Les raisins de juillet
Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ?
Alyah se secoua la tête. Cette migraine ne passait pas, décidément, et ce n’était pas sans conséquence sur son humeur.
Elle qui était si gaie d’habitude ! Enfin, contente du moins, satisfaite. Pas le bourdon, bien dans sa peau, bien dans sa vie ; celle-ci suivait son cours, et voilà.
Mais ces derniers jours, elle était si lasse ! Si bien qu’elle en venait à se voir comme une de ces « ombres » ; que son regard, en rentrant le soir alors que le soleil déclinait lentement, se perdait au loin dans de mornes conjectures sans aucun fond.
Et puis, pourquoi « assagies », d’ailleurs ? D’où ce sentiment lui venait-il ?
L’Allié qui se tenait non loin de sa rangée tourna la tête vers lui, d’une expression neutre, comme toujours.
Elle se remit au travail avec un sourire un peu gêné. On était début juillet, le soleil tapait par-dessus son chapeau. Les raisins avaient été assez tardifs cette année, mais les vendanges avaient finalement commencé une dizaine de jours auparavant. A l’aide de son sécateur, elle sectionnait les tiges les unes après les autres, et les grappes s’entassaient dans la hotte sur son dos.
Quand le poids lui indiqua que celle-ci était remplie, elle se releva, dépliant son corps courbé par la tâche, s’étira un peu, et se rendit en bout d’allée pour vider les raisins dans une des caisses près du camion. Elle passa devant l’Allié qui la regardait avancer, ses yeux perçants lui procurant à nouveau comme un léger frisson.
Étrange, pourquoi lui faisait-il un tel effet ? Tout cela était mêlé à sa migraine, assurément, mais tout de même, comment pouvait-elle avoir maintenant une telle impression chaque fois qu’elle croisait un Allié ?
Elle en était plus ou moins honteuse. Elle n’en avait pas encore parlé à Arthur. Elle devrait peut-être y penser, cela l’aiderait d’ailleurs à mettre des mots dessus, car elle avait du mal à définir ses sentiments actuels.
Les Alliés, qui étaient si bons envers eux, les humains, elle les voyait sous un angle légèrement différent depuis quelques temps… Et puis aussi, quelle vision avait-elle de ses semblables… Des ombres ! Et puis quoi encore ? « Assagies ». Paisibles, plutôt, ceci était le bon mot, pas assagies. C’était toujours comme ça qu’elle avait pensé jusque-là. Face à un tel calme que leur donnaient en exemple les Alliés, on ne pouvait qu’être paisible.
Elle vida sa hotte, juste avant Maël qui, arrivant en même temps, finit avec la sienne de remplir la caisse de raisins. Ils la chargèrent à deux sur la remorque, et celle-ci se trouva elle aussi remplie et prête à partir.
« Je l’amène au chai ! », dit-elle à Maël, qui acquiesça en souriant et retourna dans sa rangée, ramassant sa hotte et son sécateur sur le chemin. Elle avait besoin de changer un peu d’air, la légère brise sur le trajet lui ferait certainement du bien. Et puis elle aimait conduire.
Elle intima l’ordre aux deux chevaux de démarrer et le camion se mit en route. Il y en avait pour une dizaine de minutes.
Elle passait à travers les champs sur le chemin cahoteux, les chevaux avançant au pas sous sa direction. Les Alliés supervisaient le travail, les aidaient à s’organiser, ils étaient présents çà et là dans les parcelles. C’étaient eux aussi, du reste, qui élaboraient les plans des cultures, établissaient les variétés à y semer, pour aider les humains à obtenir de bonnes récoltes. Comme ils le leur expliquaient à l’école, dans leur jeunesse – un des rares endroits où les Alliés se montraient plus loquaces ! – les humains n’étaient pas très doués pour la planification. Leurs ancêtres du monde d’avant avaient failli détruire la vie et se détruire eux-mêmes, avant que n’arrivent les Alliés, et qu’ils les épaulent pour retrouver un équilibre. C’était grâce à eux que la paix était revenue ; quand ils étaient arrivés, les humains se faisaient la guerre, c’est-à-dire se battaient entre eux au lieu de s’entraider ! Quelle absurdité, et combien c’était différent avec les Alliés ; avec eux, c’était une espèce de symbiose qui s’établissait. Naturellement. Ils n’avaient même pas besoin de parler, on comprenait ce qu’ils indiquaient comme s’ils transmettaient leur pensée directement et sans parole, d’un regard. Il était bien normal qu’ils aient droit à une partie des récoltes en retour. Et puis, il en fallait pour envoyer aux Retraités également, qu’ils emmenaient chez eux ! Le vin de la Contrée Lyloise avait sa renommée, à ce qu’il se disait.
