Le monde d’après

 

 

 

Dans le monde d’après, des ombres assagies croisées en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ?

Non, pas décliner. S’élever. Il n’avait pas fait attention à la structure de la phrase et à la forme négative induite par celle-ci.

« Cela ne change rien… cette phrase n’a pas plus de sens que les précédentes… » songea-t-il en serrant les poings de frustration. Mais était-ce le fait d’une traduction malheureuse ? De l’esprit tordu de son auteur ? A bien y réfléchir, probablement d’une savante combinaison des deux…

Il feuilleta à nouveau le carnet dans lequel il consignait les traductions du manifeste sans titre, bible obsédante de ces ombres exhalant la lumière, apparues en ville récemment et dont le nombre allait exponentiellement croissant.

Dans le monde d’après, Ornée de tous les dons, façonnée par l’eau, l’argile, forgée par la contrition, arrache les industrieux au présent funeste des temps anciens.

Les mots semblaient avoir été artistiquement mélangés pour former un embrouillamini poétique et incompréhensible, contemplant le lecteur avec le flegme d’un sphinx dont l’énigme demeure insoluble. Ces mots le rendaient fou, le narguant jusque dans son sommeil, s’agitant devant lui sans qu’il ne puisse jamais les atteindre.

Frottant ses yeux fiévreux, il jeta un regard fatigué par la fenêtre donnant sur la ruelle, éclairée par l’éclat criard des réverbères au sodium. Les fameuses « ombres » s’y amassaient, formant des groupes calmes aux visages souriants, communautés improvisées au coin des rues et dont le seul tort était d’être trop visible aux yeux de ceux qui n’en faisaient pas partie.

Dans le monde d’après, les titans prennent leur revanche sur un panthéon oublié, la vierge des fléaux libérés sur le monde achève sa rédemption auprès des hommes.

Les formules se succédaient ainsi au gré des pages, charriant leur mystère sans commisération aucune pour le lecteur égaré qu’il était. Il n’avait plus guère espoir de trouver un sens à ces seuls feuillets… Il fallait trouver un lien avant que cette affaire ne le consume. Le lien entre ces obscures prophéties et le déferlement des ombres sur la ville.

*

La pièce était baignée d’une teinte orangée, signe que les rayons du soleil commençaient à décliner en cette fin de journée automnale. De ce cinquième étage, la lumière semblait animer les toits de Paris, tour à tour teintant ou se réverbérant sur les ardoises, les zincs, les briques. Sans ces jeux auxquels se livrait la lumière, on aurait pu croire que le temps s’était arrêté un bref instant. L’homme assis en face de lui semblait ne pas prêter attention à son environnement immédiat. Un visage étrange, entre deux âges. De grands yeux délavés couleur de pluie, fixant le vide avec intensité. Les mains posées sur les accoudoirs du fauteuil pianotaient gracieusement sur le tissu.

Mais ce qui attirait l’attention par-dessus tout, c’était ce sourire lumineux, bienveillant, paisible, magnétique.

« … Guillaume !? Il vient de te poser une question… » Grande et élancée, élégante quarantenaire, la femme se tenait dans l’encadrure de la porte et d’un froncement de sourcils rappela à l’ordre l’homme du fauteuil. Son regard replongea aussitôt sur son interlocuteur et leur conversation.

« Je ne sais plus trop. Je suis dans le métro il me semble. Il est bondé comme chaque soir. Je suis debout sûrement, je ne m’assois jamais pour un trajet si court. Et soudain, ce… cette… lumière, ou cette ombre peut-être, qui passe devant mes yeux, qui absorbe les reflets, les éclats, atténue les sons et… cette pensée qui me vient que… »

L’homme s’interrompit et son sourire s’illumina d’un éclat extatique dont ses yeux ne tardèrent pas à se parer également. Le silence se prolongea et le temps se suspendit de nouveau, le microcosme ne tournant plus qu’autour de ses lèvres dont plus aucun son ne jaillissait.

