Née en 1980, Aurélie GASREL se passionne très jeune pour l’écriture et devient professeure de français en 2003. Aujourd’hui agrégée de lettres modernes elle publie en 2014 chez L’Harmattan son premier roman, Madame Bovary, c’est moi, sorte de suite tragi-comique à l’histoire d’Emma, ou de faux polar aux allures de lamento paranoïaque. En juin 2020, son glaçant récit « Presque un isolat » figure dans le recueil de textes primés des éditions Nouvelles pour les abonnés de la revue littéraire Quinzaines. En avril 2021, aux éditions Erminbooks, paraît sa nouvelle de romance paranormale « Cendra Phénix » dans l’anthologie Sorcières. Il y est question d’une enseignante aux pouvoirs un peu… particuliers ! ouvrage actuellement numéro 9 des ventes en « histoires courtes pour adolescents », sur Amazon…

 


« De sel et de terre »

 

Sous les deux soleils inégaux, les coups de marteaux répondaient sans cesse aux lamentations des scies. Les hommes suaient sans faiblir face au travail intense. Les déesses avaient annoncé la catastrophe à venir et le Déluge pouvait survenir à tout moment : à défaut d’être élu, on était prévenu. Chacun pressentait sa chute, celle de sa famille, s’échinait à construire le bateau salvateur, tel que les Anciens l’avaient décrit. On ne répéterait pas les erreurs du passé, on prenait l’avertissement au sérieux. On abattait les derniers arbres pour en tirer des planches, on fondait de vieux objets en acier pour multiplier les clous. Régulièrement, on levait les yeux au ciel pour voir si les premières gouttes de pluie se formaient.

 

            Mais rien. Rien que la chaleur étouffante des deux astres, celui des humains semblant écraser par sa taille celui du peuple de Sel. Un déclin visible pour cette engeance, un signe qui encourageait à croire en une renaissance plus juste du monde.

 

            Il y a bien longtemps, un seul soleil brillait là-haut. L’astre ne se dédoubla qu’après la colère des déesses. Revêtant l’apparence de mortelles, elles s’étaient mêlées à la foule de la ville de Cihuat et en avaient prédit la destruction aux habitants. On ne les avait pas prises au sérieux ; les confondant avec des passantes illuminées, on leur avait ri au nez. Cela aussi, elles l’avaient prédit. Elles s’en amusaient presque. Cihuat était une ville de dépravation où régnait l’injustice et où les phénix, élevés en captivité dès leur naissance, étaient honteusement exploités. Plus qu’une cité de débauche isolée, c’était un symbole du vice humain. Il fallait faire table rase du vil passé qui envahissait les mœurs un peu partout dans le monde. L’effondrement de Cihuat devait servir de leçon. Les déesses ne pouvaient pas apparaître aux yeux des mortels sous leur véritable jour, elles s’étaient grimées en mendiantes réclamant l’hospitalité au détour des quartiers aussi sales et bruyants qu’ils étaient dangereux. Des enfants sans parents erraient, pieds nus, la face grimaçante et les yeux hagards. Des femmes échevelées claquaient leurs volets vermoulus en voyant quémander à leur porte le trio larmoyant des déesses dissimulant leur ire. Des hommes méchants fouettaient le flanc de leur phénix en se gaussant. Et ce n’était que la face visible de ce cloaque de rapines, de violence et de perdition.

 

Un seul être avait répondu favorablement aux trois divinités. Dans sa modeste demeure, le juste Virda les avait accueillies et avait écouté leurs recommandations. Il fallait partir. Ce n’était qu’une question d’heures ; Cihuat allait flamber et ceux qui restaient n’en réchapperaient pas. La discussion avait duré une bonne partie de la nuit, la femme de Virda ouvrant des yeux ébahis et ses enfants timides aidant à servir la soupe clairette. La famille avait rassemblé ses quelques effets. Les enfants les plus jeunes pleuraient doucement. Ils devaient commencer une longue marche derrière leurs parents, précédés des déesses, chaussés de méchantes savates. La route serait ardue.

 

Déjà, le firmament s’assombrissait et le tonnerre grondait. Il faisait comme un écho aux éclats de rire gras des hommes qui poursuivaient les femmes, aux cris des malheureux, aux chopes qui s’entrechoquaient dans les gargotes au sol boueux.

 

            « Marchez, et ne vous retournez sous aucun prétexte », avaient spécifié les déesses dans leur fuite, resserrant leurs sarraus rapiécés sous les bourrasques brûlantes de la tempête naissante.