Des papillons voletaient autour du camion, agrémentant le paysage de leurs couleurs. Il n’y en avait pas autant que quelques mois plus tôt, bien sûr, on était en juillet, mais c’était encore très plaisant à regarder. Une abeille vint se poser sur la main d’Alyah. Essayant de ne pas trop la brusquer, elle la porta lentement à hauteur de son visage, tenant la bride de l’autre main. Elle observa ses petites pattes couvertes de pollen. Très importantes, les abeilles, primordiales ! Cela aussi les Alliés le leur avaient appris. Il fallait les traiter en amies. Celle sur la main d’Alyah était en train d’épousseter ses toutes petites antennes, méticuleusement, avec ses deux frêles pattes avant. Un cahot un peu brutal la fit s’envoler.
Oh oui, il fallait leur être reconnaissants, aux Alliés. L’état des humains n’était pas beau à voir quand ils étaient arrivés. Alyah n’avait pas connu cette époque, heureusement, cela faisait bien trop longtemps ; personne, même ses parents, avant que ceux-ci ne partent en Retraite il y a quelques années, ne pouvait avoir de souvenirs de cette époque.
On pouvait encore trouver des preuves matérielles de leur folie, de la démesure qui les avait pris. C’étaient des endroits qu’on voyait de loin, de temps en temps, lorsqu’il fallait par exemple mener quelque chose dans un autre hameau. Tout gris, mornes, en ruine, avec d’énormes constructions qui s’élevaient droit dans le ciel, comme pour le crever. Leurs ancêtres avaient plutôt bien nommé cela : des « viles ». Alyah s’était d’ailleurs toujours demandé pourquoi ils les avaient fabriquées, si eux-mêmes ne s’y sentaient pas bien. Parfois, elle trouvait cependant que ça ressemblait un peu aux endroits où habitaient les Alliés. Mais enfin, ce n’était pas pareil. Et puis ce n’était pas la même finalité. Elle se reprenait : ça n’avait en fait pas grand-chose à voir.
Sur le chemin du retour, elle se disait qu’elle n’aurait pas le temps de remplir une autre hotte, la fin de la journée approchait. Elle leva devant elle son avant-bras, le gauche, paume de la main vers le haut. L’aide de vie diffusait sa douce lumière sous la peau. Un beau vert tendre. Incroyable comme une si petite chose, un rond pas plus gros qu’un ongle, pouvait être efficace : c’était bien une technologie alliée ! Tant que c’était vert, tout allait bien. La santé était parfaitement régulée. Mais justement, à vrai dire, elle avait l’impression, à peu près depuis le même moment qu’était apparue sa migraine, que le vert était un peu plus terne que d’habitude, tirait légèrement vers le jaune. Peut-être faudrait-il aller voir les médecins du Centre de vie sans attendre la visite annuelle. Elle en parlerait avec Arthur.
Elle n’en parla pas avec Arthur, ce soir-là. Il était rentré de la forge un peu plus tôt qu’elle, et avait commencé à préparer à manger. Elle feignit de nouveau la bonne humeur, comme les soirs précédents, et remit ses pensées maussades à plus tard.
En allant ranger les assiettes, après le repas, elle fut prise d’un léger tournis – la migraine, sans doute, encore – et elle perdit momentanément l’équilibre ; en se rattrapant à l’armoire, elle fit basculer la caisse de pommes qu’ils rangeaient au-dessus, qui se déversa sur sa tête. Arthur accourut pour la soutenir, surpris ; après avoir vérifié qu’elle ne s’était pas fait mal, il rangea les pommes dans le panier, le remit en place, et ils se couchèrent peu après.
