Sapiens Qualia

 

 

Paris – 2040

 

 

Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ? Sémille tenta de chasser la projection de son inconscient avec un geste du bras. Toutes ces chimères lui seraient bientôt révélées. En tout cas, il l’espérait. D’ici peu, ses délires ne seraient plus la virtuosité incontrôlable de son inconscient mais bien une réalité tangible à laquelle il aurait un accès complet.

Depuis quelques minutes déjà, son esprit lévitait au-dessus de son corps allongé. Impuissant, Sémille attendait patiemment que la molécule psychotrope fasse effet. De toute façon, il savait qu’il ne pouvait rien faire de plus. Il fallait attendre. De façon insidieuse, il sentit venir petit à petit les effets soporifiques du cocktail chimique qu’il venait d’ingérer. La tension nerveuse s’était tout d’abord relâchée et les pulsations cardiaques s’étaient ralenties. Comme si on avait changé le mode d’activité de son corps en appuyant sur un vulgaire bouton. Finalement, se dit-il, le corps humain n’est qu’une vulgaire machine.

 

*

 Cinq ans avant

 

— Tu dois aller faire une séance d’hypno-gommage, lui conseilla Sophie.

Sophie était une jeune trentenaire comme lui, brillante chercheuse en neurologie à Paris Saclay XII. Elle était plutôt petite, arborait un carré de cheveux bruns dont une frange recouvrait le front et lui donnait des airs de jeune ado.

— Non, ce n’est pas nécessaire, je peux donner mes cours avec un plâtre, ironisa Sémille, sans l’once d’un sourire.

— Arrête de faire l’idiot ! Tu sais de quoi je parle.

Sophie regarda la navette à sustentation magnétique bondée qui passait devant la terrasse du bar où ils étaient assis.

— En plus, ça paraît compliqué pour toi de te déplacer, tu ne peux prendre que les navettes individuelles. A moins que tu aies mis tes vaccins à jour mais j’en doute fortement.

— Tu sais bien que rien n’a changé de ce côté-là. Mais sérieusement Sophie, arrête avec ton réflexe de l’hypno, la majorité de la population en est addict, ça lobotomise tout le monde.

— Sémille, c’est toi ou moi qui suis neurologue ? demanda Sophie, touchée par l’attaque de son ami.

Sémille hésita puis se lança.

—  Tu n’as jamais remarqué que tu avais changé de comportement depuis que tu as un implant dans la tête ?

— Tu oses me dire ça alors que tu ne prends jamais de nouvelles ? Mais monsieur, mon implant et moi-même allons très bien et je te remercie enfin de t’en soucier.

— OK, je ne suis pas le meilleur pour prendre des nouvelles mais tu n’as pas répondu à ma question…

— C’est difficile à dire, commença-t-elle, visiblement peu à l’aise avec l’exercice. Notre façon de percevoir la réalité se modifie selon les choses qui nous arrivent : les rencontres, les accidents, les maladies, les frustrations, les traumatismes. Le cerveau est d’une complexité incroyable et c’est compliqué de déterminer l’impact de l’implant sur notre comportement.

— J’en conviens mais tu dois aussi admettre que cet artifice technologique biaise ton flux de pensées. Que fais-tu de la pensée naturelle ?

—  Peux-tu me dire ce qu’il reste de « naturel » dans ce monde alors que l’homme est constamment en train de changer son état ?

— Je crois surtout que c’est toi qui t’aies résignée…

— Tu deviens provoquant pour détourner le sujet. Tu sais qu’on appelle ça de la malhonnêteté ? Après tout, reste avec ton traumatisme si tu vis si bien avec.

Sophie lui mit une claque amicale sur la tête et quitta la terrasse.

