La bouche bleue

 

 

Dans le monde d’après ces ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants — pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ? Arrivées aux abords du lieu connu sous le nom mythique de « la bouche bleue », les silhouettes discrètes de quatre jeunes gens s’activaient à rassembler du bois pour le feu de cette nuit. Bien que protégés par leur combinaison isotherme, la chaleur intense du jour écoulé avec un pique de cinquante-trois degrés Celsius à midi les laissait tout de même moites et poisseux de sueur. Avec le déclin des lumières à l’horizon, la température chutait de plusieurs dizaines de degrés et ils enlèveraient bientôt leurs protections. Assemblés autour du feu qui commençait de lancer de belles flammes orangées, ils mangeaient leur poudre de viande végétale agrémentée de l’eau de leur gourde. Des couvertures épaisses les protégeaient du froid du sol qui virait maintenant de la fournaise à la fraîcheur. Les vagues s’éclataient sans faillir contre la barrière de corail, apportant les odeurs marines, profondes. Une brume fine issue de l’écume retombait sur le groupe. Les yeux de Kylian empruntaient la couleur des flots. Grande et mince, les cheveux châtains coupés courts, elle serrait dans la sienne la main de son amie.

— Dalina, que souhaites-tu le plus au monde ?

— Plonger dans les abysses !

Les cheveux blonds retenus par un bandeau et un corps musclé par les travaux en extérieur, elle souriait.

— Et risquer notre vie…

— Nous sommes suffisamment entraînés, il ne peut rien nous arriver !

Tous imprégnés du face à face lors du croisement des êtres muets, la détermination de poursuivre leur projet se renforçait. Ces créatures leur fournissaient amour et joie, mais ne les contraignaient en rien et n’intervenaient jamais sur leurs actions. La cité proprement dite restait leur domaine. À présent, le repas avalé, ils embarquèrent sur le voilier qui les mènerait au centre du trou bleu.

— Me voici prêt à toutes les folies, rit Alban.

Il hissait la voile tandis que Nolweinne préparait les tenues pour le grand saut.

Ce gouffre profond, dont la teinte outremer surprenait par son contraste sur le tapis de mer turquoise, mesurait plusieurs dizaines de mètres de diamètre. Les survivants l’imaginaient comme une voie de communication avec le monde d’avant. Kylian, jeune fille de seize ans à peine, posait la main sur l’épaule de son amie Dalina. Cette dernière, la plus âgée du groupe avec ses trente-sept ans, conduisait l’embarcation. Alban, jeune homme de vingt ans, observait le ciel étoilé. Les lumières sombres du crépuscule s’éteignaient une à une. Nolweinne venait de fêter ses dix-huit ans, elle considérait en pensée le pour et le contre de leur expédition.

— Je ne suis pas certaine de suivre la bonne voie… ? Émit-elle comme pour elle-même.

Kylian tourna la tête vers elle un instant.

— Mais quoi, il n’y a ni bon ni mauvais…juste l’envie de connaître !

La curiosité, l’envie de comprendre, le besoin de découvrir plus que « le montré » et « le compris ». Il ne subsistait rien de l’Ancien Monde, de leurs aïeuls et des parents. Alors qu’aujourd’hui la vie paisible obligeait au bonheur, ils souffraient d’absence d’histoire. Ils éprouvaient une impression d’étrangeté, mal à l’aise dans un monde conçu pour la félicité. La société s’organisait afin de permettre à chacun de s’épanouir au mieux. Les individus silencieux guidaient chaque résident. Ils offraient le savoir nécessaire, les habiletés et les humeurs positives. D’un regard, ils imprégnaient les humains de tout ce qu’ils devaient connaître. La cité offrait un abri solide et sécurisé. Les habitations, conçues pour résister aux forts courants, reposaient sur des poteaux coulissants au gré des marées. Les logements cachés sous des feuillages épanouis, entourés de bambou consistaient de murs amovibles où l’on s’endormait à ciel ouvert, des perroquets multicolores siégeaient aux creux de la verdure. Quelques bancs de coraux s’étendaient en bandes sinueuses. La ville flottante constituée d’ilots reliés par des passerelles hautes et souples s’édifiait autour de son lieu sacré, le cercle des abîmes. Kylian ne se lassait pas d’observer les astres de lumière au firmament.

