Le monde d’après

 

« Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ? ». L’enfant, lui, le savait et, pour rien au monde, il ne souhaitait rejoindre les lumières diaphanes. Celles-ci ne faisaient pas que parler, babiller, répéter sans cesse le même langage, elles voyaient aussi. Elles observaient. Elles filmaient. Elles enregistraient. Il savait qu’elles allaient mourir durant quelques secondes, juste quelques secondes, le temps pour lui de passer de l’ombre à l’ombre, d’un terrier à l’autre. Il éviterait les yeux hagards, boursouflés, fixés sur les panneaux de lumière qui pour un instant, un instant seulement, deviendraient sombres. Il passerait entre les jambes devenues immobiles et entendrait la respiration haletante des bouches entrouvertes. Sa seule chance de survie. Comme chaque jour.

Maintenant.

Les murmures s’élevèrent aussitôt devant les écrans noirs. L’obscurité enveloppa les ombres statufiées, auréola les âmes vides, perça les prunelles dilatées et douloureuses. Quelques secondes seulement… Le temps pour l’enfant de se laisser embaumer par les volutes de noirceur, d’effectuer son ballet de sombres arabesques pour enfin atteindre l’autre rive de l’avenue, et de se terrer de nouveau.

C’était déjà fini pour lui. Les lumières revenaient, plus éclatantes, plus belles, plus chatoyantes et les sourires de satisfaction sur les bouches fermées réapparurent. Les pas résonnèrent de nouveau sur le bitume. Les paroles recommencèrent encore et encore…

L’enfant reprit son souffle puis replaça ses bouchons d’oreille. Ne pas écouter. Surtout pas. Il ne fallait pas. Quelques panneaux, moins gigantesques étaient fixés aux murs étroits de la ruelle, mais rien de comparable à ceux de l’avenue principale. Il lui suffisait de ramper dans l’ombre des lumières pour ne pas être aperçu et surtout de masquer ses prunelles. Les caméras enregistraient la moindre dilatation anormale des pupilles : les siennes étaient trop immenses selon les critères en vigueur. Les passants ne le voyaient pas, les yeux rivés sur les écrans, les oreilles à l’affût des dernières informations. Eût-il été un rat qu’ils l’auraient sans doute remarqué plus facilement ! Quel être humain normal pourrait en effet se passer d’écran et d’informations ? Inconcevable !

Soudain, l’enfant s’immobilisa, aux aguets. Il entendit les pas battre le pavé au rythme cadencé qu’il ne connaissait que trop bien et ce, en dépit des bouchons d’oreilles qu’il ôta. Les Censeurs ! Il sentit son cœur battre un peu plus vite, il possédait dans les multiples replis de son manteau noir usé de quoi être enfermé à vie dans les tours de Conscience. Il ressentit aussitôt la nécessité impérieuse de se débarrasser de son fardeau : à peine une centaine de grammes, déjà de trop pour les Censeurs.

La porte qui s’ouvrit violemment faillit lui exploser le crâne. Une femme jaillit du logement en hurlant, portant précieusement ce qu’elle possédait de plus cher. Pas de doute que le pas cadencé sur les pavés de la nuit l’avait, elle aussi, alertée. La nuit porte toujours plus loin les sons effrayants.

Aussitôt la troupe des Censeurs se mit à la poursuivre. Entraînés, préparés, les six individus extirpèrent leur arme du fourreau et tirèrent. L’enfant ne bougea plus un cil, et retint son souffle tout en tirant lentement la capuche de son manteau sur son visage. Seuls ses yeux, habitués à l’obscurité, observèrent la scène.

Les convulsions qui secouaient la jeune femme la firent lâcher son précieux bien. Avec horreur, l’enfant vit trois livres tomber sur le sol. Connaisseur, il comprit qu’il s’agissait là de livres rares. La lumière plus puissante du petit écran fixé au mur enregistrait l’arrestation. Les enluminures dorées sur les pages qui s’envolaient témoignaient de l’âge des ouvrages. L’enfant sentit un pincement l’étreindre. Il savait ce qui allait suivre. Il avait assisté, maintes et maintes fois, à ce type d’événements. Il retint les larmes qui lui montèrent aux yeux lorsque l’un des Censeurs sortit sa fiole.

