Les bulles de verre

 

Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ?

Après ses couleurs, le ciel semblait avoir perdu son inclinaison naturelle. Approchais-je du but ? J’avais égaré depuis longtemps la perception de l’heure et de la distance. Les créatures me semblaient proches et lointaines à la fois, marchant, flottant peut-être, avec lenteur et, en même temps, avec célérité.

Klark m’avait prévenu que mes sens seraient chamboulés, que je ne pourrais plus m’y fier.

Ils me fixaient, où qu’ils soient, comme si j’étais un étranger, un parasite, le porteur d’un virus mortel. J’étais entré dans leur domaine. Mais, plutôt que de se rassembler pour me repousser, de cracher des menaces, ils poursuivaient leurs chemins en ne me quittant pas un instant des yeux, de leurs yeux comme deux LED rouges au milieu de leurs faces noires aux traits indiscernables. Des ombres presque. Comme celles qui allaient courbées à la manière des moines, mains rassemblées, capuche, pas leste ou encore comme celles qui glissaient sous la disparition du jour.

À l’horizon, un éclat de couleur fauve.

« Qui êtes-vous ? » voulais-je demander mais aucun son ne sortit de ma bouche. Je fis une nouvelle tentative, sans plus de succès.

Mon regard s’abaissa. Le sol, brun clair, défilait lentement sous moi, sans à-coup, comme si je roulais, assis sur un fauteuil roulant.

D’inquiétude, je regardais à droite et à gauche. Je ne voyais rien d’autre que le sol glissant. Je redressai la tête. Les personnages semblaient soudain plus nombreux. Leurs visages, allongés comme des couteaux, transmettaient avec leurs deux billes allumées une menace plus vives.

La panique me gagnait. Soudain, tout en continuant leurs marches, ils se rapprochèrent les uns des autres, jusqu’à former un mur qui m’encerclait. Ils tournaient autour de moi, les rayons issus de leurs globes oculaires projetés sur moi.

Je m’arrêtai. Mon cœur cognait comme un tambour de guerre. Mes mains étaient moites. Je pivotai. Partout, ils étaient là, ils me cernaient, tournaient, resserraient leur étau. Je ne voyais aucun moyen de m’en sortir.

  • Je veux juste passer ! Laissez-moi !

Mes paroles n’eurent aucun effet. Ils étaient maintenant tout proche. Ils allaient m’étouffer comme un serpent avec sa proie, planter leurs crocs, m’avaler dans leur ventre. Quelques secondes encore.

J’hurlais, je me débattais. Leurs yeux rouges me brûlaient. Je fis la toupie avec des grands moulinés de bras, envoyant des coups de poings dans le vide qui me déséquilibraient. Je tombai par terre.

Il n’y avait rien à faire. Je baissai les armes. Des larmes inondèrent ma vue. Ma vue plongée dans le sol. À genoux, recroquevillé, mes mains sur la tête. Dans la tête, de confuses prières, des lamentations interminables, des nuages sombres striés de plaies sanguinolentes. La peur dans mon cœur, incontrôlable, suffocante.

J’ouvris les yeux. Du blanc. Je clignai des paupières, me redressai. En sueur. Face à la baie vitrée, je voyais la mer, calme, ses vagues régulières, leurs éclatements lancinant. Le ciel était d’un bleu pur.

D’où m’étaient venues ces créatures ? Ce monde inquiétant, ce coucher de soleil fauve et cette menace oppressante ?

Je m’assis au bord du lit. Le drap était léger et doux au toucher. Je laissai glisser ma main. Ce geste m’apaisa un peu plus. Les mauvaises sensations s’estompaient.

Je me massai le nez et me levai. J’allai à la cuisine boire un verre d’eau et me faire couler un café.

La cuisine était ouverte sur le salon, avec un ilot central, vide et laiteux, une vue sur la mer, large et dégagée. Dans l’intérieur, le blanc dominait – le sol, les murs, les placards, la bibliothèque, le plafond – et le reste du mobilier ne venais pas le contrecarrer – canapé gris, tapis de la même couleur. C’était comme si l’intérieur s’effaçait au profit de l’extérieur.

L’envie d’aller dehors me pris. Je récupérai mon café, traversai le salon, fis coulisser la porte et sortis.

Les rayons du soleil se posèrent aussitôt sur ma peau avec délicatesse, avec cette chaleur idéale qui vous donne un sentiment de bien-être, qui vous détend, vous confère un désir d’abandon.

Je continuai. La terrasse courrait sur quelques mètres avant d’atteindre une verte pelouse, plane, puis en pente douce jusqu’à la plage de sable fin.

À droite et à gauche, nulle présence humaine, nulle construction. Une portion infinie de paradis.

J’étais pied nu. Les dalles, parfaitement lisses, offraient un contact tranquillisant.

À la limite avec l’herbe, je m’arrêtai. Je bus mon café puis posai la tasse sur le sol. Je fermai les yeux, ouvrai la poitrine, les bras et les mains ouverts, le front légèrement orienté vers le ciel, respirant l’air iodé.

Puis, je repris ma marche. Une rosée bullait sous la plante de mes pieds, les brins me chatouillaient imperceptiblement. Du large venait une douce brise et, à mesure que je progressais, le clapotis des vagues sonnait un peu plus.

J’atteignis le sable, sans marquer un temps d’arrêt. Les sens toujours en éveil. Concentré sur mon ressenti. Le souffle délicat du vent, le sable moelleux et massant, l’odeur du sel, son goût vaporeux, mon short et mon tee-shirt ondulants sous l’action des éléments et de mon avancée, le soleil toujours aussi doux.

