La Brume noire

 

Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ? Dans la ville assombrie par la détresse de tant d’âmes perdues, les gens se frôlaient, indifférents. J’étais persuadée d’être la seule à chercher encore l’émotion, à chercher encore un semblant d’existence chez les autres.
Les autres. Pourquoi s’y intéresser encore ? Pourquoi s’efforcer d’entrevoir brièvement, encore et encore, cette morne tristesse et cette colère contenue, stérile, et soumise au quotidien ? Ce devait être un reste de l’utopie de mon enfance. Je m’accrochais encore à trouver au fond de l’un de ces regards de l’espoir, un semblant de gaieté ; peut-être simplement, au loin, une raison de vivre, une raison de tenir, une raison d’avancer.

Mais la seule chose que je voyais sur ces visages était une profonde lassitude. Accoutumé à leur existence, chacun marchait aveuglément vers un objectif inconnu. À croire que l’on naissait pour mourir ! Peut-être avions-nous vu trop de gens atteint par cette langueur soudaine ces derniers temps pour continuer à se passionner pour la vie. J’avais beau chercher, à présent, nous vivions tous dans la terreur avec la désagréable sensation d’être coincé dans sa propre humanité.

Ah, c’était la meilleure ! Malgré ma terreur, je restais obsédée par l’humanité, désespérée et pourtant toujours à la recherche du contact de l’autre. C’était peut-être une réaction normale face au danger. N’importe quel être pouvait me donner du réconfort face à ma solitude.

Et quelle solitude je ressentais en cet instant ! Marchant seule, le pas vif mais hagard, le nez enfoui dans le col de mon manteau relevé, jetant des regards furtifs derrière moi, au cas où elle me suivrait. Elle. Cette chose immonde. Cette chose qui nous conduira tous à la folie. Peu importe.

Je devais rentrer à l’abri. À l’abri de ces quatre murs, ces quatre murs si froids, si ternes…et pourtant si sûrs. J’espérais que cette chose ne fût pas passe-muraille ; tout du moins, personne ne le disait. Ce qui ne voulait pas dire grand chose, d’ailleurs. Il était certain que l’on nous cachait les informations, que l’on taisait ce qui se passait réellement. Les hôpitaux se remplissaient de ces pseudos macchabées qui agonisaient lentement, refusant de boire ne serait-ce qu’une gorgée, refusant de s’alimenter, ne dormant plus. Ils mourraient lentement, ils partaient indifférents ; assis et silencieux, inébranlables malgré tous les efforts déployés par les infirmiers, les médecins et les familles.

C’était cette brume noire, mauvaise, qui s’emparait d’eux. On la voyait rôder les soirs, choisir une victime. Elle ne la quittait pas ensuite, elle s’accrochait à elle, s’agrippait à la moindre parcelle de peau, remplissait ses poumons, s’accrochait dans ses cheveux. Lorsqu’elle disparaissait enfin, la victime s’asseyait dans un endroit, molle et inexpressive ; son âme semblait avoir disparue, elle n’avait plus ni espoir, ni vie. Ce n’était plus qu’un corps sans importance. On l’installait dans un endroit pour avoir l’impression de s’occuper de son cas – une chambre d’hôpital, un lit d’un centre de rééducation, un brancard aux urgences – et surtout pour ne pas voir que l’on ne faisait rien pour elle, que l’on était incapable de l’aider, de lui redonner le goût à la vie. Quelques heures après, les pompes funèbres arrivaient, l’emballaient dans un sac, et l’emmenaient vers sa dernière demeure.

Les premières fois, on en avait fait tout un scandale : c’était un nouveau virus, probablement inoffensif sauf cas exceptionnels. Il avait fait une petite dizaine de victimes, mais tous les épidémiologistes appelaient au calme, prétextant des cas isolés dont l’excellente gestion éviterait la propagation. Les cent cas atteints, on nous avait expliqué que l’épidémie était sous contrôle, qu’elle serait gérée sans occasionner de problèmes pour les contribuables, que nul n’avait rien à craindre. Les instituts de recherche se sont lancés dans des études. Les ministres se sont lancés dans des mesures. Les quidams se sont lancés dans des interviews. Chacun décrivait la brume noire, expliquait son ressenti. C’était à qui avait été touché sans qu’il n’eût rien ressenti, à qui avait vu la brume choisir sa victime ! Des dizaines d’articles de presse vantaient des guérisons miracles. D’autres, espérant miser sur de meilleures ventes si le public était terrifié, parlaient de disparitions subites, à l’instant même où la brume s’approchait.

