Au courant de rien

 

Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ?

Il avait fallu si peu de chose. C’était arrivé comme cela. Un matin. À l’heure où l’Humanité tente d’émerger des bras de Morphée pour se vautrer dans ceux de l’information et du tumulte des choses. Je dis « à l’heure où », mais même cette information est sujette à caution. Quelle heure était-il donc ? Était-ce d’ailleurs à la même heure partout dans le monde, en tous lieux ? En tout cas pour moi cela devait être arrivé vers 8h du matin, un lundi. Ce moment de la semaine, c’est le plus difficile à vivre pour tous les gens qui comme moi se plaignent de devoir aller au travail, alors que tant d’autres se plaignent de ne pas avoir les ressources permettant tout simplement de vivre. Le lundi est le pire jour de la semaine, surtout le lundi matin car c’est le moment où la routine du travail que l’on n’apprécie pas se met en place. La perspective de revoir des collègues désagréables pour interagir malgré tout avec eux et réaliser des actions inintéressantes et stériles. Ce lundi-là avait plutôt mal commencé. Je m’étais réveillé en me sentant particulièrement reposé. Cela ne m’arrivait jamais le lundi matin. La faute à ce fichu réveil qui, du bas de ma table de nuit se prend pour un petit chef et se permet de me donner un ordre, celui de quitter mon environnement douillet et confortable. Je me sentais reposé donc ce matin, prêt à affronter l’environnement extérieur. Passé mes étirements horizontaux et bien décidé à démarrer la journée, je tournais les yeux vers le cadran du réveil. Deux informations entrèrent en conflit d’importance dans mon esprit. Le cadran lumineux était éteint ! Fichu réveil. Cela signifiait immédiatement deux choses. La première, c’est que je ne connaissais pas l’heure. La seconde c’est que mon état de forme et de repos m’indiquait clairement que j’avais dépassé l’heure normale de mon levé d’ « employé modèle ». À ce moment précis, il est bien évident que je n’avais pas encore conscience que le monde avait cessé de tourner comme ce cadran pourtant numérique. Évidemment ce n’était pas mon absence à l’heure de l’embauche qui en était la cause, mais pour moi, comme tout humain qui croit avoir droit au respect des autres, le plus important était que j’allais me faire engueuler en arrivant.

Cette journée d’été s’annonçait pourtant sous de bons auspices. Le soleil était déjà radieux et inondait de ses rayons mon petit chez moi. Les forces de la nature représentées par les ombres qui se faufilaient sur ma moquette se liguaient donc contre moi pour me rappeler à quel point j’étais en retard. J’ai essayé de mon mieux, avec la futilité qui caractérise l’individu, de rattraper le temps perdu. Perdu pour qui ? Il restait un fond de café froid dans la cafetière, coulé de la veille. Ma tentative pour le faire réchauffer dans le micro-ondes n’a pu aboutir. Je devais avoir un problème électrique, ce qui expliquait, même si je n’en cherchais aucune explication, ni n’en trouvait aucun soulagement, la panne de mon réveil. Ce café froid, avalé à la hâte, ne fit que renforcer l’amertume déjà présente de tout lundi matin et de celui-ci encore plus.