La migraine avait empiré avec les heurts.
« Alyah ! Alyah ! Mais qu’est-ce que tu as fait à ton bras ! »
Alyah émergea de son demi-sommeil et eut un haut-le-cœur en écarquillant les yeux sur son bras ensanglanté. Elle lâcha le couteau qu’elle tenait de la main droite et qui était trempé de son propre sang.
« Alyah, qu’est-ce qui t’as pris ? Il faut aller au Centre de vie, regarde ton aide, elle vire au rouge ! »
Dans son sommeil, le couteau qu’elle tenait elle-même avait entaillé la peau, assez profondément, à l’endroit même de l’aide de vie, comme si elle cherchait précisément à l’atteindre. Quelle bêtise ! Elle était somnambule maintenant ? Il ne manquait plus que ça, et cette migraine… Arthur l’avait déjà prise par la main, après lui avoir mis une couverture sur les épaules et noué un tissu autour du bras. Une lanterne allumée dans l’autre main, il l’entraîna dans les ténèbres.
Ils marchèrent ainsi une bonne demi-heure, le Centre n’était pas tout près : il se trouvait à côté du lieu de vie allié. Sur le chemin, Alyah avait du mal à parler, car elle était absorbée par ses pensées. Elle avait des impressions étranges qui surgissaient à certains moments, qui émergeaient plutôt. Des sensations qui semblaient remonter du plus profond de son inconscient, avant de replonger en lui échappant, comme de très vagues souvenirs dissipés et enfouis, qu’elle ne parvenait pas encore à bien discerner, dont ne lui revenaient pour le moment que des émotions confuses, floues, sans contours.
Quand ils arrivèrent enfin, et en même temps qu’elle parvenait difficilement à se rappeler les sonorités d’un mot depuis longtemps oublié – quelque chose comme « fransse » – ils aperçurent le Centre se découper dans la pâle lumière que la lanterne projetait sur leur chemin, et ils virent un médecin allié les attendre devant les portes d’entrée du bâtiment.
« Dieu soit loué, vous êtes là ! J’avais peur de ne trouver personne ! s’exclama Arthur. Ma femme s’est ouvert le bras par accident à l’endroit de…
– C’est bon, je suis au courant. », répondit simplement l’Allié.
Il les fit entrer dans le hall illuminé, prit avec lui Alyah et laissa Arthur attendre sur un siège. Il la mena à travers un long couloir, passant devant des portes closes sur chaque côté, tourna dans un autre corridor, puis ils entrèrent dans une pièce remplie de matériel et de machines intimidantes, d’un caractère bien mystérieux pour Alyah. Mais elle était entre de bonnes mains, c’était le plus important.
Il referma la porte et lui indiqua de s’allonger sur le lit à dossier incliné qui se trouvait au centre de la pièce. Elle s’exécuta. Il passa entre les machines jusqu’à elle et, sortant des attaches par en-dessous, fixa un à un les pieds et mains d’Alyah sur la couchette où elle était allongée. Elle le regardait faire d’un air surpris, et s’enquit :
« Pourquoi faites-vous cela ?
– Pour te maintenir pendant les soins. »
La quatrième attache fixée, il dénoua le tissu, inspecta la blessure, et alla chercher du matériel dans des placards. Il revint avec quelques flacons et compresses, en humidifia une et nettoya la plaie. La blessure ne semblait pas si grave en elle-même, ce qui inquiétait le plus Alyah était l’aide de vie qui indiquait par sa couleur qu’elle ne fonctionnait plus.
L’Allié reposa son matériel, jeta un autre regard sur la plaie, neutre toujours, puis refit un bandage autour du bras, arrêtant momentanément l’afflux de sang. Il alla ensuite prendre un instrument très compliqué, métallique, avec des lumières qui clignotaient dessus, qu’il plaça au-dessus de la tête d’Alyah en regardant de l’autre côté. Il le fit pivoter de part et d’autre de son visage, de son crâne, après quoi il le remit là où il l’avait pris. Puis il tira à lui un fauteuil, le plaça à côté du lit, s’assit dessus. Et il demeura ainsi immobile.
