mère fait semblant de la gronder une demi-seconde, avant de céder elle aussi au fou-rire, admirative au fond d’elle-même de la maturité de la fillette, qui a gardé ces anecdotes pour elle malgré les récompenses promises aux enfants par la Brigade de Suivi Familial.

Mais tout cela ne dit rien de ce qui s’est passé exactement, et mille choses restent inexpliquées, constituant autant de lacunes dans des vies devenues brutalement somnambules, comme si la planète avait été prise d’un épisode psychotique généralisé. Comment expliquer autrement l’ignorance du rôle des abeilles dans la reproduction des plantes, la tendance à tailler les arbres au plus mauvais moment, le mélange de crainte et d’attirance à la vue d’une plage déserte, comme si c’était une sorte de fruit défendu, et les yeux ronds quand il est question de l’ouverture de la pêche ? Amandine se souvient même de l’unique déception que lui ait jamais causée Ulysse : l’oubli des œufs de Pâques, qu’il aurait été si drôle de chercher avec lui en parcourant la forêt jusqu’en ses replis les plus secrets. Mais comment ne pas lui pardonner ? Il était si sincèrement contrit … tout en continuant à se demander in petto de quoi il s’agissait, car le mot de Pâques ne lui disait rien.

Le temps passe, et la liste s’allonge, déroulant un inventaire parfois tragique, parfois cocasse, où ne manque plus qu’un raton laveur pour que cela ressemble à du Prévert. Mais tout le monde ne peut pas être poète, et aujourd’hui c’est un historien qu’il faudrait. Hélas, il faut de la matière pour écrire l’histoire : des témoignages, des chants de guerre, des discours, des affiches, des cathédrales, des machines, des palais, des navires, des ruines et des épaves… Là, c’est le brouillard des anecdotes sans queue ni tête. Il faut s’y résigner, cette histoire-là ne sera jamais écrite. Peut-être les Sages ont-ils raison, dans leur silence obstiné : l’oubli est sans doute le mieux, il est temps de l’accepter, comme il va falloir accepter la distorsion du Temps, ce quart d’année disparu, et ses mortelles conséquences. D’ailleurs, la nuit est venue, et Amandine a cessé de questionner, pour simplement se pelotonner sur sa mère, l’œil un peu humide, tout de même, parce qu’Ulysse, c’était son copain, et il ne viendra plus.

— Ma pauvre chérie, murmure la maman, j’ai l’impression qu’on ne saura jamais ce qui est arrivé.

— Je crois que je sais, dit la petite fille. Une fois, on a volé le printemps.

 

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