En sortant sur le palier de ma porte, évidemment, la lumière des couloirs ne fonctionnait pas. Est-il nécessaire de préciser que l’ascenseur, lui aussi, imposait sa volonté, résistant à la mienne et refusant de répondre à mes impulsions frénétiques sur le bouton d’appel ? Je descendis donc quatre à quatre les cinq étages de mon immeuble. Au fur et à mesure que je me rapprochais du sol, mon agacement ne cessait de monter. J’avais une petite voix dans ma tête qui ne cessait de me dire « je suis en retard, je suis en retard, je suis franchement en retard », avec une petite mélodie chantante qui ne faisait que renforcer mon énervement. J’avais à la fois le sentiment d’être un adulte puéril conditionné par les livres et les dessins animés ingurgités durant son enfance et en même temps le sentiment de comprendre comme jamais la psychologie du lapin d’Alice au pays des merveilles. Arrivé sur le palier du rez-de-chaussée de mon terrier, j’ai croisé quelques-uns de mes voisins à qui, comme à chaque fois, j’ai glissé les mots convenus sans rien en attendre ni même écouter leurs éventuelles réponses en retour. Je poursuivis en marche rapide mon trajet à destination de mon automobile en pestant dès à présent sur les bouchons à venir, sur le prix que j’aurais à payer à la fois pour me déplacer puis une fois sur place, le prix supplémentaire à payer pour cette fois ne plus me déplacer. Et en même temps, tout cela pour déjà entendre à mon arrivée les récriminations de mon chef et les réparties douteuses, humoristiques ou acides, de mes collègues. Oserais-je dire que, comme je pouvais m’y attendre, l’ouverture électrique des portières ne fonctionna pas ? Je redécouvris l’usage de la clé dans une serrure et parvint enfin à prendre place dans ce lieu de pouvoir et d’omnipotence que constitue le siège conducteur de son propre véhicule. Les mains sur le volant, je reprenais enfin les rênes de ma vie. J’ai mis la clé de contact et démarré mon véhicule. Rectification. J’ai mis la clé de contact et mon véhicule ne voulut pas démarrer. Il y a des moments où le sort s’acharne et où l’univers est contre vous ! Après avoir pris les mesures immédiates de tout automobiliste dans ce genre de situation, à savoir taper de toutes mes forces sur le volant, je regardais autour de moi. Je ne veux pas dire que jusqu’à présent j’avais fait tous mes déplacements les yeux fermés mais simplement je réactivais la fonction œil-cerveau-interprétation des données visuelles. Il faisait très beau ce jour-là, je l’ai déjà dit, mais ce qui attira mon attention fut simultanément l’absence de véhicules en marche autour de moi corroborée par la présence de trop nombreux piétons affairés. Plus encore, mon trouble se renforça quand je pris conscience que les individus s’étaient agglomérés en groupes compacts qui semble-t-il discutaient avec force geste, ensemble. Il n’est jamais bon de voir des gens qui ne se connaissent pas discuter ensemble. Soit cela signifie que l’équipe nationale de football a remporté une compétition, soit que le prix de l’essence est en train de progresser. Dans le premier cas Panurge ressort heureux, dans le second cas les moutons vont exprimer leur désaccord en manifestant bruyamment dans les rues… tout en revendiquant, les mêmes ou d’autres, des actions immédiates pour une amélioration de la qualité de l’air.

En tant qu’individu civilisé, je n’avais d’autres opportunités pour m’informer que d’allumer mon poste d’autoradio. Je n’étais pas encore suffisamment inquiet pour aller au-devant des autres et m’enquérir de leurs sujets de discussion. Après tout, les journalistes sont là pour ça. Nous dire ce qui se passe et ce qu’il faut en penser puis nous sonder pour savoir si on a bien compris. Mon action d’Homo sapiens sur le bouton d’interrupteur de l’autoradio resta lettre morte. J’eus beau tourner dans un sens puis dans un autre puis dans les deux le bouton du volume, je n’obtins pas même le grésillement désagréable d’un signal mal capté. C’est peut-être à ce moment que la peur commença à m’envahir. Je considérais en tant qu’individu de conscience que j’avais dépassé le stade de la malédiction du Chat Noir. Mon incapacité à maîtriser la technologie ne me semblait pas uniquement être personnelle et individuelle. L’absence d’autres véhicules roulant autour de moi ne pouvait être lié qu’à un défaut mécanique généralisé qui me dépassait. À défaut d’autoradio, il me restait heureusement mon smartphone et avec lui mon lien avec le reste de l’humanité. J’aurais dû y penser plus tôt. On ne peut que se fier aux technologies étrangères et j’avais décidé de lier encore plus chaque instant de ma vie à ce petit appareil qui ne vous trahit jamais malgré les rumeurs qui veulent faire croire le contraire. Je sortis donc de ma poche mon petit confident qui heureusement, lui, m’est toujours fidèle. Avec lui, je retrouvai enfin l’indication de l’heure. Après les moments de trouble, que je venais de vivre la simple indication de mon retard visuellement important m’apporta presque un peu de soulagement. Celui-ci fut rapidement tempéré par l’absence de réseau. Mais ça, cela m’arrivait souvent, pas d’inquiétude. Juste l’impossibilité de capter les chaînes d’information. J’allais devoir faire un acte surhumain pour moi. J’allais devoir me porter à la hauteur de mes semblables et communiquer avec eux pour savoir s’ils avaient des informations sur les problèmes manifestement communs et techniques.