Mais moi, je savais ce qu’il en était. La brume venait de loin, et ne partirait pas de sitôt. Et je savais aussi que, ce soir, elle viendrait pour moi.

Je ne sais pas pourquoi, alors que j’étais intimement convaincue que mon heure était arrivée, j’avais peur. Est-il vraiment utile de craindre une certitude ? Cela me paraissait ridicule.

C’était même pire que de la peur : c’était une terreur absolue, une crainte qui rongeait mes os. Je souffrais mille morts plutôt qu’une, mon ventre était contracté, mon front brûlant, mes jambes tremblantes.

Mais surtout, et c’est ce qui m’intriguait le plus, j’avais pris la décision de me battre, de lutter jusqu’au bout pour ma vie. Je tenterai d’échapper à la brume, de fuir loin d’elle. Peut-être – oui, peut-être ! – que si j’arrivais à rejoindre mon appartement, je serais en sécurité. Peut-être qu’elle s’éloignerait de moi, peut-être que ce vampire impitoyable renoncerait à sa victime, comme le chat paresseux renonce à la souris vivace.

Oui, je m’en sortirai, songeais-je en marchant sur la chaussée, vive et leste. Une fois encore, je me retournai, vérifiant qu’elle ne soit pas sur mes talons, suivant mon odeur à la trace. Et c’est alors que je la vis.

Elle n’était pas terrifiante contrairement à ce que certains prétendaient. Sa forme floue et vaporeuse, du noir brillant d’une sombre nuit étoilée, avait presque la douceur lascive d’une silhouette de femme. Je compris alors : ce n’était pas elle qui s’était ruée sur ses victimes, mais bien l’inverse.

Elle avait une telle aura apaisante qu’il me sembla alors que ce serait bien là le seul endroit où je pourrais trouver le repos éternel. Je sentis monter en moi toute la fatigue accumulée ces dernières années. Les épidémies et les guerres avaient épuisé notre résilience. Les villes, devenues tentaculaires, recouvraient le calme des campagnes et nous plongeaient dans leur bruit incessant. L’espoir était mort ; et depuis longtemps, il n’y avait plus d’hirondelles pour annoncer le printemps.

Qu’avais-je de mieux à faire que de saisir cette chance, cette opportunité ; qu’avais-je de mieux à faire que de fuir, en fin de compte ? Ne m’offrait-elle pas le repos ?

Mon téléphone sonna, troublant ma réflexion dans un sursaut. En un instant, l’impression de réconfort compréhensif provoqué par la brume se mua en un frisson glacial remontant le long de mon échine. Mais, était-ce vraiment ma peur de cette brume qui était revenue ou était-ce l’appel résonnant sur mon téléphone et l’existence de ce monde extérieur qui me terrifia ?

Je n’étais pas d’humeur à méditer sur des questions philosophiques, bien que j’aurais probablement dû. Sans prendre le temps de décrocher, je fis volte-face, faisant disparaître la brume de mon champ de vision et me précipitai vers le premier arrêt de tram qui se présentait sur mon chemin.

De nos jours, l’un des plus grands exploits de ce monde consiste à prendre le tram. Ce n’était pas tant de monter dans une monstrueuse et imposante carcasse de fer – où pouvait se dérouler un malaise, un incendie, un massacre à la tronçonneuse ou autres accidents voyageurs fréquents sans que jamais ne s’ouvrent les portes – qui troublait le quidam. Non. Le drame résidait dans ces Autres, massivement agglutinés, abrités derrière leurs téléphones, réfugiés dans la musique vulgaire qui s’écoulait de leurs écouteurs, regardant au loin ; à croire qu’une autoroute est un paysage qui pousse à la contemplation.

Tout l’art de la chose se résumait en une seule phrase : ne rien toucher. On se gardait bien, alors, de respirer trop fort, de peur que notre épaule effleurât le dos d’un siège. Chaque freinage se préparait minutieusement à l’avance, en plaçant les pieds de telle façon que l’on ne se retrouve pas propulsé dans les bras d’un parfait inconnu possiblement contaminé par un quelconque virus.