Les pages s’enflammèrent dans une odeur âcre et sèche, mélangeant leurs ombres aux ombres nées de l’écran, sous le rire mauvais des Censeurs, satisfaits : une large prime leur serait accordée à n’en pas douter. Tout travail bien fait méritait un bon salaire. Sans ménagement, ils soulevèrent la femme. Sa destination ne faisait plus aucun doute. L’enfant ferma les yeux, heureux de s’en être sorti une fois de plus,  la conscience cependant entachée de n’avoir rien fait ou n’avoir pas voulu. Il attendit encore un moment, qui lui sembla une éternité, jusqu’à être certain que les Censeurs s’étaient éloignés, et que l’œil de la caméra sur l’écran ne se mît en veille. Il ose respirer, soulever sa capuche. Sa main droite pressait le livre qu’il portait sous ses multiples plis. Il risquait quotidiennement, ou presque, sa vie juste pour quelques grammes de culture. C’était usant. Il lui arrivait de sentir la lassitude d’un combat vain et d’aspirer au-delà à vivre comme les autres, à profiter lui aussi des biens matériels que l’État offrait avec générosité à ses citoyens. Et la nourriture ! Abondante, variée, étalée de manière impudique sur les étals, derrière les vitres, sous l’œil bienveillant des panneaux lumineux ! Que ne donnerait-il, une fois dans sa vie, pour sentir sous ses dents abîmées le goût d’un de ces aliments ! Et pourquoi ne pas finir par croire les informations distillées avec parcimonie, censurées, lavées, nettoyées de toutes leurs impuretés pour glorifier un État qui ne pensait finalement qu’à ses enfants ? Pourquoi ne pas accepter cette culture d’État, simple, limpide, formatée, javellisée de toute critique, de toute philosophie, de tout intellect. Non, se prit à hurler l’esprit de l’enfant. Non ! Tu dois conserver ta liberté de penser, ta liberté de critiquer, ta liberté de rêver ! Le monde d’après était plein de promesses ! Après les virus annuels, les confinements répétitifs, le grignotage des libertés fondamentales, les censures sur les réseaux sociaux, le bien le plus précieux reste ta liberté de penser ! Enfin, c’est ce que martelait le Vieux Sage. Ce vieux fou. L’enfant hésita encore. Il risquait sa vie pour un impotent en fauteuil, trop gras pour se mouvoir et dont la tête était remplie d’idées farfelues sur la liberté d’expression, de création et d’imagination !