Je sortis de ma voiture. Tout en me dirigeant vers un groupe de mes congénères, mon interaction oreille-cerveau m’interpella en portant à ma connaissance le silence inhabituel et le bruit, lui aussi inhabituel, des oiseaux. Je levai les yeux vers le ciel et n’y trouvai aucune trace des sillons creusés dans le paysage aérien par les vols réguliers qui labouraient l’espace du même nom tout en marquant leur passage d’une empreinte sonore. J’arrivai enfin à hauteur d’un groupe d’individus disparates, bigarrés et véhéments. Je dirais même bruyants. En m’approchant d’eux, je fus rassuré de voir leurs interactions où tous parlaient en même temps et personne n’écoutait personne. Au moins, même en ces temps où la technologie nous trahit, l’Humanité reste fidèle à elle-même. Avant de pouvoir discerner clairement les conséquences, je pus capter au vol, les causes. Il y avait eu bien sûr le lancement d’une bombe à partir d’un pays lointain. C’était évidemment la conséquence d’une mise à jour informatique mondiale. La mère nature et nourricière, Gaya elle-même, s’était révoltée. L’économie mondiale avait fait faillite dans la nuit et déclenché en cascade l’interruption de tous les services. En conclusion, le gouvernement inique avait dû être la cause du malheur des gens. J’ai dû me jeter moi-même dans les flots de parole et posait la question qui avait dû l’être dans les épisodes précédents mon arrivée. Question simple : « qu’est-ce qui se passe ?». Réponse complexe : « l’électricité ne fonctionne plus nulle part ! ».

Incompréhension totale. Stupeur généralisée. Chaos partagé. Je regardais autour de moi. Je vis des adolescents. Je fis l’expérience surréaliste de voir en un instant défiler les états successifs dans lesquelles ils étaient passés. La joie du réveil qui ne sonne pas, l’enthousiasme de ne pas pouvoir aller à l’école, la volonté de pouvoir partager ce bonheur avec leurs amis, l’incompréhension puis la stupeur puis la peur et enfin le désespoir de ne pouvoir le faire. Pas de réseau. Pas de communication. Pas de réseaux sociaux. Leur smartphone n’était plus qu’une lampe de poche et un baladeur de musique provisoire jusqu’à extinction de la batterie. Ils contemplaient, les yeux rougis, hagards, la petite barre indiquant le volume de chargement en électricité. Ils partageaient sans le savoir l’inquiétude voire la terreur du trappeur perdu dans l’hiver du Grand Nord qui voit son feu de camp se réduire petit à petit tandis qu’il entend les loups qui le guettent. Dans une société, une civilisation, qui a tout bâti autour de la fée électricité, cette interruption était l’apocalypse annoncée, précédée par les trompettes du silence. Tout s’annonçait compliqué pour le monde d’après. Mais tout était résumé par le regard vide de ces adolescents assagis, anesthésiés par ce qui arrivait, se croisant en silence. Pourquoi parler à des smartphones sourds et muets ? Leurs regards humides, luisants et pénétrants restaient figés sur leurs écrans dont les lumières déclinaient déjà.

Ils n’étaient au courant de rien !

Je sentais que tout espoir était perdu quand je perçus en moi, dans ce monde d’après, le sentiment monter que mes collègues me manquaient …

 

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