Le visiteur et la forêt magique
« Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles avec tant d’incidence? »
Sur mon balcon, hagard, cela fait désormais 2 heures que je note nerveusement des bribes de phrases dans un carnet. Je tente de mettre des mots sur mes émotions. Je ne contrôle plus le flux de mes doigts qui laisse traverser un magma de conscience. Juste exorciser cette présence absente. Mon corps est un océan de néant et mon cœur, si joyeux hier, pèse de tout son poids dans ma poitrine. J’écris pour sortir cette douleur, la calmer, la comprendre, la transformer. Les fleurs autour de moi n’ont plus la même couleur, leurs parfums ne parviennent pas à soulever en moi l’allégresse du présent.
Comme un enfant avant Noël, je l’avais beaucoup attendu. Comme le messie. Il est désormais reparti. Fugace comme le bonheur.
Reviendra-t-il ?
Tout est désormais calme, silencieux… Pendant quelques jours, j’ai regardé cette porte et cette chambre avec espoir d’y trouver encore son être. Je l’ouvrais régulièrement, avec toujours la folle croyance de le trouver là. A la fenêtre, dans la lumière du soleil de midi, de vifs oiseaux tourbillonnaient dans l’air et chantaient comme tous les jours. Le lit refait, ces affreuses lignes droites, me jetaient à la figure une sensation de mort, de vide, d’insoutenable absence. On n’y pense jamais mais que c’est beau finalement le désordre d’une chambre habitée, des draps vivants. La vie n’est jamais très loin. Mais je ne trouvais dans cette pièce que l’autre face de la matière, celle qui me prend régulièrement au bide. Je ne voyais que du vide. Et il me renvoyait un écho terrible. Quelques traces de son passage ça et là subsistaient. Des livres notamment. Sa voix, son regard, sa joie semblaient encore flotter ici. Mais ce silence… Il était bel et bien parti, je devais m’y résoudre. Les ombres vivantes qui m’entouraient, me parlaient, ne parvenaient pas à me faire revenir au présent. Qui semblait ne plus exister.
Je ne saurais plus vous indiquer où nous sommes situés sur les échelles du temps et de l’espace. J’ai jeté ma montre et ma boussole. Oublier pour mieux se rappeler, en tout cas je l’espérais encore. « Tout est dans le mouvement » essayais-je de me marteler, cloué au lit. Ma mémoire et sa faible voix, au fond de moi, tentaient de me faire remonter vers la surface.
A l’image d’un arbre, ancré dans la terre à un seul endroit, coincé dans le cadre dramatique du temps d’une vie, je ne peux voir et sentir que ce qui est autour de moi. Ceci est mon drame. J’aimerais étreindre tout l’univers et l’ensemble du temps, à jamais. Le serrer dans mon cœur, le garder dans ma mémoire, l’imprimer sur toute la surface de mon corps.
Il était attendu. Il est reparti. Mais entre temps, nous avons encore une fois visité la forêt. Revisiter l’espoir.
La nature est belle mais de plus en plus lointaine à nous autres. Pour y parvenir, nous devons traverser une sordide plaine de bitume, parsemée de bâtiments croulants. La plaine de notre présent, de notre froid quotidien. Encore dotés d’une mémoire, fragile et forte à la fois, nous avançons dans le froid, face au vent. Ce dernier a le souffle fort, fait tournoyer la poussière et des vieilles bricoles ça et là. Malgré le fait que je suis sensible au vent comme les chiens à l’orage, j’apprécie tout de même sa présence ici. Il m’aide à traverser cette lande qui sent la mort, à me rappeler que je suis vivant. Je prends une profonde respiration, regarde mon compagnon qui me sourit doucement. Encore quelques centaines de mètres à parcourir et nous sortirons de cette flaque de néant. Revenir à notre nature. Le vent encore lui cache les gémissements des quelques locataires encore présents dans cette partie de la ville. Leurs complaintes de douleur ne nous atteignent pas. Elles n’ont aucune vitalité. Les hôtes de cette partie de la plaine ne sont plus des humains, bien qu’ils y ressemblent encore. Si vous regardez de plus près vous verriez pourtant leurs yeux vides. Ils crachent des mots sans mémoire. Nous nous hâtons. Pas question de perdre une seule seconde de plus dans ce cauchemar. De temps à autre, je reconnais un visage familier. Avec tristesse je détourne le regard. Garder la mémoire… Garder le mouvement.