*

Quelques jours après, Sémille était face à une devanture terne rappelant les boutiques des vieux apothicaires du XXe siècle. C’était un endroit glauque et sans âme duquel sortaient de manière régulière des êtres apathiques effrayants. Sémille finit par y entrer à contrecœur, découvrant alors dans une grande pièce rectangulaire des sarcophages gris métallisé disposés en apparente lévitation à quelques centimètres du sol. L’hypno-gommage, grommela Sémille. Il ne savait pas s’il était là pour Sophie ou pour la curiosité de découvrir ce phénomène sociétal. Il se dévêtit dans un vestiaire attenant et enfila une combinaison fine et collante. Puis il entra dans cette cellule conditionnée avec de l’oxygène amoindri et s’allongea dans un gel duveteux qui épousa bientôt la moindre partie de son corps. Sa tête était laissée libre, calée dans un moule qui revêtait une substance plus ductile encore jusqu’à englober le cou, les joues et le haut du front. S’affichèrent alors des images induites apaisantes : des étendues bleutées, où naviguaient des bancs de poissons.

— Vous êtes avec moi Sémille, dans l’antre de la Terre, l’antre de vous-même, déclama une voix douce et langoureuse.

Sémille tomba rapidement dans un état second dans lequel son flux d’existence semblait flotter au-dessus d’une nuée d’images et de sons. Des nuages vaporeux anthracites prirent la forme noire et voluptueuse de silhouettes furtives tandis que la voix continuait son récital.

— Vous n’avez plus peur de prendre le vélo, la route est douce, la route est vôtre, la bienveillance vous environne, vous pédalez dans un espace de sérénité…

Une partie des mots était happée par son inconscient quand d’autres creusaient le réceptacle de sa conscience. Puis ce fut un noir total, une sensation d’évanouissement, de légèreté extrêmeoù il ne ressentait plus que l’appétence pour le vide et la grandeur du néant. Jusqu’à ce que la capsule s’ouvre et qu’il se retrouve nu comme un ver, esseulé dans ce nouveau monde matériel, comme s’il était né une nouvelle fois. Sémille ne se souvint plus de manière précise comment il rentra chez lui puisqu’une autre partie de lui-même avait déjà pris le contrôle.

*

— Comment s’est passée ta séance ?

Sophie le fixait de son regard perçant, celui-là même qui savait le déstabiliser en creusant dans les profondeurs de son âme.

— Je ne sais pas encore décrire ce que je ressens, c’est chargé et nébuleux en même temps. Je ne fais plus de cauchemars sur mon accident mais je me sens appelé par quelque chose de plus grand encore, de plus troublant.

— Humm, il faut que ton cerveau digère tout ça, laisse-toi du temps.

— Peut-être. Mais tu as l’air excitée par autre chose, raconte-moi.

Sémille avait en effet remarqué la tension nerveuse de Sophie et même l’entrechoc de ses émotions contre son univers intérieur.

— Comment le sais-tu ?

— L’intuition masculine, fit Sémille, avec un clin d’œil.

— Très drôle ! Oui en effet, le vieux Musk a collaboré avec un chercheur du MIT, le Professeur Lloyd, une éminence de la théorie des cordes pour mettre au point une membrane humano-compatible qui pourrait être implantée de manière intrusive et jouer l’équivalent d’un va-et-vient entre le conscient et l’inconscient.

— Mais encore ?

Sophie était tellement surexcitée qu’elle faisait maintenant des allers retour dans son appartement.

— Enfin Sémille, c’est révolutionnaire, ils vont pouvoir permettre aux humains de contrôler leurs émotions, leurs ressentis, leurs souvenirs…

— Les Stoïciens le faisaient très bien avant nous, je ne vois pas en quoi ce serait une révolution, rétorqua Sémille en se servant une tasse de café.

— Arrête avec tes philosophes poussiéreux !Je te parle d’un contrôle omniscient

— J’avoue que les trips de milliardaires et de génie de l’astrophysique m’importent peu.  Ça va peut-être te surprendre mais pour une fois, je n’ai pas d’avis à te donner.

— Mais si évidemment, tu as un avis, regarde ce qui s’est passé pour toi.

Sémille releva les yeux et plongea son regard dans celui de son interlocutrice.

— Tu n’es pas le seul à vivre ça, d’autres l’ont vécu et souffrent tout autant que toi, voire plus encore.