Agitant nerveusement ses mains, l’enquêteur se fit bourreau de ce silence. « Cette pensée vous dites ? »

« Je n’ai en aucun souvenir. Je n’avais plus qu’une seule envie. Sortir. Je suis descendu à la station suivante. J’avais besoin de voir le soleil, de profiter de l’air frais… Je suis parti vers les bords de Seine. J’y ai rencontré des jeunes et nous avons parlé. Longtemps. C’était passionnant d’échanger avec eux, de les écouter rêver à voix haute, de les regarder… »

Il n’écoutait plus vraiment, la frustration occultant le flot de paroles. L’homme ne faisait que répéter ce que l’enquêteur avait déjà pu consulter dans le rapport que la police avait transmis à la Miviludes. Il croisa le regard de la femme et lui indiqua d’un geste impatient que l’entretien était terminé.

La cuisine était plus sombre, plus petite que la pièce précédente, la lumière n’y pénétrant que marginalement par le biais d’une fenêtre aux épais vantaux. La femme était assise dos à la fenêtre et son sourire triste n’avait rien de comparable à celui qu’il avait contemplé pendant près d’une heure.

« Il n’a pas perdu la mémoire. Il savait parfaitement où et quand il était quand les policiers l’ont retrouvé. Il s’agit plutôt de souvenirs spécifiques… Tenez, nous avons enterré son meilleur ami il y a quelques semaines. Cancer. Il n’en aucun souvenir. Ni de l’enterrement ni de la maladie qui l’a précédée… Rien. Certaines parties de son enfance également. Des années de vie ! Il a changé également, il… » son visage s’éclaira d’un sourire plus gai «Il n’avait juste pas envie de rentrer cette nuit-là, comme s’il avait rajeuni d’un coup de baguette et que changer le cours du monde en quelques heures lui était à nouveau paru possible. Ce rajeunissement est physique également, je n’ai failli pas le reconnaître en allant le… »

« Quel âge a votre mari ? » coupa-t-il brusquement. La femme pâlit et lui jeta un regard presque courroucé.

« 73 ans. C’est mon père. »

*

Cela avait été son premier contact avec une ombre, il y a quelques semaines seulement. Une disparition parmi tant d’autres, une perte de mémoire sans doute induite par la consommation excessive d’alcool ou de substances psychotropes, une envie de s’encanailler à l’heure où les distractions deviennent rares. N’avait-il pas passé la nuit avec des groupes de jeunes ? Une disparation banale qui n’aurait pas attiré l’attention en temps normal.

Mais les rapports toxicologiques étaient revenus négatifs, les proches avaient assuré que l’homme, changé corps et âme, heureux de vivre, ne faisait plus que proclamer le bonheur que cette nouvelle vie lui apportait et les premiers signalements de cas similaires, arrivés via Europol et d’autres agences de coordination internationale, s’insinuaient doucement au sein des bureaux et les esprits.

Les ombres étaient devenues plus nombreuses, trop nombreuses pour être toutes répertoriées par les services de police. A la nuit tombée, elles se rassemblaient en cercles immenses d’où fusaient rires et éclats de voix, des hippies sans drogue ni alcool. Des cercles qui n’étaient pas sans rappeler ces scènes d’un autre temps, d’assemblées masquées se livrant à d’odieux lynchages. Mais, les masques étaient joyeux, lisses et souriants, dégoulinant d’un bonheur qui inquiétait, ne formant aucune revendication, n’appelant à aucune conversion, les nouveaux adeptes se joignant aux anciens aussi naturellement que les pièces d’un puzzle.

Il ne s’en était pas fallu moins pour qu’un haut fonctionnaire ne prononce les deux mots fatidiques qui avaient précipité sa participation à cette enquête. « Dérive » « Sectaire ». La Miviludes. La mission de lutte contre les dérives sectaires.

Il avait rassemblé les différentes pièces du dossier rapidement mais il y en avait peu. Le manifeste posé devant lui était l’une d’elles et présentait à lui seul un intérêt hypnotique. Un codex simple et austère, d’une couleur sombre aspirant la lumière et ne présentant d’autre signe distinctif que cette représentation d’amphore crayonnée sur la couverture. Les premiers feuillets étaient noircis d’une prose pour le moins étrange combinant latin et grec ancien, d’où les difficultés qu’il rencontrait à traduire ces derniers.

