La Vouivre

 

 

Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ?

Il n’avait pas hésité une seule fois durant la traversée. Nous l’avons dit, le marais était son domaine. Si le Chef-lieu était lui aussi touché par cette panne,il fallait mieux rebrousser chemin plutôt que de continuer à risquer sa dernière torche les pieds dans la vase.

Notre héros était certain que parmi tous ceux qui fuyaient les ténèbres, les derniers à pénétrer la ville seraient les quelques nuées de harpies filant dans l’air. Quelques hurlements stridents, semblables des rires de mourants, tombaient du ciel sur les humains se débattant dans la vase.

Il se retourna lentement, en prenant appui sur son bâton pour virer. Les dernières créatures étaient humaines. Elles courraient lentement, haletant, le contournant au ralenti. Certains humains avançaient en se serrant les coudes, formant des barrages incontournables pour ceux qui auraient pu les dépasser. D’autres avançaient seuls, la boue leur couvrant la bouche, les yeux écarquillées pour prévenir les dangers de l’obscurité. Il commença à rebrousser chemin, et à mesure que notre héros remontait le marais, les humains devenaient de plus en plus féroces, déboussolés et exténués par leur voyage.

Un long crissement attira l’attention des exilés. Les portes de la ville venaient de se fermer. Les silhouettes mutiques se mirent à hurler. Les torches cessèrent de brûler au contact du désespoir. La nuit resserra son carcan autours des derniers humains.

Les plus sages firent demi-tour, les plus vaillants redoublèrent de force. L’un d’entre eux pris appui sur une femme pour avancer plus vite. Elle dégagea sa main d’un geste gracieux mais vigoureux. Elle avait de longs cheveux blond sur lesquels la boue semblait glisser, et derrière sa frange, une étrange lueur rouge luisait. Elle se mouvait avec habileté dans la vase. L’homme, manquant de tomber, l’insulta. Elle fit volte-face, et en une fraction de seconde, elle se transforma en un grand reptile ailé. Le rubis sur son front formait comme un troisième œil. L’homme tomba dans la vase en même temps que tous les autres humains reculèrent. Il n’arrivait pas à se dépêtre du marais, il suffoquait, tentant d’atteindre la surface, mais il s’épuisait à vouloir prendre appui sur le fond marécageux. Il coula petit à petit pendant que le reptile déployait ses branchies en couronne tout en feulant contre les humains qui l’entouraient. Dans la nuit, ses deux grands yeux jaunes encadraient de part et d’autre le grenat sur son front. De par sa fonction honorable mais peu reconnue de Chasseur-de-vase, il reconnut tout de suite la nature de la créature. Notre héros tira de sa lourde veste un lance-pierre, et visa le front de la vouivre. Le cailloux décrivit une courbe en forme de cloche, et tomba juste devant la créature. Celle-ci avisa le tireur. Elle plongea son torse ailé et son long cou dans le lit du marais, formant de légères vagues à la surface sans qu’on puisse distinguer autre chose que quelques bulles dans l’eau verdâtre.

Il sortit de son baluchon une boule de la taille d’un poing, sèche et noire. Il arma et tira dans le lointain. La boule frémit et lâcha dans son effervescence une nuée rouge dans l’eau. Les vaguelettes se dirigèrent vers la nappe écarlate, quand un humain cria :

– Sorcellerie ! Il appartient au peuple des ténèbres !

Sans se demander pourquoi un citoyen des ténèbres attaquerait un autre citoyen des ténèbres pour protéger des citoyens des lumières, tout le monde commença à s’agiter dans le marais. La nappe de sang qui devait faire diversion se dissipa et les mouvements de la vouivre furent perdues dans le méandre des vaguelettes. Notre héros qui ne bougeait plus d’un pouce tenta de les avertir :

– Ne vous regroupez pas ! Ne vous regroupez pas !

A peine certains d’entre eux furent coulés par le fond que la Vouivre surgit hors de l’eau, les ailes et les branchies déployées, prête à gober les derniers agitateurs, toujours les yeux rivés sur le Chasseur-de-vase. Ce dernier arma de nouveau, et toucha en plein front la créature. Ses yeux roulèrent dans leur orbite et son lourd corps reptilien s’affaissa sur le reste du groupe. Le remous éclaboussa le visage de notre héros, puis celui-ci se rua sur la bête pour la dépecer. Avec un sourire extatique, il préleva de la pointe d’un canif l’escarboucle de la bête. Son éclat rougeoyait dans les yeux de chasseur. Il reprit le chemin de Clairivage avant que d’autres créatures de l’ombre, attirées par le sang et les cadavres ne le trouve. Il craqua un de ses derniers bâtons lumineux pour éviter les mauvaises rencontres.

Une fois sorti du marais, il n’eut que quelques dizaines de mètres à faire pour rejoindre les grandes portes en nacre de la ville. Des perles lumineuses volaient dans les airs pour protéger les citoyens des dangers de la nuit, mais elles clignotaient. Les portes s’ouvrirent et une salve d’hommes et de femmes sortirent. Le Chasseur-de-vase courut vers les portes, et avant qu’elles ne se referment, il ordonna :

– Laissez-moi entrer ! J’ai un cadeau pour Monsieur le maire !

Il tendit l’escarboucle arraché à la vouivre. Un garde, assez poilu avec un casque à plumes, passa entre les portes et s’avança vers le chasseur. Ses narines se dilatèrent, puis après avoir jeté un œil au joyau, il le prit par le col et l’emmena.

L’entrée de la ville était totalement colonisée par des tentes et des baraques en taule d’où sortaient des humains  qui le regardaient sans bruit se faire fouiller. Sur son chemin tout le monde le regardait en silence. Des fées sortaient de leurs appartements avec des valises, regardant le sol. Le garde héla un grand homme pâle.

– Va prévenir la maire que quelqu’un a quelque chose pour elle.

– C’est qui ?

– Demande plutôt  « c’est quoi ». Montre-lui, humain.

Notre héros ouvrit la main de nouveau. Il serrait fort l’escarboucle, dont l’éclat était maintenant terni par le sang séché.  L’homme blanc eu un mouvement de recul, puis se transforma en chauve-souris avant de s’envoler.

– Je ne savais pas que les vampires faisaient partie des citoyens lumières. dit-il avec naïveté.

Il fut poussé dans le bureau de la maire. Après avoir essuyé ses mains avec un mouchoir rose,  Elle disciplina ses cheveux avec grâce, permettant ainsi de dégager son front incrusté d’un grenat lumineux.

– Madame la maire, cet humain dit avoir un cadeau pour vous.

– Ah oui ? Quel est-il ? Dit-elle avec un grand sourire.

Le chasseur-de-vase sera le poing autour de l’escarboucle. Il tremblait de tous ses membres.

– Allez-y, montrez-moi. Insista la nouvelle maire.

Elle jeta un œil à l’escarboucle, puis déclama :

– Vous, les humains, êtes incorrigibles. Vous ne comprendrez jamais que ce que vous prenez ne vous appartient pas, et que personne ne veut de ce que vous donnez. Laissez le moi, dit-elle au garde. Il est temps qu’il rende la vie qu’il a prise.

 

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