— Et comment s’appelle ce programme ?

— Sapiens Qualia. Je voulais, il faut, on en reparlera…, bredouilla-t-elle.

Son visage s’était soudain décomposé et sa lèvre supérieure tremblotait. Sémille l’invita à s’allonger et lui servit un thé. Il sentait son amie à bout, tiraillée par ses recherches et plus encore par son couple qui se délitait au fil des jours. Mais il se doutait aussi que son implant jouait des siennes en stimulant anormalement ses capacités cérébrales, en mettant en surtension l’ensemble des cortex responsables des émotions. Dès lors, des séances d’hypno-gommage étaient d’autant plus utiles lorsque l’on possédait un implant. Pour les marchands de bien-être, la boucle était bouclée…

*

Depuis des semaines maintenant, l’architecture de pensée de Sémille s’était grandement modifiée. La verticalité de son approche de la vie avait été muée en une hyper-conscience multidirectionnelle, des boucles enchevêtrées les unes aux autres dans lesquelles l’espace et le temps étaient confondus. Sa psyché semblait transcender des univers parallèles dans ce qu’appelait Sophie, l’holomatière. Ce matin-là, il parcourait les nouvelles sur une vieille tablette en sirotant son café, profitant de ces longues matinées de vacances pour ne rien faire et penser. Un article traitait des candidatures pour sélectionner le Sapiens Qualia. Un autre évoquait le déploiement massif des abeilles robots pour polliniser la grande plaine fertile amazonienne. Soudain, comme à chaque fois qu’il lisait, il sentit sa conscience vaciller, comme une ampoule qui clignotait avant de s’éteindre. Sa conscience se modifia soudainement, une autre partie de lui-même venait de prendre le contrôle de son enveloppe psycho-physique. Le flash d’un plateau aride fit son apparition devant laquelle passa une ombre qui semblait geindre. Puis, l’image d’un homme intubé filtra dans son esprit l’espace d’une milliseconde doublée d’un cri d’effroi. Il se vit alors enfant déambuler dans les champs puis adulte en vélo descendre une route autour de la maison familiale, jusqu’à ce qu’une voiture le heurte violemment. De nouvelles silhouettes passèrent devant ses yeux, les mains en porte-voix, hurlant des choses inaudibles.

— Sémille, est-ce que ça va ?

Le visage inquiet de Sophie était penché au-dessus de lui. Sémille était allongé sur son canapé, en sueur et torse nu.

— Je … je ne sais pas, bredouilla-t-il d’une voix faiblarde.

— Redresse-toi, essaie de mettre tes bras au-dessus de ta tête, je t’apporte un verre d’eau.

Sophie revint bientôt avec un mug rempli d’eau fraîche et lui fit boire quelques gorgées. Elle sentait le parfum à la lavande, et ses gestes étaient d’une douceur chirurgicale.

Lorsqu’il reprit pleinement conscience, Sémille tenta de formuler quelque chose, la voix encore ténue.

— Je me sens dissocié depuis cette expérience d’hypno-gamma, mes émotions partent dans tous les sens, j’ai l’impression de ressentir des choses que je n’ai jamais vécues tout comme j’ai l’impression de porter le poids d’existences qui m’ont croisé il y a longtemps. C’est troublant…

— Je vois, ne t’inquiètes pas, je pense que c’est normal…

— J’entends à ta voix que cela n’a rien de normal.

Son tic des lèvres trahissait souvent son amie lorsqu’elle lui cachait quelque chose.

—  Si je commence à t’expliquer ce qu’il t’arrive, tu vas botter en touche avec tes références philosophiques que je ne connais pas

—  Tu vois bien que j’ai besoin de réponses là, pas d’un débat philosophique ou scientifique, tenta de s’insurger Sémille.

—  Soit, admit-elle gravement, tu as réveillé un phénomène qui ne peut s’expliquer que par la quantique.

—  Encore elle ! lança-t-il faiblement avec l’esquisse d’un sourire.

— Sémille, tu m’avais dit que tu n’allais pas faire de sarcasme!