Ne comprenant pas, Alyah se redressa un peu, du moins ce que les liens lui laissaient comme marge de manœuvre. Elle observa autour d’elle, dans les différents coins de la pièce, puis se tourna vers le visage de l’Allié qui la fixait de son regard aigu, d’un air impersonnel.
« Vous ne réparez pas mon aide ? », demanda-t-elle d’une voix un peu angoissée.
« Pas tout de suite. Il faut attendre. »
Pas complètement rassurée, Alyah examina un instant le bandage, derrière lequel l’aide de vie devait toujours diffuser une couleur similaire au sang qui s’y mêlait, et laissa retomber sa tête en arrière. Ses yeux perdus au plafond, le cours de ses pensées reprit, là où il s’était interrompu à l’arrivée au Centre.
Les lumières sombres qui la tracassaient depuis quelques jours, celles qu’elle croyait apercevoir à l’horizon, devenaient peu à peu plus précises. Elle commençait à y associer maintenant des sons, des sons sourds, impressionnants, comme de grandes explosions lointaines. Elle voyait des formes se découper dans le ciel, similaires aux vaisseaux qu’on voyait parfois décoller depuis les bases des Alliés, et se mêler à ces éclats lumineux.
Lentement, des mots incompréhensibles tout d’abord, puis dont le sens paraissait affleurer au fur et à mesure qu’elle se souvenait, apparaissaient dans son esprit, ou plutôt le voile qui les cachait jusqu’alors se soulevait, ils se mélangeaient à d’autres mots, connus mais dont la signification prenait un autre tour en ce moment. « Espoir », « liberté », « ternette, un ternette », « climat », « taile-faune »… Ils s’entrechoquaient, formait un fouillis inextricable qui cependant se dénouait avec les minutes qui passaient, « carbaune », « dis Oxi de carbaune », quelque chose comme ça, « maitro », « extra-terreste », « voyage », « emploi », non, pas « fransse », « france, France », oui c’est ça, c’est de là qu’elle venait, « engagement », « changement climatique », « débarquement »…
C’étaient comme les pièces d’un puzzle qui se réarrangeaient entre elles.
Le monde d’avant, le monde d’avant… C’était quand ça, en fait ? Avant quoi ? Après quoi ? Où était-elle, maintenant ? En Contrée Lyloise… Non, lilloise… Lille ! C’était ça oui ! Les guerres du climat, elle se rappelait maintenant ! Il y a longtemps, quand elle habitait à Lille, qu’elle prenait le métro, qu’elle vivait dans une « ville » !
Les avions, les téléphones, le carbone, les conflits qu’on voyait éclater dans le monde, depuis la France, dans le Nord où ils s’étaient réfugiés, alors que le front Sud avait été évacué. Elle sentit de nouveau la présence, qu’elle avait oubliée pendant un instant sous le coup de l’émotion, toujours immobile à côté d’elle.
Les Alliés. Les extraterrestres. Le débarquement. L’invasion. La guerre généralisée. 2031. Les combats, les camps. Et puis… et puis après ? Elle ne parvenait pas à recoller les deux bouts. Avant et après. Il y avait un grand flou qui demeurait. Après, il y avait sa vie actuelle, avec les amis Alliés, avec Arthur, les enfants, qui désormais avaient grandi. Arthur était là avant, aussi, mais c’était un Arthur différent.
« C’est bon, ça te revient ? »
Alyah fut prise de stupeur. Oui, ça lui revenait. Et ça ne lui revenait pas au bon moment.
« Que se passe-t-il, qui êtes-vous ? » demanda-elle éperdue. « Qu’est-il arrivé ? En quelle année sommes-nous ?… Qu’allez-vous me faire ? »
L’Allié se contentait de la dévisager.