Le manifeste avait été retrouvé dans les affaires d’une ombre discrète, jeune femme que ses proches décrivaient comme une petite fille seule et triste, prisonnière des histoires réelles ou imaginaires qui peuplaient sa mémoire. La jeune femme qu’il avait rencontrée n’avait plus rien d’une prisonnière et rayonnait d’une assurance messianique en lui confiant cérémonieusement l’ouvrage, citant l’un de ses axiomes.

Dans le monde d’après, se retournent les maux dans l’écrin des origines, rejoignant la crainte irraisonnée, emprisonnée.

Les autres documents n’étant pour la plupart que des dossiers de disparation, procès-verbaux d’entretien avec les familles et autres papiers administratifs, le mystérieux présent avait rapidement occupé le centre de son attention. Alors que ses doigts effleuraient la première page, une intuition étrange l’avait saisi, instillant peur, impatience, excitation dans son esprit. Les images de la jeune femme dansaient devant ses yeux ; celle qu’elle était devenue, celle dont ses proches peignaient un portrait qui n’inspirait que pitié, images auxquelles succédait le sourire de l’homme du fauteuil, étincelant de cette jeunesse improbable et presque magique.

Peur, excitation… magie ?

La lecture des premières pages eut raison de son fantasme. Aucune magie ou sortilège ancien destiné à transformer son visage en un reflet bienheureux n’y sommeillait. La magie tenait au mystère que renfermaient les mots couchés sur le papier. Poétiques et incompréhensibles.

*

Des impressions d’articles Web et des coupures de journaux s’étalaient sur la longue table de réunion. Les articles relataient les histoires d’autres ombres aux quatre coins du monde : Allemagne, Russie, Chine, Rwanda, Bosnie, de communautés entières ayant perdu la quasi-totalité de leur mémoire, de générations métamorphosées. Quelques heures de lecture lui avaient permis d’isoler un point commun à toutes ces résurrections d’âme, à ces amnésies collectives.

La guerre.

Selon Oslobodjenje, le « Libération » bosniaque, les ombres étaient toutes en âge d’avoir vécu la guerre de Bosnie. Le site internet du « New times » rwandais s’étonnait du renouveau de la communauté tutsi et de son message de paix et d’absolution à l’égard des Hutus. La Russie, par la voix de nombreux médias, listait les zones les plus touchées par ces phénomènes : Tchétchénie, Ukraine, Crimée, zones frontalières de l’Afghanistan. La guerre semblait s’effacer des mémoires, libérer les consciences et annihiler de fait toute animosité entre les ennemis d’hier.

Un autre lien se trouvait aisément au gré des articles de presse. Le grand âge était de toute évidence l’heureuse victime de l’hypothétique organisation sectaire. Les affres de la vieillesse semblaient disparaître pour laisser place à des esprits juvéniles au sein de corps raffermis tel qu’il avait pu le constater en rencontrant l’homme au fauteuil.

La frénésie générée par ses découvertes faisait vibrer son corps d’ondes mixtes, alternant une intense frustration devant les tâches restant à accomplir et cette joie brûlante de sentir que la lumière se trouvait à sa portée. Il dût s’assoir quelques instants, laissant aller sa tête en arrière à contempler ce plafond craquelé dont les fissures s’étiraient en longues lignes parallèles d’un bout à l’autre de la pièce.

Il laissa ses pensées vagabonder mais elles ne cessaient de le ramener à son obsession de percer le mystère des ombres. La guerre, La vieillesse, La rédemption, les fléaux, une jarre, une vierge, une…

Les planètes venaient de s’aligner. Il se leva d’un bond, se saisit de sa veste et de son téléphone, composant à la hâte un numéro et courut vers la porte. Quelques sonneries plus tard, une voix s’éleva du combiné.