— Je ne devrais pas m’inquiéter, nous disposons de tout pour être heureux, et je le suis, mais…

— Tu réfléchis trop, voilà le problème, dit Dalina en la serrant dans ses bras.

Attentionnée et généreuse de nature, cette dernière ne pouvait cependant supporter longtemps les atermoiements existentiels de son amie. Elle aimait l’action et vivre au présent, mais non discuter sur les fins et origines de l’humanité.

— Je voudrais comprendre pourquoi nous existons, pourquoi ces personnages nous laissent sans réponse sur notre passé, pourquoi…

— Aucune idée, la coupa sa compagne, sans doute pour notre bien !

— Oui, mais tu nous accompagnes tout de même…

Plonger dans les remous puissants du cratère, oser le grand saut vers l’inconnu, à la recherche du sens. Une expérience tentée par certains dont personne ne connaissait l’issue, aventures scellées sous le sceau du secret. Avec agilité, Dalina mena le bateau au centre de l’étendue sombre. Excités, ils s’empressaient de revêtir leurs combinaisons de plongée, de placer masque et bouteilles d’oxygène.

— Nous risquons de ne pas revenir, dit Alban d’un ton solennel.

Oui, la conscience de la possible fin les prenait à la gorge et pourtant ils se lancèrent dans les flots se tenant par la main. Leurs cœurs battaient à plein régime dans leur poitrine. Des courants violents risquaient de les traîner vers le bas, des grottes souterraines les happer sans espoir de fuite et les gaz toxiques embrumer leurs esprits jusqu’à l’inconscience. Leurs lampes illuminaient ici et là un requin, l’entrée d’un couloir, de minuscules poissons jaune vif. Ils piquaient vers les profondeurs de la fosse abyssale. Par endroits, de faibles lueurs montraient un spectacle magique de couleurs chatoyantes, de grottes sculpturales et d’animaux inconnus. Soudain, une traction s’exerça sur une cheville de Kylian. Un serpent doré, long de trois mètres et plus large que son bras s’enroulait maintenant autour de son mollet. Elle leva la main vers son binôme, mais cette dernière se voyait elle aussi emmenée par le même reptile. L’énorme bête emmenait le quatuor, traçant son chemin dans l’obscurité. Régulièrement, il tournait une petite tête fine vers ses captifs. Des perles de nacres cerclaient ses narines, une flamme verte saignait son front beige et sa gueule s’ouvrait dans un sourire.

— Vous avez bien fait de venir !

Déposée sur un banc de calcaire, malgré l’environnement aquatique, l’équipée respirait normalement. Paralysés de stupeur, ils fixaient l’animal.

— Dalina, je crois que nous subissons l’effet d’un gaz toxique…

— Non, nous l’entendons tous.

Il s’enroula sur lui-même, dans une position confortable, la tête dressée au milieu de sa spirale.

— Où sommes-nous ? demanda Nolweinne, la voix incertaine.

— Regardez autour de vous…

Des formes étendues sur un tapis de mousse diffusaient des ondes arc-en-ciel. Ces masses longues et allongées ressemblaient aux humains. Ils s’approchèrent, sans maîtrise des réactions possibles de ces choses. À quelques centimètres de distance, des visages apparurent au sein des contours obscurs. Dalina se pencha au plus près, pour discerner le dessin précis de ces corps ensommeillés. Alors qu’elle croisait un regard ouvert, elle reconnut ses propres traits. Elle s’écria, horrifiée :

— Mais qui est-ce ? C’est moi ?

Le reptile rit d’un sifflement long.

— Bien sûr que non, ce n’est pas toi, c’est ton effigie.

