LA FEMME LA PLUS PUISSANTE DU MONDE

 

 

 

« Dans le monde d’après, des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ? ».

-C’est pour ton article dans Science & Vie, ça ? Des lumières sombres… C’est n’importe quoi.

-C’est de la poésie, Adil. Cela s’appelle un oxymore. C’est comme un « silence assourdissant » ou des « flammes glacées ».

-Bien, Maîtresse Jehanne. Tu fais ta maligne parce que tu as lu deux ou trois livres du monde d’avant ?, se moqua l’éphèbe à la peau cuivrée.

-Tu ferais bien de faire pareil. On n’en sait jamais assez. Et vu la durée actuelle de la vie humaine, enrichir sa culture me paraît plutôt une bonne idée, répliqua la femme à ses côtés.

Jehanne Vitalis avait la peau fraîche et pâle, des yeux bleu océan et d’interminables cheveux roux qui se balançaient le long de son dos. Elle faisait partie d’un petit groupe de botanistes expérimentés envoyés en reconnaissance aux abords de la ville.

Il y a très longtemps, Bruxelles était marécageuse et sujette à des inondations périodiques accompagnées d’épidémies de choléra. Puis, en 1871, il a finalement été décidé de voûter la Senne, ce qui a permis de se protéger des aléas du fleuve. Malheureusement, en raison des pluies fréquentes et intenses de ces dernières décennies, la capitale avait été si fréquemment inondée que les autorités avaient fait construire de nouvelles constructions sur pilotis – telles les antiques stations de forage en mer – pour éviter les coûteux dégâts lors des brusques montées des eaux à répétition.

Quant aux environs de la ville, ils étaient redevenus des marais, toxiques pour la plupart. Les animaux avaient muté, dangereusement pour certains et les habitants des banlieues environnantes avaient été déplacés de force dans les centres villes.

Comme si cela ne suffisait pas, la fertilité était en chute libre à cause de la pollution et la population mondiale avait drastiquement diminué. Les humains ne se reproduisaient plus. La machine était cassée.

Pourtant, l’instinct de survie étant le plus fort, on trouva une solution: le traitement par Renouvellement Cellulaire Profond ou RCP. L’âge n’était désormais plus synonyme de vieillesse.

Durant les premiers essais, la peau séchait et muait comme une peau de serpent pour faire place à une peau jeune, lisse et sans défaut. On parvint ensuite à faire en sorte que le changement soit imperceptible. Avec ce traitement, les rides et autres taches de vieillesse disparurent complètement. Mais ce n’était que le sommet de l’iceberg. Le renouvellement cellulaire bénéficiait au corps entier. Ainsi, le cœur et tous les autres organes étaient ceux d’une personne de vingt ans, à l’apogée de sa condition physique.

Si vieillesse pouvait, si jeunesse savait, disait le proverbe. C’était devenu possible.

Bien sûr, dès qu’on arrêtait le traitement, la nature reprenait peu à peu ses droits et les effets du vieillissement se faisaient ressentir avec encore plus de force qu’avant mais qui aurait voulu arrêter ? Ce traitement était proposé gratuitement par les autorités pour s’assurer le maintien d’une démographie acceptable, le temps de trouver une solution au vrai problème : l’infertilité.

C’est la raison pour laquelle Jehanne Vitalis, Adil El Malki et deux autres botanistes de haut vol pataugeaient ce jour-là avec précaution dans les marais de l’Ouest de Bruxelles à la recherche d’un gattilier. Cette plante qui se développe dans les lieux humides était utilisée à des fins médicinales depuis l’Antiquité. Hippocrate, le père de la médecine la préconisait déjà pour son rôle de régulateur hormonal et ses bienfaits contre les troubles hormonaux féminins.

-Tu es sûre qu’on va trouver ce buisson ici, Jehanne ? demanda Adil. C’est plutôt une plante du bassin méditerranéen normalement.

-C’est vrai mais tu sais bien que depuis le début du réchauffement climatique, de nombreuses espèces animales ou végétales ont migré vers le Nord. Le gattilier ou « poivre des moines » en fait partie. En plus, il adore les zones humides. Alors, quoi de mieux qu’un marécage…

-Bon, y a plus qu’à le trouver alors. Si quelqu’un voit un buisson à fleurs mauves, criez stop !, plaisanta Adil.

Soudain, Jehanne poussa un cri déchirant qui fit frémir ses compagnons de route. Pliée en deux, les mains sur le ventre, elle semblait vraiment souffrir. Tout le monde s’arrêta et la regarda avec stupeur.

La douleur – à moins d’être provoquée intentionnellement – avait pratiquement disparu dans ce monde d’après. Dans l’esprit collectif de l’époque, souffrir était synonyme de vieillir et bien que Jehanne fêterait bientôt ses cent douze ans, elle avait le corps d’une toute jeune adulte. Un des effets du traitement RCP. Tout comme la pousse rapide des cheveux d’ailleurs.

-Jehanne, qu’est-ce que tu as ? Qu’est-ce qui se passe ? s’inquiéta Adil en s’approchant.

-J’ai…Aaaah ! J’ai si mal au ventre. Je ne me sens vraiment pas bien du tout. Je ressens comme des contractions à l’estomac, comme si quelque chose tentait de remonter mon œsophage.

-Sans doute la nausée, tenta un des autres botanistes. J’ai étudié ce phénomène il y a fort longtemps mais je n’y avais jamais assisté en vrai. C’est comment ? demanda-t-il.

-C’est…très…désagréable, répondit Jehanne, essoufflée. J’ai l’impression d’être prisonnière de mon propre corps. Je ne peux pas bouger trop vite sinon je sens que cela empire.