Avec le visiteur, nous parlons peu dans ces conditions, concentrés que nous sommes sur notre but. Nous avançons, tels des automates. Tout est froid ici. Tout sent la mort.
Alors que nous sommes sortis de la pleine et que nous dirigeons vers la forêt qui nous a abrité tant de fois, une voix vient doucement caresser le silence de nos pas. « Pourquoi est-ce que le désir d’oublier a dépassé celui de vivre? » prononce doucement le visiteur, sans même s’adresser à moi. « Depuis que Dieu est mort » répondis-je tristement. Il ne répond pas. Nos paroles se turent à nouveau et nous continuions à avancer péniblement.
Nous franchissions les limites de la ville. Autour de nous surgirent des champs, des buissons et des arbres. Je me réfugiais un instant dans mes souvenirs. Dans cette forêt magique vers laquelle nous nous dirigions, le temps et l’espace disparaissent, laissant place à tous les temps et à tous les espaces, selon notre inspiration, notre désir.
Plus d’une fois j’ai eu la chance de marcher dans cette forêt avec le visiteur. J’en suis toujours revenu. Je sais que je dois en revenir. De vieilles légendes racontent que certains sont restés jusqu’à mourir dans cette forêt, asséchés par leurs idéaux et incapables de revenir vers la plaine. Inexplicablement, elle ne semble généreuse qu’avec ceux qui repartent.
J’ai eu la chance avec le visiteur de flotter dans cet endroit merveilleux. Où se cache ce fol espoir. Et cela dure depuis notre plus jeune âge. Nous l’avons souvent visité. Nous avons parfois eu la sensation d’être possédé par cet espoir. L’espoir du sens, contenu en nous et pourtant souvent introuvable. Puis il nous quittait, où plutôt s’effaçait à nouveau dans le couloir du temps. Enfin, pour ma part, j’avais la sensation qu’à chaque visite, j’emmenais avec moi une part de cette illusion. Mais paradoxalement, plus j’avançais dans la vie plus cette illusion me réclamait des forces pour la conserver. Je me rappelle. Prendre soin d’elle. La forêt pourrait bien disparaître à mes propres yeux, se transformant en cette plaine abjecte. Je ne pourrais plus revenir. J’en ai affreusement peur. Je marmonnais dans le vent. Je continuais à plonger dans mes souvenirs.
Déjà tout petit, nous allions bras dessus bras dessous à la rencontre de la vie, sur le chemin de la forêt. La première fois, nous nous étions fait rattraper par nos guides. Nous n’étions pas prêts c’est ça? Personne ne nous a jamais expliqué. Les secrets d’initiés ont parfois la peau dure. Peut-être avaient-ils perdu la carte du chemin menant à la forêt?
Adolescent, nous avons repris nos conquêtes de terrain, notre quête. Lors de nos premières visites, la forêt avait un visage particulier, qui ressemblait à nos rêves. Nous avons changé et elle a changé. Le temps s’est écoulé pour nous seulement mais elle aussi a changé d’apparence. A l’orée de la forêt, des broussailles ont fait leur apparition, rendant difficile d’accès son coeur. Équipés de machettes, il nous fallait toujours plus de temps, à chaque visite, pour dépasser cette frontière et atteindre des contrées plus propices. Cette fois, le visiteur avait fait cette remarque qui ne me quittera plus jamais « ces ronces semblent naître là où une partie de mon être renonce ». Un silence se fût, comme une pause dans le temps et l’espace. Balafrés, fatigués, nous finissions tout de même par franchir cette étape. Il fait nuit désormais. Le moment de tous les possibles.