—  Mais je n’en fais pas, c’est juste que je ne comprends rien à tout ça !

— Si nous partons du fait que nous avons une conscience quantique, en cela que notre esprit est au-delà de notre cerveau rationnel, tu as des perceptions qui ne peuvent s’expliquer par la physique classique.

— C’est-à-dire?

— Deux manifestations sont liées à cela : l’intrication quantique qui fait que des particules qui ont interagi par le passé restent connectées peu importe la distance et le saut quantique qui permet de faire émerger des idées qui commandent à ton cerveau des actions que tu ne peux conscientiser.

Sémille se frotta le front comme pour tenter d’intégrer ces concepts flous. Il lui expliqua alors ses visions, ses sensations et le mal-être qu’il ressentait depuis sa séance d’hypno-gamma.

— Ton esprit navigue sur des dimensions différentes, expliqua Sophie avec sa douceur de pédagogue. Tu fais l’expérience que ton être ne réagit pas comme un simple algorithme. L’hypno-gamma a réveillé ta psyché et elle est en train de troubler la matérialité du monde que tu perçois. Si tu as conscience des émotions que tu as croisées par le passé, c’est que tu réponds désormais à l’intrication quantique. Comme lorsque tu penses à quelqu’un alors que tu n’y as pas pensé depuis des années et que tu le croises ou qu’il t’appelle…

— Ça paraît invraisemblable, réagit Sémille à cette approche.

— Peut-être oui mais cela paraissait aussi invraisemblable lorsqu’on a pu constater qu’un astronaute rajeunissait lorsqu’il allait sur la Lune ou sur mars. En son temps, Einstein a découvert la théorie de l’espace-temps. Aujourd’hui, nous comprenons que notre conscience navigue sur plusieurs dimensions. Il faut faire le lien…

— Soit, Sophie, le coupa Sémille, en parlant de lien, en quoi le nouvel implant de Musk peut amener cette révolution du transhumanisme étant donné que le cerveau humain peut naviguer tout seul dans ces dimensions ?

— Parce qu’il est trop immature, trop imparfait. Cela dépasse notre logiciel de départ.L’homo Sapiens Qualia peut être notre chance de pallier nos faiblesses mentales structurelles. Imagine, on pourra enfin lire au plus profond de nous-même. On pourra comprendre à la fois nos peurs, nos frustrations, nos désirs, nos relations amoureuses et même notre rapport à la mort et c’est cela sans doute une réponse à la raison fondamentale pour laquelle nous avons fait société, à partir d’une spiritualité, d’une religion, d’une philosophie… Cet implant par exemple pourrait te permettre de comprendre tes visions et tes sensations en connectant les différentes parties de ton cerveau et de ton esprit, recoller les particules éloignées, faire des ponts entre les dimensions. Et cela se fera aléatoirement, par bond, par saut…

— Sophie, reprends-toi ! Au départ, je pensais que c’était une recherche scientifique noble pour aider l’être humain à se sortir de l’impasse de sa psyché mais là tu me fais peur. Ça parait être un univers si vaste que l’âme humaine pourrait s’y perdre, tu ne crois pas ?

— Au contraire, elle pourrait s’y retrouver, se connecter à elle-même, dans les confins de son essence. C’est une évolution nécessaire, nous ne pouvons faire machine arrière, observa-t-elle froidement avant de lui faire une bise sur le front et de tourner les talons.

*

La silhouette floue d’un homme à lunettes, masque sur le visage, se pencha au-dessus de lui. Par une réaction automatique, Sémille tenta de lever le bras pour le repousser. En vain. Sa moelle épinière était déjà déconnectée de son cortex cérébral. Il plissa alors les yeux et fit un effort surhumain pour garder son esprit éveillé. Après tout, c’était la dernière fois. La dernière fois qu’il pouvait profiter de son être au naturel, d’incarner son identité première avant de devenir l’homme alpha de l’opération la plus ambitieuse de médecine moderne. Il en ressortirait un homo sapiens Qualia.

 

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