 

            La famille de Virda n’avait pas les moyens de posséder un phénix. Il en avait bien eu un, à une époque, un petit avorton chétif qu’il avait recueilli sur un tas d’ordures au fond d’un coupe-gorge, l’avait élevé tant bien que mal, mais on le lui avait dérobé. Ces pauvres justes qui s’évadaient n’avaient donc que leurs maigres jambes pour échapper au carnage. Il fallait gagner l’Est, s’éloigner le plus possible du cataclysme, car le brasier qui s’ensuivrait dégagerait une chaleur telle que l’on pourrait en mourir, même à une lieue.

 

            Enfin, un craquement atroce se fit entendre. Tous les habitants de Cihuat s’arrêtèrent dans ce qu’ils étaient en train de faire. L’assassin suspendit son geste, la fille de joie se couvrit de son drap malpropre, l’enfant malade descendit de sa balançoire de fortune. Le ciel semblait brisé par des éclairs si éblouissants qu’ils brûlèrent les yeux trop impudents qui s’étaient déjà levés ; la cécité suivit ainsi l’aveuglement. Mais ces premiers hurlements furent aussitôt couverts. Un orage de feu s’écrasa sur la ville. Les flammes tombaient en avalanche ardente sur les hommes, les bâtiments, les temples depuis longtemps déserts. Les habitants, courant de toute part, cherchant inutilement un abri, tombaient les uns sur les autres et disparaissaient dans les flammes immenses sans comprendre ce déferlement de violence. Des gerbes d’étincelles chutaient comme des pierres sur ces victimes du stupre et du larcin. L’incendie se propageait comme une lave déchaînée. Des nuages écarlates vomissaient une fournaise tonitruante dont les volutes fougueuses consumèrent en un rien de temps la cité vénéneuse.

 

            Accélérant le pas, les trois déesses esquissaient un demi-sourire énigmatique, entre vengeance repue et fierté du travail bien fait. Virda tenait par la main deux de ses enfants et courait presque sur la montagne abrupte. Dans la nuit sans étoiles, l’odeur âcre de la fumée lui donnait mal à la tête. Il n’osait pas parler ; il n’y avait de toute façon rien à dire, il fallait seulement suivre ces guides étranges. Un sentiment de soulagement l’aidait à ne pas flancher. Toutes ces années, il ne s’était donc pas trompé. Il avait eu raison de garder la foi dans cette vie de dur labeur, de rester honnête, de ne pas céder à la corruption.

 

            Epuisé, perdu dans ses réflexions, tâchant d’éviter que ses enfants ne trébuchent dans l’herbe rare, il n’avait plus prêté attention à son épouse depuis un moment. Encore une fois, les déesses s’y attendaient. Elles guettaient même ce moment d’égarement, cette curiosité malsaine qu’elles devaient châtier chez la mortelle.

 

            Et cela arriva. La femme de Virda ne put réprimer son envie. Toutes ces années à craindre l’irruption de ces barbares dans son taudis, à soigner sans argent les scrofules de ses filles, et elle aurait dû se refuser le plaisir d’observer ses ennemis calcinés ?

            Elle se retourna vers le brasier. Au même instant, les déesses s’arrêtèrent, au sommet de la montagne qu’il ne restait plus maintenant qu’à descendre sur le flanc opposé.

 

            « Vous n’auriez pas dû », murmura l’une des divinités tout en semblant s’évaporer. Ses deux comparses, le regard fixé sur Virda, à la fois réprobateur et apitoyé, disparurent aussi en quelques secondes, comme dissoutes dans l’air, au rythme des papillons de suie qui voletaient. Lâchant l’un de ses enfants immobiles, Virda tendit la main en vain vers le trio qui s’était volatilisé. Bouche bée, il tourna alors les yeux vers sa femme.

 

            Elle était devenue une statue de sel. L’histoire des Anciens se réitérait comme une évidence. Virda se jeta sur ce dôme vertical et dur comme du cristal. En contrebas, Cihuat n’était plus qu’un tas de charbon rougeoyant d’où montait une vapeur nauséabonde. Sur le visage de la femme punie, comme sur une pierre taillée au couteau, des spirales de fumée se reflétaient en ombres dansantes.

 

            « Ce n’est pas juste », murmurait Virda, éploré, embrassant la statue inanimée, devant ses enfants en sanglots, qui n’osaient s’approcher.

 

            « Elle a toujours fait ses offrandes, montré son humilité, elle n’a jamais trahi personne. Revenez ! »

 

            Mais seul un silence brumeux répondait à Virda. Il sentait une violence sourde monter en lui. La mort de sa femme ne pouvait pas faire partie du plan divin. Il refusait d’être à l’origine d’une nouvelle race de justes, à l’Est, contrée qu’il ne connaissait pas, sans elle. « Venez, mes enfants ». Dans la pénombre étouffante, toute la famille se serra autour de la femme droite et sans vie. Elle ne méritait pas son sort. Elle avait souffert toute sa vie durant des péchés des autres. « Il est hors de question que nous nous séparions de votre mère ». La progéniture de Virda acquiesça. Toute la famille s’endormit, et, au petit matin, redescendit sur les décombres de Cihuat en portant la statue de sel.