Pour admirer le plus cocasse, il fallait être patient et savoir attendre jusqu’au terminus. C’était enfin une sortie pressée, un brouhaha incongru. Ils poussaient à qui mieux-mieux, prenant des risques de contact inconsidérés qui les auraient fait pâlir quelques secondes plus tôt. Puis, l’instant fatal ! Toutes les mains plongeaient dans un sac à main, un porte-documents, une poche d’imper, et sortaient consciencieusement un tube de gel désinfectant. Une goutte suffisait pour que les badauds se sentent rassurés : ils étaient sains, respectables, et sûrs de le rester.

Je ne dérogeais pas à la règle. J’étais probablement encore pire. Déjà phobique du moindre effleurement pendant ma jeunesse, prendre le tram en ces temps difficiles était devenu pour moi un supplice. Néanmoins, contrairement à mes chers confrères d’un voyage, je m’appliquai plus encore à observer la nature humaine dans ces conditions. C’est bien en étant enfermés ensemble dans ce genre d’engin que les masques tombent, et qu’apparaissent sur les visages toutes les pensées, tous les rêves, et tous les doutes.

Au regard que me lancèrent les quelques rares personnes encore coincées avec moi dans cette boîte de conserve sur rails malgré l’heure tardive, je sus qu’ils avaient compris. Je remontai un peu plus mon col pour me cacher de leurs yeux inquisiteurs qui s’efforçaient de dépecer mon âme. Je songeais avec une certaine amertume que je serais probablement le prochain fait divers des journaux. Ils m’observaient pour savoir quoi raconter. Serais-je décrite comme ayant le regard hagard et terrifié ou l’oeil déjà las et fatigué ? Semblerai-je être quelqu’un de bien ou me décrirait-on comme une jeune femme un peu paumée ? Était-il flagrant que j’étais une bonne fille ? Ou sentait-on une certaine amertume chez moi, malgré mon jeune âge ?

M’imaginer toutes ces répliques me débectait. S’était déjà me voir comme disparue, n’étant plus que quelques lignes dans un journal de province avant de disparaître entièrement des mémoires de tous. N’est-ce-pas ce qui nous terrifie dans la mort ? La disparition et l’oubli ?

Horrifiée par mes pensées, je me détournais brusquement, cherchant mon reflet encore existant dans l’une des fenêtres mal éclairée par les lueurs blafardes des lampadaires. Je compris alors l’air soupçonneux des autres, persuadés que je leur avais ramené la mort en montant à leurs côtés. Mon teint était blanc comme l’albâtre usé d’angoissantes statues de cimetière. Mon regard, fixe et halluciné, semblait peint par Courbet, et mes muscles tressaillaient, donnant une impression de mouvement fuyant à mon visage. Quant à mes mains qui semblaient vouloir saisir l’espoir disparu, elles frappaient sur mon pantalon en des crispations répétées une marche funèbre cynique et sournoise.

Et que vois-je alors, tandis que je m’efforce d’apaiser mes tremblements ? Là, de l’autre côté de la rue, l’ombre noire me scrute ! Elle me suit du regard, hargneuse de me voir lui échapper !

Plus morte que vive, je me vis déjà enveloppée de mon linceul, seule, et loin de tous.

Je descendis d’un pas calme. L’arrêt était à quelques mètres de chez moi, mais était-il utile de courir ? Pourquoi fuir devant l’inévitable ? Finalement, pourquoi vouloir échapper à une mort si douce ?

J’attendis la brume sereinement.

Elle approcha lentement, consciente de son pouvoir, sûre de son emprise. Le combat était fini, et le vaincu s’agenouillait devant son bourreau tout-puissant. Je lui tins la porte et nous montâmes ensemble, timides et indécises telles deux jeunes amants hésitant à s’enlacer.

Je me déshabillai lentement dans l’entrée tandis qu’elle patientait, poliment, dans le salon. Je pris le temps de me rincer. Je m’habillai, me maquillai, de façon à ce que mon dernier jour me voit resplendir.

Les cheveux encore humides, je m’avançai vers elle. Toute timidité disparue, je la questionnai :

  • Qui es-tu ?

Elle frémit délicatement. Ses paroles n’étaient qu’un murmure, un vent léger et chaud qui provenait d’on ne sait où.

  • Quel besoin as-tu de me connaître ?
  • N’ai-je pas le droit de savoir qui sera la cause de ma mort ? Tu seras celle qui m’ôtera la vie. Tu dois savoir qui je suis, et je veux connaître ton nom. Je veux que tu expliques tes actes. Ensuite, j’accepterai de disparaî Ne crains rien, je ne te dérangerai pas dans ta tâche. Je sais déjà que mon heure est venue. Je l’accepterai dignement.