« Je me rappelle oui, vous êtes, les Alliés, vous êtes les extraterrestres, qui ont débarqué, vous nous avez envahis… Que sont devenus les gens, les autres ? Nous étions beaucoup plus, que sont-ils devenus ? Les ancêtres… C’étaient mes contemporains, je suis une ancêtre, j’ai vécu votre arrivée ? Comment ai-je pu l’oublier, comment avons-nous tous oublié… »
Alyah se tu, se demandant soudain si elle en disait trop. Était-ce dangereux pour elle de se souvenir ? Elle attendait la réaction de l’Allié, assis à côté d’elle.
« Dans votre ancien système calendaire, nous sommes aujourd’hui en 2056. »
Prise d’un frisson, Alyah tourna sa tête vers l’Allié.
« Tu te rappelles tout ça car ton aide de vie ne te « nourrit » plus. Ton sang est presque purifié à présent. Tu avais un certain mal de tête depuis quelques jours n’est-ce pas ? »
Alyah fit oui de la tête, lentement.
« Ton implant cérébral avait un léger dysfonctionnement. Pas bien grave, mais il n’a pas fait remonter l’information. On vous met un implant dans le crâne, c’est une sorte de machine, si tu veux, qui contrôle entre autres votre aide, qui nous permet de communiquer plus facilement avec vous. Vous n’avez pas besoin de le savoir en temps normal. Cette nuit, il s’est abîmé brusquement, on dirait, il y a dû y avoir un choc qui a accru le dysfonctionnement. D’où ta réaction de rejet de l’aide. C’est cela qui m’a averti. »
Le flot d’informations qui assaillait Alyah lui laissait à peine le temps d’assimiler les mots de l’Allié. Quelque chose, dans son crâne ? Son sang, purifié ? Sa réaction de la nuit était donc normale ?
« Vous nous avez envahis et vous nous avez soumis… Vous n’êtes pas nos alliés… »
Alyah marqua une pause. Elle réalisa.
« Non… Nous sommes vos esclaves… »
L’Allié la regardait.
« Vous avez causé une guerre mondiale, vous nous avez massacrés… »
Elle se tut, pour reprendre son souffle. L’Allié reprit :
« Ce n’est pas exact. Lorsque nous sommes arrivés, vous étiez déjà en train de vous entretuer. Vous aviez échoué à l’épreuve du changement climatique. C’est classique, toutes les civilisations y passent un jour où l’autre. A partir du moment où une espèce s’approprie les énergies fossiles, tout s’accélère. Au bout d’un certain temps – quelques décennies, quelques siècles selon la taille de la planète, se pose la question du changement climatique. C’est implacablement physique. En un certain sens, nous avons limité vos dégâts. Vous auriez fait bien pire, certaines planètes qui ont échoué sont vraiment dans un état lamentable. Vous alliez dans tous les cas au-devant de milliards de morts, de votre espèce. Ne parlons pas des autres. Il est très rare, en réalité, de réussir à surmonter cette épreuve. Nous-mêmes avons failli y passer, et pourtant, nous avons plusieurs degrés de conscience de plus par rapport à vous. »
Alyah ne savait pas quoi dire. Elle attendait la suite.
« Bref, nous avons résolu votre Crise Climatique. Tu coupais du raisin aujourd’hui, n’est-ce pas ? Sois heureuse d’en avoir encore, je t’assure, même dans cette région. Notre établissement sur votre planète s’est fait dans les règles de la Charte Ethique galactique sur l’exploitation des planètes peuplées. Nous avons surmonté notre Crise, certes, mais nos sols en ont pris un coup, et ne s’en sont pas encore remis. On a beau être une grande civilisation, les besoins vitaux vous rattrapent toujours. Il faut de la nourriture pour vivre.
– La nourriture, celle que vous nous prenez, pour vous et nos Retraités ? »
Alyah se demanda si elle n’avait pas vu l’équivalent d’un sourire sur le visage de l’Allié. Elle pensa à ses parents.
« Il n’y a pas de Retraités. Nous ne pouvons pas maintenir en vie des humains qui ne peuvent plus produire, cela nous couperait une partie de nos vivres.
– Vous…
– Oui. »
Un court silence.
« Plus précisément, ils deviennent eux-mêmes des vivres. »
Alyah s’étrangla.
