Les phrases dans le ciel

 

Dans le monde d’après, des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ?

Le monde d’après. Arthur Stirner avait peine à dire quand il avait commencé.

Août 2040. Autour de lui, des centaines de fidèles. Il les entendait murmurer, dans une sorte d’extase, des louanges au dieu Azoth.

L’astronome ne cessait de s’interroger.

« Quand ? Quand est-ce que tout cela a commencé ? »

La nuit était claire, sans nuages. Une nuit chaude et à l’atmosphère pesante.

Dans ce temple à ciel ouvert, en plein cœur du désert, les croyants s’étaient réunis pour clamer la gloire d’un nouveau Dieu. Sur l’estrade, sous l’œil perçant des Gardiens, le prêtre psalmodiait quelques prières adressées au très haut souverain de l’Univers, le grand Azoth, le forgeur des destinées.

Azoth.

Ce dieu étrange, venu des confins de l’espace, et qui anéantirait bientôt la vie d’Arthur.

Tandis que les fidèles qui l’entouraient chantaient la gloire du Sauveur de l’Humanité, Arthur ne cessait de contempler la voûte céleste. Comme il était étrange de penser que ce ciel magnifique et mystérieux serait un jour son fossoyeur !

Il aurait voulu croire. Croire qu’un signe apparaîtrait, et le sauverait d’une mort prochaine. L’espace d’un instant, l’astronome voulut prier. Mais il rejeta aussitôt cette idée saugrenue. Prier ? Geste indigne, pour un athée. Il n’avait jamais fait appel à Dieu, alors, il n’était plus temps de le supplier.

Les lumières sombres à l’horizon se rapprochèrent. Bientôt, les vaisseaux d’Azoth se poseraient dans le champ, et emporteraient les pêcheurs dans les confins stellaires. Les pêcheurs dont il faisait partie.Le prêtre d’Azoth leva la main et désigna les lumières qui grandissaient dans le ciel.

« Voici, enfin, les vaisseaux d’Azoth ! Agenouillez-vous devant la puissance divine, et priez la miséricorde du Seigneur. »

Les fidèles, obéirent sans discuter, la peur au ventre.

« 2035. C’est en 2035 que tout a commencé. » se dit Arthur.

Juin 2035. Aux millions de morts causés par la maladie, succédèrent la haine, la colère et la peur. Personne n’avait su arrêter ce virus sorti du néant.

On accusa d’abord les politiques. Incapables de gérer la crise, incapables de trouver « les solutions ». Quelles solutions ? Personne n’en avait la moindre idée.

Malgré les confinements successifs, les vaccins, les morts, chaque jour, rappelaient l’impuissance humaine face à cette maladie mortelle et changeante.

L’impuissance de la Science. Celle-là même qui avait tiré l’Homme du fanatisme, des peurs et des superstitions, aujourd’hui, elle se montrait inapte à maîtriser la course folle de l’épidémie. On vit se succéder des dizaines d’hommes providentiels. Certains, enthousiastes, prétendaient avoir identifié la molécule miracle. D’autres se pressaient dans les médias pour clamer, optimistes, la fin prochaine de l’épidémie. Mais le temps passait, et rien ne changeait.

Les morts furent plus nombreux, la maladie plus dangereuse.

Alors, après s’être détourné du politique, on se détourna de la Science. On se mit à la recherche d’un Dieu auquel on ne croyait plus. Les nouveaux fidèles se pressèrent dans les églises, les mosquées, les synagogues. Un signe. Voilà tout ce qu’ils attendaient. Et le signe arriva. En plein cœur du désert d’Atacama. Là même où Arthur Stirner travaillait.

Astronome au prestigieux observatoire VLT, sa mission consistait à cartographier l’Univers observable.

Du fait des dimensions vertigineuses de l’Univers, la lumière des astres parvient à la Terre avec un certain retard. Les rayons du Soleil n’atteignent la Terre qu’au bout de huit minutes. La lumière de l’étoile polaire, 430 années.Certains astres sont si distants qu’on ne peut les observer. Ils sont en dehors de l’Univers observable.