« Je l’ai ! […] La solution ! D’où viennent les ombres ! […] Non c’est une sorte de thérapie ciblant les maux primaires qui nous affectent […] On pensait qu’ils effaçaient les mémoires ! C’est plus insidieux que ça, une sorte de guérison de pans entiers de la mémoire humaine abîmés par ces fléaux dont parle le manifeste ! […] Non je ne sais pas exactement ce qui est affecté mais je pense pouvoir le savoir ! […] Tu te souviens du mythe de… »

Dans l’encadrure de la porte qu’il venait d’ouvrir se tenait une femme. Une ombre au visage pâle dont la beauté attirait toute lumière alentour. Une sorte de trou noir hypnotique dont seules les pupilles étincelantes semblaient se détacher, comme deux étoiles au firmament d’une nuit sans lune.

L’intensité de son regard, pénétrant jusqu’à son âme, y insinuait une litanie légère et entêtante, psalmodiée sans rythme : « Dans le monde d’après… nul souvenir des maux d’avant. »

Il recula d’un pas, elle s’avança à sa suite, prémisse d’un tango sans musique.

« Dans le monde d’après, les fléaux sont capturés un à un, âme après âme, pour libérer le monde de ses tourments »

Sa voix se faisait plus douce à mesure qu’elle égrenait les mots, ceux-ci accélérant en un tourbillon de lumières s’entrechoquant contre de curieuses ombres gravitant autour de lui. L’ensemble se teintait d’un gris pâle d’où seules filtraient les deux étoiles ornant le visage de sa partenaire de danse. Les étoiles continuèrent à danser mais ses yeux s’étaient clos depuis longtemps.

*

Allongé sur le dos, il ne flottait plus. Son corps reposait sur une surface dure, ses bras légèrement écartés comme pour garantir son équilibre. Les yeux clos, il n’entendait aucun son, tentant de projeter ses sens dans l’espace pour en définir les contours. La joie indicible qui coulait dans ses veines lui soufflait pourtant que tout cela était inutile, que le danger n’existait pas, n’existait plus. Quelque chose avait changé et s’il était incapable d’en comprendre la raison, il n’avait aucun doute que ce ne pouvait être que bénéfique.

Il ouvrit les yeux pour contempler un plafond craquelé dont les fissures s’étiraient en longues lignes parallèles d’un bout à l’autre de la pièce. D’un mouvement lent, il prit appui sur ses mains pour se redresser avec délicatesse. Son regard se posa sur les parois de la pièce, garni d’un enchevêtrement de photos et papiers liés entre eux par de grands traits rouges peints à même le mur. Se levant avec d’infinies précautions, redécouvrant ce corps qu’il semblait réintégrer après un long rêve, il contempla le capharnaüm qui régnait autour de lui.

Le sol était jonché de documents, feuillets libres ou ensachés dans des chemises cartonnées, livres et coupures de presse. Il ne pouvait que piétiner tout ce papier pour se déplacer, cherchant en vain une signification à ce chaos ambiant. Il passa devant la série de clichés d’une jeune femme triste et effacée, puis rayonnante de vie, devant des photos d’un vieillard et probablement de son fils tant les visages se ressemblaient malgré la différence d’âge, devant des pages de notes griffonnées.

« Qu’est-ce que… ?! »

Il avait beau examiner chaque recoin de la pièce, il n’avait pas la moindre idée de l’endroit où il se trouvait. L’antre d’un monstre dévoreur de papier ? La caverne d’un bibliophile atteint du syndrome de Diogène ?

Seule une parcelle de l’espace semblait avoir échappé à la vague de papier. Et en son centre se trouvait un carnet ordinaire à la couverture sombre.

Il ne résista pas à en tourner les pages, mû par une timide curiosité. Page après page, il regardait les lignes se succéder, écrites dans une langue qu’il ne pouvait déchiffrer jusqu’à la dernière feuille, sur laquelle quelques mots avaient été ajoutés à la main :

Dans le monde d’après, Ils auront oublié jusqu’à mon nom. Pandore.

 

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