Il y eut comme un rire, et une sensation de bien-être emplit tout mon être.

  • Toi aussi, tu crois que je veux ta mort ? Et quel charme y trouverais-je ? Pourquoi te tuer ? Tes congénères aussi pensaient que je voulais les condamner. Mais votre existence ne me dérange pas. Au contraire, elle m’attriste et me pousse à Votre vie, si brève ! Pourquoi l’achever ?
  • Alors, que veux-tu ? Et pourquoi tous ces morts ?

Elle soupira ; un élan de tristesse traversa mon coeur comme un coup d’archet mélancolique.

  • Je ne cherche que des ré Je ne cherche que la paix.
  • Et je t’y aiderai si cela est en mon pouvoir, sois en certaine. Que veux-tu savoir ?
  • Je cherche un abri.
  • Un abri ?
  • Je cherche un lieu pour reconstruire mon monde. Ma famille et moi vivions loin de vous, à des années-lumières de là ; dans un endroit que malgré toute votre science, vous ne pourrez jamais connaître. Votre existence est bien trop brève pour cela.
  • Pourquoi venir ici ?
  • La guerre, la mort, la fin de toute chose. Ma terre natale a été réduite en cendres. Je cherche un nouveau monde. Un monde dans lequel nous pourrons penser à l’
  • Je réitère ma question : pourquoi venir ici ?

Elle sembla sincèrement étonnée. Un instant, la brume se troubla, se déforma, plus floue et vaporeuse encore.

  • Mais…pour trouver la paix !
  • Et vous croyez donc la trouver ici ? Nous avons notre propre guerre, nous avons nos propres haines. Vous n’êtes pas les seuls à avoir la vanité de la conquê Ce monde est vain et inutile. Bien sûr, quelques étincelles de joie règnent. Mais regardez-vous, charmante brume dont les émotions résonnent avec pureté de toute part ! Vous serez utilisée, vendue, étudiée, que sais-je encore. Oh, croyez-moi, les hommes sont pleins d’imagination. Partez, fuyez. Les hommes haïssent la pureté et la beauté.

Il y eut un instant de flottement avant que l’air alentour se réchauffe et se mette à bruire. Maintes émotions résonnèrent dans la pièce étincelante : tantôt le désespoir, la peur, puis l’amour, la gratitude et l’espoir. Dans un crescendo palpitant, ces émotions s’intensifièrent.

Sauvée ! J’étais sauvée. Cet être qui m’avait parlé ne voulait pas ma mort, elle ne voulait que vivre ! Et moi, ne l’avais-je pas aidé ? Cet être si merveilleux se souviendrait-il de moi à travers les âges ?

Puis soudain, tout se tut. De l’ombre, plus aucune trace.

Tout devint vide. Les meubles blancs reprirent leur air sinistre. Les va-et-vient moroses du tram alourdissaient de leurs feux inopportuns la nuit d’un noir lavasse. Quelques gens passaient, tête baissée, indifférents à tout.

Il n’y avait plus d’émotions, le monde était vide autour de moi ; et j’étais par ailleurs pleinement consciente que je ne ressentirai plus jamais d’émotions telles que celles qui avaient fusé l’instant d’avant.

Je me sentis si profondément lasse. Oui, j’étais sauvée, quel miracle ! Je pourrais reprendre ma vie, si vaine et inutile. Quel intérêt de respirer si cette respiration ne mène à rien ? Quel intérêt de continuer à avancer s’il n’y a aucun but au loin ?

L’espoir était parti en même temps que la brume.

J’avais chassé l’espoir de notre monde.

Je souhaite que la brume trouve son monde de demain et je prie pour que notre monde de demain soit plus beau, que l’on puisse songer à l’avenir sans paraître utopiste.En attendant, chacun pourra rester aveugle et continuer d’avancer dans son triste manège quotidien ; mais quant à moi, je garderai à jamais cette sensation de paradis perdu, comme une plaie béante gravée dans mes pensées. Je n’ai plus ni espoir, ni vie ; je ne suis plus qu’un corps perdu à la dérive dont l’esprit s’est brisé sur de splendides rivages, lointains et inconnus de tous.

Alors, lentement, j’allais m’asseoir sur le sol givré de la terrasse, la tête perdue dans les étoiles.

Peut-être, ainsi, resterais-je auprès de ma brume ?

 

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