Depuis tout petit nous cherchons. Nous cherchons seuls. Nous cherchons quand nous nous retrouvons. Nous cherchons partout. Nous savons où chercher sans savoir quoi trouver. Et inversement. Là est la magie. De mystérieuses voix nous chuchotent des indications. Mais elles sont tellement nombreuses et souvent prononcées dans un langage inconnu, composé de mots pourtant connus… Je n’arrive pas à me l’expliquer. Parfois, nous attrapons au vol quelques uns de ces mots et nous nous efforçons de les écrire au sol, avec nos doigts, à même la terre. Rapidement, car ils avaient la capacité à s’évaporer, particulièrement si parvenait à nous un cri venant de la plaine. Ça aussi je ne parvenais pas à me l’expliquer. La forêt était profonde, dense, nous marchions des heures durant et pourtant… Les sons de la plaine parvenaient à traverser l’espace. « Comme si celui-ci se tordait » me fis-je la réflexion.
Il arrive que certaines fois, inexplicablement, ces mots prennent une forme telle qu’ils semblent nous indiquer une région de la forêt. Nous discutons alors longuement avec le visiteur pour nous mettre d’accord sur la marche à suivre. Justement, nous sommes rarement d’accord. Mais la beauté c’est que nous trouvons un chemin de traverse. Toujours.
La nuit avait été courte mais je me sentais revigoré. Je regardais autour de moi. C’est une grande et belle forêt. Lumineuse parfois, sombre souvent. La lumière pénétrante nous permet de parcourir ses chemins, plus facilement le jour que la nuit. Après avoir admiré la flore colorée, je regardais le visiteur, qui s’affairait à rouler une cigarette avec ses doigts fins, taillés pour montrer du doigt. Ce qu’il faisait à l’occasion, notamment dans nos joutes verbales, quand il voulait marquer un point important. Qu’ils sont rares les êtres comme lui. J’en connais quelque uns. Ils sont souvent abimés par la vie. Lui aussi l’est, comme moi. Abimé par l’injustice, la trahison, les déceptions. Abimé.
Tous les chuchotements que j’évoquais plus tôt semblaient répondre au chuchotement de notre être. Comme un écho qui va et vient. Par magie, la forêt devient par instants l’ensemble des temps et des espaces. Si l’on pouvait la survoler à ce moment là, nous entendrions sans doute tous ces chuchotements de femmes, d’hommes, de jeunes, de vieux, de savants, de chercheurs d’ors, de voleurs, de magiciens, de sorcières… Des chuchotements qui souvent portent des prénoms. La forêt est comme le miroir magique de tous les visiteurs qui ne rêvent pas la nuit mais pendant le jour. Et tout cela forme un corps sans corps qui nous entourent. Que l’on veuille bien l’étreindre ou non.
Il subsiste un abîme caché au fond de la forêt. Un territoire dont on peut revenir mais qui l’espace de quelques instants semble le dernier espace que l’on soit en mesure d’explorer… C’est un souvenir magnifique, une douce mémoire qui nous permet de nous relever et de trouver les forces de revenir à la surface de l’abime. C’est ce fol espoir dont nous avons évoqué la présence. Il est là. Nous le touchons. Aussitôt il disparaît.
Alors nous restons là quelques heures, groggy par cet indéfinissable rencontre. Tout paraît clair. Mais tout est tellement puissant. Nos cœurs trop faibles sont au bord de l’explosion. Alors, victime d’amnésie partielle volontaire, nous repartons. Non sans avoir observé, chacun sur un rocher, une dernière fois, cette abîme tournoyante de toutes les beautés du monde, des plus douces aux plus fortes. Un abîme de couleurs et d’espaces.
Marqués, nous repartons, hagards. Cette forêt ressemble à ce petit espace au fond de notre cœur, où jamais ne périra l’illusion.
« Viens, nous devons partir » soufflais-je en prenant le bras du visiteur.
Un instant plus tard, nous étions revenus dans la plaine, celle que nous cherchons à éviter autant que possible. Revigorés par notre aventure, c’est tout de même plus supportable. La ville apparaît même sous un jour meilleur. Nous sommes revenus, heureux et croyant à nouveau.
Mais voilà, cette nuit, il a quitté l’appartement.
Et me voilà au milieu des ombres. Me rappeler de Sisyphe. Remonter la pierre jusqu’à la forêt. Seul désormais.
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