 

C’est ainsi que Virda le juste, couvert d’une poussière noire, le cœur rempli de peine et de rancœur, s’opposa aux déesses pour la première fois.

 

            Il fallut souvent s’arrêter sur la pente tant la femme de sel était lourde. Mais Virda ne l’abandonnerait pas.

 

            Sa petite maison était bizarrement restée intacte. Tristement, il déposa sa femme sur son lit. Il trouva dans les cendres, sur le seuil de sa porte, un oignon tout noir. Il l’ouvrit, en extirpa la chair trop cuite, en donna à ses enfants affamés. Dans son malheur, il trouva cela délicieux. S’emparant du balai de branchettes pour commencer le long nettoyage qui l’attendait, il entendit une voix grave qui l’appelait derrière lui :

 

            « Virda, tu m’as sauvée, mon tendre époux, tu m’as ramenée à la maison, tu m’as rendu la vie ».

 

            Virda n’en croyait pas ses oreilles. Il se retourna et découvrit le nouveau visage, pâle et buriné, de sa femme, couchée sur sa paillasse et le regardant. Allant contre toutes les préconisations des Anciens, il avait choisi l’amour plutôt que sa ferveur envers les déesses. Un pacte s’était rompu tandis que la femme blême parvenait à se mouvoir sur le grabat.

 

            Les petits lâchèrent leurs pelures d’oignons et les poupées de son qu’ils étaient en train d’épousseter, pour se jeter au cou de leur mère. Il fallait qu’ils s’habituent à ce nouveau contact rugueux, à cette voix caverneuse qu’ils avaient du mal à reconnaître. Ils touchaient en riant les paupières poudreuses, la bouche sèche. La peau de leur maman ressemblait à une sorte de carapace grisâtre, un cuir grumeleux. Ses ongles s’étaient allongés et durcis comme des griffes. Ses cheveux s’étaient épaissis comme un crin rêche. Elle couvrait ses enfants de baisers passionnés, fougue que Virda ne lui connaissait pas auparavant. Il comprendrait plus tard que sa personnalité avait elle aussi changé.

 

            D’autres enfants naîtraient de l’union de Virda et de cette grande femme au teint d’ivoire. Comme leur mère, ils seraient vaillants, indociles et d’une longévité exceptionnelle. Comme leur mère, ils tiendraient tête aux déesses et garderaient au fond d’eux une révolte latente. Ils pouvaient aussi se montrer sibyllins dans leurs dires. Ils avaient conservé les phénix, qui avaient bien sûr survécu au grand incendie. Ils en avaient fait des montures fiables et fidèles. Ils étaient devenus une nation de bâtisseurs qui avaient reconstruit Cihuat et investi toute la contrée occidentale. Ils avaient vu poindre au zénith un nouvel œil flamboyant qu’ils vénéraient : le deuxième soleil. Ils le prenaient comme un signe bienveillant des déesses qui reconnaissaient leur victoire et leur accordaient une forme d’autonomie.

 

            Ainsi s’était imposé, à l’Ouest, le peuple de Sel.

 

            Ildi connaissait bien cette histoire que sa famille se racontait depuis des générations. Tout en s’accommodant de ses rites salins, elle se plaisait, comme depuis toute petite, à imaginer le vêtement faussement pauvre des trois déesses, leurs menaces restées vaines, l’audace de Virda. Elle-même n’aurait jamais osé un affront pareil, elle se sentait beaucoup trop insignifiante et timorée. Son père lui avait toujours appris la dévotion et la modestie. Elle savait qu’à bien se comporter, on n’attirait pas les ennuis. Elle avait très peur de l’autre côté de la montagne, on l’avait bien mise en garde contre le peuple de Sel, ces mécréants qui finiraient par conquérir l’Est, ces dégénérés qui terrasseraient l’homme avant que leur soleil ne s’éteigne. « Mais il est tout petit, leur soleil ! » protestait Ildi, enfant, en montrant du doigt, à son père, l’astre périclitant. « Il a été bien plus gros, méfiance, il pourrait se renforcer », répondait Tanor amusé. « Il faut toujours être sur ses gardes, ajoutait-il, rester bien loin de nos ennemis, prier pour leur perte. Les déesses feront leur choix, elles nous débarrasseront bientôt de ces sauvages. Patience. La Catastrophe intervient toutes les trois lunes, et, quand tu seras grande, tu assisteras sûrement au grand Déluge. Il suivra le grand incendie de Cihuat. »

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 Aurélie GASREL © « De sel et de terre » – Une nouvelle inédite pour les K2Mars 2021 – septembre 2021.


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