J’atteignis la mer, sans frémir. Un pas puis un autre, s’enfonçant avec régularité. L’eau toujours un peu plus haute à mesure de ses oscillations. Elle me freinait qu’à peine. Mon rythme n’avait jamais été très élevé.

L’eau au niveau de mes cuisses. Mon regard fixé à l’horizon.

L’eau à mon entrejambe. Mes doigts léchés. Nul frisson.

L’eau à mon nombril. Mon corps toujours droit et souple.

L’eau à mes pectoraux. Mes orteils qui s’accrochent au fond.

L’eau à mon menton. Ma bouche fermée.

L’eau qui m’enveloppe en entier. Ma respiration coupée, mes yeux ouverts. Le sel qui pique.

Je continuai.

Et soudain l’air me manqua. Je levai la tête vers la surface, me propulsai vers elle. Elle semblait soudain si lointaine. Frénétiquement, je nageais vers les rayons du soleil. La panique grandissait.

Je parvins enfin à hisser ma tête à l’air libre. Le ciel virait au gris. Je me retournai. Le bord n’était plus visible. La maison avait disparu. Les vagues grossissaient me faisaient boire la tasse. Je toussais, je me battais pour ne pas me faire engloutir, pour rester vivant. Et le ciel n’était plus gris mais noir. L’orage se préparait. J’étais pris au piège, complètement désorienté, incapable de savoir où je devais aller. J’allais mourir ici.

  • Zilch ! Calme-toi c’est terminé !

Redressé, je respirais bruyamment, j’avalais de grandes rasades d’oxygène, avec cette impression que mes poumons allaient exploser. Oui c’était fini.

  • Sacré voyage Zilch !

Klark avait posé une main sur mon dos et une autre sur ma poitrine, elle me souriait. Ses cheveux tombaient sur le côté. Ils étaient bleus et lisses. Un piercing comme une tête d’épingle étincelait sur sa narine gauche.

J’essayai de parler mais c’était encore trop tôt. J’avais besoin de reprendre mon souffle.

  • Prends ton temps, me dit-elle avant de pianoter sur son écran.

Elle me libéra des capteurs et des électrodes.

  • Je t’avais dit que c’était encore trop tôt pour tenter cette expérience. Il a fallu que j’intervienne à plusieurs reprises, sinon tu n’aurais pas survécu.

Je ne pouvais qu’acquiescer.

  • Merci, parvins-je finalement à dire.
  • Qu’est-ce qui t’a fait paniqué ?
  • Je ne sais pas.
  • La dernière fois, je t’avais pourtant projeté dans un monde épuré et apaisant, qu’as-tu-fais ?
  • Il y avait la mer. J’étais bien. C’est comme si elle m’appelait. Je suis allé vers elle, avec calme. Je suis entré dedans. J’étais totalement détendu. Et puis soudain, alors que je marchais, complètement immergé, j’ai eu besoin de respirer. Et j’ai suffoqué. Quand je suis remonté à la surface, la terre avait disparu et une tempête se préparait.
  • Intéressant.
  • Qu’est-ce que ça veut dire ?
  • Je ne suis pas psychologue.

Elle avait raison. Et j’avais dépassé le temps qui m’était imparti. Un autre client attendait de l’autre côté de la paroi de verre. Je la saluai.

  • À bientôt, me répondit-elle avec le sourire.

Je payai en lui laissant un pourboire. La porte de la bulle s’ouvrit. Je sortis sans égard pour le client suivant, un brun chétif aux yeux enfoncés dans les orbites. Je pris l’allée centrale entre les bulles de verres identiques à celles que je venais de quitter. À l’intérieur, un fauteuil sur lequel était allongé un homme ou une femme, des fils connectés par des électrodes à leurs cerveaux et par des capteurs à leurs mains et à leurs torses, qui rejoignaient un écran sur lequel un maître ou une maîtresse de voyages s’affairait à des réglages ou s’assurait que tout se passait sans heurt. En un an, les salles de ce genre s’étaient démocratisées. D’abord pour soigner les drogués aux substances chimiques et maintenant pour offrir à ceux qui en avait les moyens un moment d’évasion, du plaisir facile et sans effort. Plusieurs formules : la visite dirigée d’une ville ou d’un pays ; la participation à un concert, à un évènement historique reconstitué, à une finale de compétition sportive ; ou encore une expérience psychédélique via l’envoi dans le cerveau d’impulsions électriques qui génèrent des formes colorées en mouvements et des musiques étranges. Il y avait des possibilités érotiques ou violente, moyennant un fort supplément. Moi j’en avais choisi une toute nouvelle, encore en test, et du coup accessible à mon compte en banque. Ils l’appelaient « le voyage au fond de soi ». Ils vous envoyaient dans un lieu qu’ils avaient dans leur banque de donnée et vous laissaient ensuite interagir avec ce monde. Le but final : mieux se connaître.

Qu’avais-je appris ? Qu’à chaque fois, quel que soit le monde offert, je me mettais à paniquer et à le rendre sombre ? Je créais les conditions de ma perte ?

J’arrivai dehors. La foule balayait la rue à l’ombre des buildings turgescents, dans un brouhaha assourdissant. Mon chez moi se trouvait à deux blocs sur la gauche, ratatiné au second étage d’une tour de trente étages, peuplée d’inconnus. Un monopièce aux murs blancs, sans la moindre fenêtre donnant sur la mer. D’après ce qu’on m’avait dit un jour, il suffisait de prendre à droite, de continuer, de sortir de la ville, de poursuivre sur des centaines de kilomètres et on pouvait la voir la mer. Mais je ne connaissais personne qui y étais vraiment allé et, surtout, qui en était revenu.

Trêve de rêves. Je pris une grande inspiration et plongeaient dans la foule. Elle m’entraîna sur la gauche. Ma poitrine de nouveau oppressée.

 

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