Mais plus le temps passe, et plus l’Univers observable s’agrandit. Chaque jour, des millions d’étoiles, de galaxies et de nébuleuses sont ainsi découverts par les astronomes du monde entier. Les rayons lumineux, émis par ces astres il y a plusieurs milliards d’années, atteignent enfin les instruments d’observation et révèlent leur existence aux hommes.

Il s’agit alors de nommer, classer et répertorier les astres. Un travail de titan, que réalisait avec passion Arthur Stirner depuis maintenant quinze ans.

Loin de ses proches restés en France, les journées d’Arthur étaient quelques fois teintées de solitude et de mélancolie. C’est pour cette raison qu’il consacrait l’entièreté de son temps à son unique passion : l’Univers.

Durant ses jours de congés, l’astronome s’était amusé à programmer un logiciel pour le moins original : « Symbolia » était son nom.

Symbolia était un programme qui recherchait automatiquement tout symbole constitué par un groupement d’étoiles. Une lettre, parfois une phrase, quelquefois des dessins étranges, voilà ce qu’Arthur s’amusait à observer dans son temps libre.

C’était une façon, pour cet athée incorrigible, de s’émerveiller des hasards et des coïncidences de l’Univers.

Il avait ainsi détecté, dans la zone de la nébuleuse d’Orion une constellation qui représentait un cheval aux contours élancés. Une autre fois, il s’était amusé de voir le mot « Deus » formé par une myriade d’étoiles dans la galaxie du Triangle.

Ce divertissement était un agréable passe-temps pour ce brillant astronome.Jusqu’à ce soir de juin. Le 8 juin 2035, date à laquelle il fit une découverte saisissante. Il était 23 heures quand le logiciel « Symbolia » tira Stirner de sa somnolence.

« Alerte ! Alerte ! Symbole découvert à une distance de xxx milliards d’années-lumière, à la limite de l’univers observable. »

S’éveillant tout à fait, Stirner remit ses lunettes et scruta avidement les écrans de contrôle. Le logiciel Symbolia finalisait la rédaction du compte-rendu.

« Allez ! Dépêche-toi ! » Cette chasse au trésor cosmique excitait l’esprit d’Arthur au plus haut point.

La découverte qu’il fit ce soir-là le plongea dans un étonnement indescriptible.

« Ego sum Deus. »

« Je suis Dieu… » murmura Arthur, le souffle court.

Une phrase entière. Pas un mot isolé. Pas un simple dessin. Une phrase complète, formée par des étoiles qui venaient juste d’entrer dans l’Univers observable. A plusieurs milliards d’années-lumière de la Terre.

« C’est impossible… »

Saisi d’effroi, l’astronome se précipita sur le clavier de son ordinateur pour programmer une nouvelle analyse.

« Sans doute une erreur du logiciel… »

Mais cela n’était pas une erreur. La seconde analyse dura une vingtaine de minutes. Le résultat fut le même : quatre cents étoiles formaient la phrase « Ego sum Deus. »

« Tout ça n’est que le fruit du hasard. » pensa Stirner. « Des millions d’étoiles sont découvertes chaque jour. C’est une coïncidence. Une coïncidence troublante, certes, mais… »

« Alerte ! Alerte ! Symbole découvert à la limite de l’univers observable. »

Stirner ne put s’empêcher de frémir. Il tapa frénétiquement sur les touches du clavier pour obtenir le rapport détaillé. Le texte était écrit en latin.

« Je suis Azoth. L’heure du Jugement est venue. »

Quand il lut cette phrase, l’astronome n’eut plus de doute. Il ne pouvait y avoir de hasard.

« Cela signifie donc… » murmura Stirner.