« Vous les mangez ?! Vous… vous nous mangez… ? Mais comment osez-vous, vous nous tuez et vous nous mangez ? Quelle horreur, quelle…
– C’est une question de point de vue. Vous mangez bien vos poules, quand elles ne font plus d’œufs.
– Mais ce n’est pas pareil, ce sont des animaux, nous sommes humains, vous parlez avec nous par exemple, ce n’est pas pareil…
– Nous pouvons également communiquer avec certaines autres espèces de votre planète, vous savez, celles dont le niveau de conscience est assez haut. Et comme je vous l’ai dit, votre niveau de conscience n’a rien à voir avec le nôtre. En ce moment, je m’abaisse à votre niveau, voilà tout. »
C’en était trop pour Alyah. Les larmes coulaient sur ses joues, elle ne pouvait plus, ne voulait plus en découvrir plus. Le lien entre le monde d’avant et d’après était fait. Et elle ne souhaitait qu’une chose : l’oublier.
Mais il y avait encore une interrogation qui subsistait malgré tout, qui demeurait sans réponse. Au prix d’un énorme effort, elle articula entre deux sanglots :
« Mais pourquoi me raconter tout ça ? Vous allez me tuer ? »
L’Allié marqua encore un silence. Comme s’il réfléchissait, cette fois.
« Mmh… Vous savez, parfois, on est plus avancé, mais on n’a pas pour autant la réponse à tout. Quand de telles séances arrivent, la question revient à chaque fois… Tu n’es pas la première, pas la dernière. Pourquoi est-ce j’attends systématiquement que l’aide de vie ne fasse plus d’effet, avant de la réparer ? Non, je ne vais pas te tuer, tu es encore productive. Je vais te remettre une nouvelle aide et réparer l’implant. C’est difficile de te faire comprendre, car nos émotions sont plus complexes que les vôtres, mais je vais réduire ça à des mots de votre vocabulaire. J’agis par curiosité, probablement. Voir comment vous réagissez, si c’est similaire ou non d’humain à humain. A cause des aides, il est rare de voir votre vraie nature. Est-ce qu’il y a une certaine satisfaction également ? Peut-être. »
Alyah étouffait sous ses larmes. Elle n’essayait même pas de bouger ses membres entravés. L’Allié laissa passer de longues secondes.
« Peut-être une certaine culpabilité, enfin. Je ne sais pas. Plus haut dans la conscience, on a toujours des doutes. Peut-être que je te fais passer un message. »
Il se tut. Puis Alyah le vit prendre un masque accroché à des tubes, qui pendaient d’elle ne savait où, il l’approcha de sa bouche, et elle sombra.
Quand elle déboucha dans le hall, à nouveau en forme, avec l’Allié qui la précédait, Arthur se leva brusquement de son siège et courut à elle. L’Allié l’intercepta et lui remit des compresses et une bouteille de désinfectant.
« L’aide est réparée, la blessure soignée. Lavez régulièrement et refaites le bandage. Vous pouvez rentrer. Je vous ai inscrits sur la liste des dispenses de travail pour aujourd’hui. »
Après l’avoir chaudement remercié, Arthur entraina Alyah à l’extérieur, l’aube commençait à poindre. A ses questions sur son état, Alyah répondit avec un grand sourire :
« Oui, tout va bien ! Je suis guérie ! »
Alyah se réveilla en sursaut.
Était-ce le cauchemar ? Ou le bruit de voix qui venait du salon ? Etendant le bras, elle sentit qu’Arthur s’était déjà levé. Soulagée mais encore sous le choc, elle respira quelques instants, mais comme le bruit la dérangeait, elle décida de se lever aussi. Sans doute encore des nouvelles du front Sud…
En sortant de la chambre, elle faillit se cogner contre Arthur, qui revenait presque en courant du salon. Il avait l’air abasourdi, complètement désorienté, et l’attrapa aux épaules.
« C’est grave, Alyah. Dépêche-toi de te préparer. Des extraterrestres ont débarqué en Amérique du Sud. Ils sont en train de se poser en Chine également. Les réseaux vont être saturés. Ils ne sont pas pacifiques. »
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