En proie à un dilemme plus imposant que les autres fois, l’enfant finit par se redresser et s’accroupir. Il suffisait d’abandonner le livre qu’il portait, de se rendre dans une maison de Conscience, d’absoudre ses crimes, de s’asseoir sur ses envies personnelles et intimes et d’accepter d’intégrer le collectif, le troupeau de bovins, comme disait le Vieux Sage. C’était facile. Mais… Il y a toujours un mais, et l’enfant enrageait silencieusement contre l’obèse : avec lui il y avait toujours un « mais », rien n’était lisse, rien n’était parfait, tout était matière à débat ! Les yeux de l’enfant s’assombrirent davantage. Pourquoi avait-il fallu qu’il tombe quelques années plus tôt, sur le gros, dans les dédales de la bibliothèque, sous les décombres, sous le bâtiment brûlé avec minutie par les Censeurs ? Pourquoi avait-il appris à lire, à compter, à réfléchir ? L’ignorance des écrits aurait pu lui être plus salutaire que les savoirs engrangés depuis des années ! L’enfant enrageait. Il aimait lire, c’était vrai. Mais par dessus tout il aimait dessiner. Et sur les murs souterrains, à la lumière des bougies, il laissait vagabonder son imagination, sa créativité, son amour des courbes, des détails et des arabesques cette fois colorées. A chaque fois que l’occasion se présentait, il lui semblait que son âme s’envolait dans chaque coup de pinceau, qu’elle était transportée sur des hauteurs qu’aucun panneau géant ne pouvait lui faire atteindre. Il créait. Il vivait. Le Vieux lui avait parlé des premiers hommes, de ceux qui enterraient leurs morts dans de l’ocre rouge, qui dessinaient sur les murs les animaux avec lesquels ils vivaient en harmonie, de l’art né tout simplement de l’esprit humain. Penser s’était s’élever disait encore ce vieil obèse. Il n’avait pas tort. L’enfant avait déjà enfreint les règles et écouter les informations, la musique et les discussions des autres, de ceux qui acceptaient les jougs. Toujours les mêmes informations benoîtes, toujours les mêmes rythmes musicaux, toujours les mêmes conversations sur les dernières séries et jeux vidéo. La lecture était bannie, les livres brûlés, les auteurs et créateurs massacrés. Pourquoi ? Parce qu’une œuvre crée un sentiment, une critique, une objection, un refus, en un mot : une émotion. Les émotions étaient totalement bannies désormais. Et comme l’art en provoquait trop, : elle pouvait entraîner des discriminations, des contestations, des rejets, des douleurs, des replis communautaires, des exigences minoritaires, des envies autres que celles de la collectivité, alors il avait fallu éradiquer toute forme de pensée déviante, interdire au départ les écrits sur les réseaux sociaux désormais verrouillés et surveiller les appels téléphoniques et les portables. Interdire tous les livres qui ne passaient pas par les correcteurs assis dans les tours de Censure. Le tout au nom du bien collectif.  L’individu pensant n’avait plus sa place.

L’enfant serra son livre contre son torse frêle. Non ! Il voulait continuer à dessiner, à créer, à apprendre. Ne pas manger ou manger mal n’avait pas d’importance, se passer des écrans et des jeux, il le pouvait puisqu’il ne les avait jamais approchés. Il allait ramener au Vieux son livre. Et le Vieux, de sa voix rauque et ensorcelante, lui lirait chaque mot et plus encore, lui expliquerait chaque idée, comme aux autres parias qui formaient leur petite communauté.

Reprenant ses réflexes de survie, l’enfant se maintint dans l’ombre et poursuivit à quatre pattes son chemin. Plus il s’éloignait du centre ville, plus il retrouvait ses ombres protectrices et plus il en devenait une lui-même. Il se fraya un chemin au milieu des gravats, passant par des interstices dans lesquels aucun adulte n’aurait pu mouvoir son corps. Et enfin, au bout du couloir découvrit la lumière mouvante des torches. Il arrivait au bout de son périple nocturne. A n’en pas douter, comme à chaque fois, un rat grillé allait l’attendre, peut-être s’il avait de la chance, accompagné de sa salade d’orties. Mais ce qui était certain, c’était qu’il allait nourrir son esprit et avec lui son âme et c’était son âme qui le guidait sur chaque mur, sur chaque goutte de peinture, sur chaque courbe dessinée.

Les têtes se relevèrent à son arrivée dans la pièce. Les parias sourirent en le voyant tendre aussitôt son précieux livre. Le Vieux l’attendait sur son fauteuil, près de la cheminée. Son ventre d’obèse débordait sur ses cuisses, sa longue barbe masquait en partie ses rondeurs débordantes. Il souriait comme un père déjà fier de son fils prodigue. La bonne odeur du rat grillé remplissait la pièce. Une assiette fut tendue à l’enfant. Mais avant de s’en saisir et de découvrir qu’il avait très faim, il tendit le livre au Vieux. Les autres s’assirent à même le sol, sous la forme d’un demi-cercle,  dans un rituel immuable. Et tandis que l’enfant, assis lui aussi, enfournait la viande et ses orties, il leva les yeux vers le vieil homme. Chaque soir, cela commençait par le nom de l’auteur et le titre de son ouvrage.

— Tu ne pouvais pas faire meilleure trouvaille, mon enfant, murmura l’ancien. Hannah Arendt. The Human condition.

 

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