LE GRAND ENSEMBLE

 

 

Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants — pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ?

Cécile n’avait rien vu venir.

Parce qu’à proprement parler, il ne s’était rien passé.

Elle s’était toujours représenté la fin du Monde comme un événement brutal : météorite, guerre nucléaire,  pandémie, invasion extraterrestre, ou à la rigueur pollution généralisée entraînant la disparition de toute vie sur la planète.

Contre toute attente, rien de tout cela n’était arrivé. Aucun des scénarios qui firent les grandes heures de la littérature ou du cinéma d’anticipation ne fut retenu au moment d’en finir avec l’humanité.

L’extinction fut soudaine mais douce. Imprévue mais consentie. La fin d’un monde, mais pas du Monde.

Architecte de profession, Cécile estimait à juste titre qu’elle avait réussi sa vie : une agence prospère, un salaire plus que correct, pas un kilo en trop malgré ses quarante-cinq ans, un conjoint drôle et cultivé qui, en plus d’être resté son meilleur ami après dix-huit années de vie commune, était son associé dans le travail. Pas d’enfants (par choix), mais des neveux et nièces dont elle était la tata préférée. Si on lui avait demandé un mois auparavant ce qui manquait à son épanouissement, elle aurait eu du mal à formuler une réponse sensée.

Bien sûr, comme tout le monde, elle avait eu son lot de souffrances : une mère perdue trop jeune, une colonne vertébrale fragile qui la clouait au lit chaque fois qu’elle tirait un peu trop sur la corde, une brève aventure extraconjugale que Matthieu, son honnête mari rongé par la culpabilité, lui avait avouée des mois après sa conclusion… Mais même tout cela, elle ne le regrettait pas : c’est ce qui l’avait construite, l’avait rendue plus forte, plus vivante.

Et puis c’était arrivé.

C’était un jeudi du mois de janvier, jour de la réunion de chantier hebdomadaire.

L’agence de Cécile et Matthieu avait remporté haut la main le concours pour la construction de la nouvelle maternité. La phase de conception s’était déroulée sur un nuage : permis, études, appels d’offres s’étaient succédé dans un parcours sans faute. Et puis à l’ouverture du chantier, ça s’était gâté. Les intempéries n’arrangeaient rien, évidemment, mais il y avait aussi une bonne dose de mauvaise volonté. La coordination entre les entreprises était pour le moins chaotique, et Cécile était contrainte chaque semaine de jouer la médiatrice dans des réunions houleuses, rôle qu’elle détestait. Elle redoutait la rencontre de ce matin, car elle avait déjà eu affaire plusieurs fois avec Jean-Pierre Beaumont, responsable de la menuiserie. Artisan de la vieille école, il avait du mal à se faire dicter sa conduite par un gratte-papier, et si celui-ci avait la mauvaise idée d’être une femme, alors là…

Cécile gara son auto sur le petit parking en face du chantier, attrapa sa mallette et son casque, ferma les yeux et respira un grand coup. Elle avait mal dormi, son dos la faisait souffrir en ce moment. Comme à chaque fois qu’elle devait user de son autorité de maître d’œuvre, elle repensa au jour de sa remise de diplôme : son père dans la salle, fier comme un pape, la poignée de main enthousiaste du directeur de l’école, les félicitations de ses camarades de promo. C’était idiot, mais ça marchait à tous les coups. Elle redressa la tête, et entra dans le préfabriqué installé à l’entrée du chantier, juste derrière la grille.

Beaumont était déjà là. Assis devant la machine à café, il regardait d’un air absent le précieux liquide tomber goutte à goutte dans deux gobelets en carton. Il tendit l’un d’eux à Cécile.

— Merci monsieur Beaumont. Est-ce qu’on attend les autres ?

Beaumont la dévisagea sans mot dire.

Très bien, tu veux jouer au con, alors allons-y gaiement, décida Cécile.

— Monsieur Beaumont, je vais vous la faire courte : vous savez comme moi que la maternité est censée ouvrir avant la fin de l’année. Dans l’état actuel d’avancement des travaux, je ne vous cache pas que…

La porte du préfabriqué s’ouvrit brutalement ; Bruno Carvalho, chef plombier, entra dans un courant d’air glacial, un plan roulé sous le bras, et salua d’un bref mouvement de tête madame l’architecte. Déstabilisée par l’allure décidée de l’artisan, Cécile ne trouva pas le courage de finir sa phrase.

Carvalho déroula les documents sur la table. Les deux hommes se penchèrent un moment sur le plan, sans un mot. Cécile, éberluée, contemplait la scène ; depuis qu’elle les pratiquait, elle n’avait jamais vu ces deux-là coexister dans la même pièce sans que ça ne tourne au drame. Son regard passait de l’un à l’autre, tic-tac, tic-tac, elle attendait l’inévitable clash. Au bout d’un long silence, et sans qu’aucun signe n’annonce la fin de l’entrevue, Carvalho roula le plan, le remit au chaud sous son aisselle, Beaumont enfila sa veste et son casque, et les deux artisans quittèrent le bureau. Cécile s’aperçut au bout de quelques secondes que le menuisier, impassible, lui maintenait la porte ouverte. Elle lui emboîta le pas.