C’était tout simplement vertigineux. À supposer que ces messages stellaires soient l’œuvre d’une entité supérieure, ils avaient donc été écrits… il y a plusieurs milliards d’années. Dans une langue qui n’existait pas encore. Un message adressé à une espèce qui n’apparaîtrait que bien plus tard.

En bon matérialiste qu’il était, Stirner eut bien de la peine à admettre la réalité de ce signe divin. Toute la nuit durant, il étudia et analysa les astres qui constituaient les messages découverts.

Des étoiles on ne peut plus banales : géantes rouges, naines blanches, quelquefois des supernovæ. Les dimensions des corps célestes correspondaient aux standards.

Aucune trace d’un corps bâti par une civilisation extraterrestre.

À six heures du matin, après une nuit blanche consacré au travail, la conclusion était évidente :

« Dieu communique avec nous. Et son nom est Azoth. »

Dans un monde livré aux guerres, à la mort, et à la perte de sens, la nouvelle fut accueillie avec enthousiasme et ferveur.

Le conseil de sécurité des Nations Unies dut se réunir en urgence, le 15 juillet 2035.

Arthur Stirner, le messager de Dieu comme on l’appela depuis, fut invité à cette conférence exceptionnelle, pour révéler cette découverte sans précédent.

  • Tous les messages que nous avons détectés au « very large telescope », dans le désert d’Atacama, semblent témoigner de la présence d’une intelligence supérieure. Les étoiles qui sont apparues à la limite de l’Univers observable semblent avoir été « agencées » dans le but de communiquer des messages à notre civilisation.
  • S’agirait-il de l’œuvre d’une forme de vie extraterrestre ? demanda le secrétaire général de l’ONU.
  • Nous ne le pensons pas, et ce, pour une raison simple : plusieurs centaines, plusieurs milliers d’étoiles constituent les messages que nous détectons chaque jour. Il nous est possible d’envisager qu’une civilisation aux technologies plus avancées puisse organiser l’agencement des étoiles. Mais plusieurs milliers… C’est un travail d’une ampleur…
  • lâcha le secrétaire de l’ONU, émerveillé.
  • D’autre part, même une civilisation très développée ne pourrait être en mesure d’écrire des messages… en latin, avant même que ce langage n’existe.

Un frémissement traversa la salle de conférence. Athées, agnostiques, religieux de tous bords : on fut forcé, parfois malgré soi, de reconnaître l’œuvre de Dieu.

La découverte de Stirner eut le mérite de rassembler l’Humanité… Avant de la perdre, une fois de plus.

D’abord enthousiastes, les humains établirent un nouveau culte, dédié à Azoth, le seul et unique Dieu. Celui qui s’était dévoilé aux yeux des hommes, par le biais de ces messages stellaires.

Mais, lentement, les nouveaux fidèles sombrèrent dans une sorte de frénésie métaphysique.

On rejeta les politiques pour laisser la place à des leaders religieux, seuls capables d’interpréter les messages d’Azoth, parfois énigmatiques.

On persécuta les sceptiques, les athées, tous ceux qui osaient s’opposer publiquement à ce « culte rétrograde ».

Le monde bascula dans une ère de terreur. Et les actions intentées par les derniers résistants au culte ne firent qu’empirer les choses.

Après l’assassinat de la prêtresse du temple stellaire à Paris, un ordre de gardiens fut créé pour protéger les prêtres et les fidèles.Des hommes et des femmes endoctrinés devinrent les gardiens fanatiques et silencieux de cette nouvelle religion. Les prêtres remplacèrent les astronomes et contrôlèrent les principaux observatoires du monde entier.

« Désormais, plus rien ne fera obstacle au règne d’Azoth. » se dit Arthur Stirner, en lui-même.

Août 2040.

Arthur avait échappé à la mort en se rendant utile aux prêtres, dans le désert d’Atacama. Il leur avait expliqué le fonctionnement du logiciel Symbolia. Cette ferveur religieuse lui déplaisait au plus haut point. Mais il était contraint de l’accepter. Pour survivre.