-Très bien, tant pis pour les drupes de gattilier. On rentre immédiatement ! ordonna Adil.

Aussitôt, les quatre botanistes s’installèrent dans leur aéroglisseur monoplace et firent vrombir leur moteur à hydrogène en direction de la porte Ouest de la ville. La vie humaine était trop précieuse pour prendre le moindre risque.

Trois jours plus tard, Jehanne Vitalis était toujours aussi inquiète. Depuis leur retour des marécages de Loveld, elle avait encore souffert plusieurs heures par jour de ce qui semblait bel et bien être des nausées ou naupathies. Lerobot médical de la plateforme V09 où elle logeait l’avait scannée mais n’avait pas pu lui donner immédiatement les résultats. Etrange car d’ordinaire, ces robots pouvaient détecter presque instantanément n’importe quelle maladie.

Était-ce un effet inattendu de la pollution des marais ? Peut-être avait-elle été piquée par un de ces nouveaux moustiques d’Antarctique qui sévissaient sur l’Europe ? On ne connaissait pas encore très bien les conséquences possibles de leurs piqûres.

Cela pouvait être une réaction allergique dans le meilleur des cas ou, si on tombait sur une espèce plus dangereuse, une maladie comme le paludisme, la dengue, la fièvre jaune et d’autres encore.

Même si toutes ces maladies avaient été éradiquées depuis longtemps, qui sait si un moustique mutant n’avait pas fait son apparition ? Il y avait bien eu le problème des rats radioactifs il y a quelques années. Ils ne souffraient pas eux-mêmes des radiations mais dégageaient des ondes mortelles pour qui les approchait trop près. Les tuer était pire car les ondes contenues dans leur corps se propageaient encore plus vite. La seule solution, aussi cruelle soit elle, fut de les noyer. Seule l’eau avait la capacité de les rendre inoffensifs.

Au vu de la situation exceptionnelle, les échantillons des examens pratiqués sur Jehanne Vitalis avaient donc été envoyés à une autorité supérieure – entendez un docteur humain – et c’est avec crainte qu’elle apprit sa convocation devant le médecin-chef. Ce dernier, au contraire, semblait ravi, voire même un brin surexcité.

-Mlle Vitalis, j’ai les résultats de vos tests mais avant de vous les révéler, j’aimerais vous poser quelques questions, dit-il affichant un sourire jusqu’aux oreilles.

-Bien sûr, allez-y, répondit Jehanne, troublée par l’attitude du médecin.

-Connaissez-vous un dénommé André Pasture ?

-Oui. C’est un de mes partenaires réguliers.

-Et Côme Milano ? Justin Van Bever ?

-Oui mais grâce à ma puce de tracking sous-cutanée, vous devez déjà le savoir. Ce sont mes deux autres partenaires du moment. Avec Adil El Malki. Pourquoi ? Quel rapport avec ces nausées ?

-Avez-vous jamais imaginé donner naissance à un enfant ? demanda le médecin-chef, à brûle-pourpoint.

-J’ai consulté beaucoup d’ouvrages et de films scientifiques ou populaires sur ce sujet il y a quelques décennies mais c’est resté très théorique, j’en ai bien peur.

-A vrai dire, cela pourrait devenir rapidement très concret pour vous. J’ai en effet l’immense joie de vous annoncer que vous êtes enceinte !

-Pardon ?!? Vous pouvez répéter ? J’ai cru que vous aviez dit que j’étais enceinte.

Jehanne était sidérée. Elle avait l’impression de rêver mais ne savait pas encore si c’était un affreux cauchemar ou une douce utopie.

-Et pourtant, c’est bien le cas. J’ai fait, refait et rerefait l’analyse de vos scans et il n’y a aucun doute possible : la cause de vos nausées, c’est bien la grossesse. Vous êtes la première femme enceinte depuis près d’un siècle. Félicitations !

Comme toutes ses contemporaines, Jehanne n’avait jamais eu d’enfant. Elle avait eu de multiples partenaires pendant toute la durée de sa vie d’adulte, sans aucun moyen de contraception bien sûr puisque c’était inutile. Elle était loin d’être la seule dans ce cas. Enfait, c’était même devenu la norme depuis bien longtemps.

-C’est impossible, Docteur. Pourquoi moi ? Pourquoi maintenant ? Qu’est-ce qui a changé ?

-Je ne sais pas encore. Nous devons faire d’autres analyses bien entendu et aussi, étudier vos partenaires pour déterminer qui est le père biologique. Voyons, vous êtes enceinte de neuf semaines. Pouvez-vous me dire avec lequel vous avez eu des relations sexuelles à cette période ?

-Avec les quatre. Côme, Justin, André et Adil. Peut-être pas dans cet ordre, sans doute pas en même temps mais à peu près au même moment, ça oui.

Derrière la porte du cabinet médical, le Premier ministre, la ministre de la Santé et une foule de journalistes, prévenus on ne sait comment, attendaient de pouvoir s’entretenir avec celle qui venait de devenir la femme la plus puissante du monde. Celle qui avait le pouvoir de donner la vie.

A n’en pas douter, cette grossesse allait être suivie jour par jour, heure par heure et l’existence de la botaniste bruxelloise allait radicalement changer.

L’amour de la lecture de Jehanne lui permit de faire la déclaration la plus célèbre de son époque.

Inspirée par une citation de Helder Camara, homme d’église brésilien du 20èmesiècle, surnommé l’évêque des bidonvilles, elle déclara : “Lorsqu’on rêve tout seul, ce n’est qu’un rêve alors que lorsqu’on rêve à plusieurs c’est déjà une réalité. L’utopie partagée, c’est le ressort de l’Histoire.”

L’Humanité n’avait pas encore dit son dernier mot.

 

 

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