Dehors, le chantier grouillait. A tous les étages, des ouvriers perçaient, déroulaient les tuyaux, montaient les cloisons, ajustaient les menuiseries. Il fallut un moment à Cécile pour remarquer ce qui n’allait pas.

Le son.

Ce qu’elle entendait n’était pas le bruit d’un chantier.

Pas exactement.

Elle percevait le cri strident des meuleuses, les à-coups du moteur de la grue, le fracas des marteaux, le raclement des truelles, le roulement de la bétonnière, mais il manquait l’essentiel.

Les voix.

L’inimitable brouhaha de tour de Babel dans lequel communiquaient les ouvriers maghrébins, espagnols, portugais, italiens, serbes, albanais, français embauchés sur tous les chantiers de France, avait disparu.

Le chantier tournait à plein régime, mais aucun mot, aucune phrase n’accompagnait le vacarme. Un opéra sans chanteurs ni choristes.

Bon sang, qu’est-ce qui se passe ? Ils se font tous la gueule ou quoi ? Ou bien c’est un nouveau rite religieux, on ne parle plus le jeudi ? Cécile entra dans le bâtiment, pour observer le phénomène de plus près. Las, elle eut beau grimper les étages, arpenter les coursives, explorer les recoins, rien ne signalait une tension particulière dans le fourmillement des travailleurs. On lisait plutôt chez eux une intense concentration, un souci d’efficacité. Certains la reconnaissaient et la saluaient d’un hochement de tête, ni bon ni mauvais, juste une constatation — madame l’architecte est là.

Elle voulut en toucher deux mots à Beaumont, mais celui-ci avait disparu dans les entrailles de la maternité, et de toute façon, elle ne voyait pas bien comment aborder le sujet sans passer pour une folle.

Une demi-heure plus tard, elle était à l’agence, un vaste open space bouillonnant de matière grise où se mélangeaient les odeurs de café, de sueur, de plantes vertes et d’encre d’imprimante. Elle ressentit un curieux soulagement à la vue de sa secrétaire en pleine conversation téléphonique. Elle la salua d’un sourire et obtint en retour un « Bonjour Cécile» qui, bien que murmuré du bout des lèvres, avait au moins le mérite d’exister.

Elle avait besoin de parler à quelqu’un.

Avec Matthieu, ils avaient établi comme règle d’or de ne jamais mélanger travail et vie privée, mais là, elle avait l’impression que la limite avait déjà été franchie.

— Je savais que tu n’aurais pas du le prendre, ce chantier, lui dit Matthieu quand elle lui eut exposé l’affaire. Ils vont te faire tourner en bourrique, je les connais. Ils sont tous de mèche, et toi tu marches à fond.

—  Quand même, pas un mot ! Même entre eux !

—  Une sorte de blague, je te dis. Écoute, je vais voir si je peux démêler la situation. Est-ce que tu peux prendre le relais sur le dossier de permis du collège ? On doit le déposer en fin de semaine prochaine et il manque les vues 3D. Emma s’en sort pas mal, mais elle aurait besoin d’un coup de pouce, pour les teintes des matériaux notamment.

— OK, tu as raison, ça me fera du bien de me poser.

Emma était l’une des dessinatrices de l’agence. Douée, pleine de vie, on se demandait pourquoi elle avait choisi un boulot aussi peu créatif. Cécile arriva sans bruit dans le dos de son employée, posa deux doigts sur la nuque de celle-ci, et les fit courir jusqu’au sommet de son crâne comme un petit bonhomme joyeux. Emma ne réagit pas. Elle entrait les dernières cotes d’un plan de masse assez touffu, ce n’était peut-être pas le moment de la déranger. Mais Cécile avait vraiment besoin d’elle. De ses compétences, mais surtout de sa bonne humeur.

— Emma ? Est-ce que ça te dirait de lâcher un moment cette usine à gaz, et de me sortir deux perspectives du collège ? J’aurais besoin de jeter un œil sur les couleurs.

Emma enregistra son fichier, le ferma, ouvrit celui du collège, lança l’impression.

Elle ne s’était pas retournée une seule fois.

Cécile sentit monter en elle la même angoisse que sur le chantier.

Elle aurait pu se mettre en face de son employée, la regarder dans les yeux et affronter la réalité, elle aurait pu lui poser des questions, lui demander ce qui n’allait pas, mais elle n’en eut pas le courage. Elle n’en avait pas besoin. Elle savait parfaitement ce qu’elle allait trouver dans le regard d’Emma.

Rien.

Absolument rien.

Elle recula de deux pas, comme si Emma n’était plus la sympathique jeune fille qu’elle connaissait mais un extraterrestre. Autour d’elle, les autres semblaient n’avoir rien remarqué. Ils allaient et venaient, échangeant informations et plaisanteries, la vie normale d’un bureau normal.