Hélas ! La soumission n’était plus suffisante, en cette époque sombre.

Après la découverte, en juillet 2040, d’un message annonçant la venue prochaine des vaisseaux d’Azoth, les prêtres décidèrent de sacrifier les mécréants au grand Azoth.

Arthur était de ceux-là. « Pas assez fervent. Trop intéressé par les sciences. » lui avait dit le grand prêtre du désert d’Atacama.

Pour invoquer les vaisseaux d’Azoth, les prêtres envoyèrent des messages radio à travers l’espace, priant le très Haut de venir purifier la Terre au plus vite.

Ce qu’il fit, le 9 août 2040. Date de la cérémonie des pêcheurs. Date à laquelle les vaisseaux devaient atterrir pour emporter les pêcheurs sacrifiés par les prêtres d’Azoth.Les vaisseaux atterrirent sans un bruit, à quelques dizaines de mètres du temple stellaire.Lentement, la rampe d’un vaisseau se déploya.Le silence régna dans l’assemblée. Prêtre, gardiens, fidèles : tous attendaient les ordres du Dieu révélé. Une voix sourde et métallique résonna dans la nuit.

« Conduisez le pêcheur Arthur Stirner jusqu’à l’entrée du vaisseau. »

Le prêtre, accompagné des gardiens, s’empressa d’emmener le pêcheur. La foule, haineuse, proféra des insultes au passage de l’astronome.

« Tuez-le ! Emmenez-le dans les flammes de l’Enfer d’Azoth ! »

Malgré sa condamnation à mort, Arthur était prêt pour le grand voyage. Il était serein.

« Je me suis trompé. Dieu existe. Alors, j’imagine que tout cela fait partie d’un plan. Un plan qui me dépasse. » se dit-il.

Seul, il entra dans le vaisseau, dont la rampe se releva immédiatement. La pièce dans laquelle il se trouvait était vide. Juste deux sièges, au centre de la pièce.

Il se demanda s’il devait s’asseoir.

Instantanément, une voix émergea du vaisseau. « Vous pouvez vous asseoir, bien entendu. »

Quand il s’installa dans le siège, Arthur vit apparaître un hologramme dans le siège en face de lui. Quelle ne fut pas sa surprise quand il vit un être humain !

  • Ne vous étonnez pas de mon apparence, cher Arthur. J’ai choisi cet hologramme pour ne pas vous effrayer, mais je ne suis pas humain.
  • Vous êtes donc un messager de Dieu ?
  • Dieu ? Que me chantez-vous là ? s’esclaffa l’étranger. Dieu ! Quelle drôle d’idée !
  • Mais… Les étoiles dans le ciel… Les messages stellaires que nous lisons depuis cinq ans…
  • Des messages ? Depuis quand Dieu discute-t-il avec ses créatures ? Croyez-moi, M. Stirner, ma civilisation existe depuis cinq milliards d’années, et nous ne savons toujours rien de celui qui a bâti cet étrange Univers !
  • Alors, les phrases dans le ciel… ça n’étaient que des coïncidences ?
  • Stirner, vous êtes astronome… Il y a des milliards de milliards d’étoiles dans cet univers. On pourrait lire des romans, si l’on s’amusait à observer toutes les constellations de l’Univers !
  • Mais alors, comment êtes-vous arrivé ici ?
  • Je suis originaire de la planète Xana, dans le système d’Alpha du Centaure. Je fais partie de la brigade de régulation des civilisations. Notre mission est de favoriser l’essor des civilisations pacifiques, et de détecter celles qui pourraient être dangereuses. Il y a quelques jours, nous avons reçu d’étranges messages radio… Cela parlait d’un prétendu dieu, Azoth, et de sacrifices humains faits en son nom…Vraiment, quelles étranges coutumes ! Je suis navré, M. Stirner, mais je n’ai pas le choix. Je dois réguler votre civilisation.

En un instant, la Terre venait de disparaître.

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