Les quatre jeunes coururent d’une figure à l’autre, cherchant à reconnaître les signes d’eux-mêmes. Une angoisse sourde tenait leurs entrailles. Kylian demanda d’une voix suraiguë :

— Qu’est-ce que c’est ?

Le long corps souple dorée fit bouger ses anneaux et s’approcha d’elle.

— Laissez-moi vous initier.

Ils se rassemblèrent autour de lui.

— Lorsque la terre disparut sous l’océan, que plus rien ne sauverait l’ancien monde, quelques humains se rassemblèrent dans l’espoir d’au moins, laisser une descendance. Si vous êtes là aujourd’hui, c’est grâce à eux. Ils construisirent une arche et tous ceux qui y prirent place partirent vers le centre du gouffre, que vous appelez « la bouche bleue ». Ils pensaient qu’au fond du trou, ils trouveraient le secret pour sauver l’espèce humaine. Ils plongèrent tous, plus de trois cents hommes et femmes. Ils nagèrent longtemps vers le fond, sans masque et sans oxygène, jusqu’à ce que je les rencontre. À moitié noyés, ils ne s’exprimaient plus, mais par leur expression je compris leur demande.

— Mais alors ils vivaient? S’exclama Dalina.

— Chuuuuuuttttt…! J’ai permis à leurs âmes de subsister, et de vous laisser naître. Leur esprit vit avec moi, mais leur expression s’épanouit en surface. Ces personnages que vous connaissez si bien, depuis votre naissance…

L’équipe intégrait lentement ces informations. Alban restait halluciné par la vision de ces figures tellement ressemblantes.

— Les regards pénétrants ! Mais pourquoi ces esprits nous ressemblent-ils ?

— Ses traits similaires, les caractéristiques morphologiques de chacun des survivants reposent ici à l’abri des catastrophes futures. Ils conservent les empreintes de vos vies.

Les jeunes gens ne parvenaient plus à penser de façon cohérente. Ils partaient dans l’espoir de découvrir leurs origines, d’en apprendre plus et ce qu’ils découvraient ne correspondaient en rien à ce dont ils rêvaient. Savoir que ces êtres aux regards luisants, ces guides discrets devenus par habitude invisibles appartenaient à leur sang ne les réjouissait pas du tout. Ainsi, ces formes dématérialisées consistaient la source des survivants.

— Mais pourquoi ne pas leur avoir rendu la vie ? Ce n’est pas juste, ce sont nos parents ! s’écria Alban.

Leur hôte déroula ses anneaux.

— Je ne dispose pas de tout pouvoir, je ne peux ramener à la vie des humains perdus au fond d’un gouffre…hélas, mes enfants !

Ils souhaitaient s’en aller, retourner à l’air libre, sortir de ce délire aux allures de cauchemar. Maintenant, ils regrettaient leur innocence et voulaient revenir à l’étape précédente. Ils exprimèrent la même demande.

— Voulez-vous nous ramener à la surface ?

— Bien sûr, pourtant à présent, tout sera différent. Vous connaissez le secret de votre existence.

Ils se moquaient bien de tout cela, désirant uniquement se retrouver à l’air libre quand bien même brûlant. L’hydre s’enroula autour des bras et des chevilles des quatre compagnons. Les traînant derrière lui, il les ramena à la surface du gouffre. L’animal se détendit de tout son long, brillant de mille feux, puis il disparut. Ils nagèrent en silence jusqu’à l’embarcation et Dalinapilota jusqu’à la plage. Dès qu’ils touchèrent le sol, ils se savaient différents. À l’horizon, les lumières montaient doucement. Dans le plaisir de les contempler, ils marchaient à pas lent vers la cité. Tous à l’espoir de croiser un être mutique, de mieux regarder leurs traits, ils divaguaient dans les ruelles vertes. Des perroquets voletaient au-dessus de leurs têtes. Fatigués, ils espéraient ardemment une rencontre quand enfin, en face de la vitre d’un grand bâtiment, ils découvrirent le reflet de quatre personnages aux regards luisants et pénétrants.

 

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