— Nathalie, Si Matthieu repasse, dites-lui que je suis rentrée, que je ne me sentais pas très bien.

La secrétaire, tournée vers la fenêtre, ne répondit pas.

— Nathalie ? NATHALIE ! hurla Cécile, prise de panique.

Nathalie ôta les écouteurs de ses oreilles.

— Oh, pardon, Cécile, je ne vous entendais pas. Vous disiez ?

Mais Cécile était déjà dans l’escalier.

Elle était au lit quand elle entendit le bruit des clefs dans la serrure de la porte d’entrée. Matthieu rentrait enfin. Peut-être avait-il essayé de la joindre, elle avait éteint son portable. Elle n’avait pas envie de parler. Un profond abattement l’avait saisi, qu’elle ne parvenait pas à expliquer. Bien sûr, il y avait eu ces phénomènes étranges, mais pourquoi n’avait-elle pas cherché à les comprendre ? Pourquoi avait-elle fui au lieu de les affronter ? Elle avait toujours été une battante. Elle ne se reconnaissait plus. Elle ferma les yeux, et fit semblant de dormir.

Matthieu entra dans la chambre, et se coucha en silence à ses côtés.

Il faisait presque jour quand Cécile ouvrit les yeux. Elle avait du dormir plus de douze heures, ça ne lui était pas arrivé depuis des années. C’est le bruit de l’eau qui l’avait réveillée, Matthieu était sous la douche. Elle se leva avec difficulté — maudites vertèbres. Malgré tout, elle se sentait un peu mieux que la veille, presque apaisée. Elle s’habilla en vitesse, on verrait plus tard pour la toilette.

Dans la cuisine, elle remplit d’eau la bouilloire électrique, et alluma machinalement la radio.

Aucun son ne sortit de l’appareil.

C’est à dire, si, en approchant l’oreille, on entendait bien quelque chose, mais ce quelque chose était du silence. Une présence muette que les ondes transmettaient jusqu’au poste, comme si l’on diffusait en direct le son d’un studio vide, ou plus angoissant encore, le son d’un animateur en train de se taire.

La veille encore, Cécile aurait tourné fébrilement le bouton de la radio, cherchant désespérément une présence humaine sur toutes les fréquences de la bande passante. Mais ce matin-là, elle restait hébétée devant l’appareil, laissant le silence sidéral envahir son cerveau.

Derrière elle, Matthieu, déjà habillé pour le travail, descendait l’escalier du duplex. Il prit ses clés de voiture posées sur le bar, regarda sa femme comme si c’était une parfaite inconnue, et sortit.

Le claquement de la porte la tira de sa torpeur. Elle éteignit la radio, composa le numéro de Matthieu, tomba sur le répondeur. Au moment de laisser le message, elle ne sut que dire. Les mots ne venaient pas. Les pensées elles-mêmes ne parvenaient plus à se frayer un chemin dans les méandres de son esprit.

Affolée, elle enfila ses chaussures et se précipita vers l’entrée. Elle dégringola les quatre étages qui la séparaient de la rue et atterrit sur le trottoir. Dehors, l’humanité tournait à plein régime. A la terrasse d’un café, quelques clients attendaient leur commande, la serveuse glissait entre les tables, le buraliste arrangeait les revues dans sa vitrine, un petit monsieur tentait de traverser l’avenue en évitant cyclistes et autos, un livreur en double file déchargeait des caisses remplies de bouteilles que réceptionnait l’employée de la supérette, trois adolescents baillaient à l’arrêt de bus, sacs en bandoulière.

Tout cela sans un mot.

Sans que la moindre foutue parole ne sorte de leur foutue bouche.

C’était impossible, ce n’était pas réel, ça ne pouvait pas finir comme ça !

Cécile était prête à hurler, lorsque soudain, elle comprit. Le monde dans toute sa complexité entra en elle, d’un seul coup. Elle ne saisit pas tout de suite la portée de ce qui se passait, et à vrai dire, elle n’aurait pas eu les mots pour le décrire. Elle sentit que tout son être se dissolvait dans quelque chose de plus grand. Elle n’existait plus en tant qu’individu, n’était plus qu’une particule, une cellule parmi les autres. Cela ne la rendait pas heureuse, non, car le concept de bonheur venait de disparaître de son esprit, mais elle se sentait vivante, plus vivante que jamais car débarrassée de la peur de mourir, de souffrir, d’échouer.

Sa vision se rétrécissait, elle ne percevait déjà plus que des ombres sur le trottoir d’en face, les lumières des lampadaires au loin s’atténuaient, mais autour d’elle, tout devenait plus précis, elle ressentait chaque mouvement, chaque odeur, chaque émotion comme si elle en était à la fois la source et l’unique récipient.

Abandonnant enfin toute résistance, elle se glissa dans le trafic, silencieuse et à sa juste place, petite fourmi parmi les autres.

 

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