Les Chroniques de Mars // Il nous faut également aborder le rôle de la Loge Saint Jean d’Ecosse à l’Orient de Marseille, son histoire est si méconnue, et son importance aussi, puisqu’elle est considérée à bon droit comme la Mère Loge de France et que son existence est signalée dès 1688 – qu’on le veuille ou non, nous ne pouvons pas passer à côté de cet état de fait… Peux-tu nous expliquer tout cela pour que l’on comprenne un peu mieux l’histoire si importante de cette Loge ?
Daniel NAPPO // J’ai envie de dire en préambule que la Loge Saint Jean d’Écosse à l’Orient de Marseille est une authentique Loge « Spéculative ». Tant bien que mal épargnée grâce à sa proximité aristocratique sous la Royauté, et Républicaine sous la Révolution, la franc-maçonnerie fut en France et en Europe puis dans le monde, soucieuse de son droit d’existence. Mais dès les débuts du XVIIIe siècle (Londres 1717) ce fut l’Angleterre qui imposa l’universalité de ses propres conceptions maçonniques, codifiant ses pratiques dans un quasi déni des apports de l’Écosse médiévale (Kilwinning 1140) et en imposant son système de Patentes comme seule garantie d’une filiation officielle. Condition qui a toujours cours actuellement. La franc-maçonnerie n’en subit pas moins en France à ces époques une limitation du nombre de ses Loges, tandis qu’elle se développa fortement en Angleterre et dans son Empire colonial. Ce fut ainsi (comme on l’a évoqué avec George Payne) qu’une Maçonnerie anglicane humaniste, s’éloignant peu ou prou des traditions opératives corporatistes, s’imposa depuis Londres en lieu et place de sa sœur aînée Irlando-écossaise, catholique, bien trop fidèle aux règles de la Scolastique et de la Chevalerie Templière.
On constate en France qu’à la fin du XVIIIe siècle, à Paris, l’influence Anglicane est prépondérante, tandis qu’en Province et surtout dans les villes portuaires, se maintenait et se propageait le Rite Écossais, antérieur aux Constitutions d’Anderson. Ainsi des pratiques ancestrales perduraient ici ou là, telles qu’elles se déployaient depuis des décennies par l’intermédiaire d’une marine surtout composée de militaires et de Gentilshommes venant d’Irlande et d’ Écosse. Dès 1688 les exilés britanniques avec leur roi Jacques II Stuart, dernier monarque catholique de Grande Bretagne, cousin du Roi Louis XIV en ont été eux aussi les principaux propagateurs. On estime à 50 000 le nombre des exilés Jacobites dont la moitié étaient des Officiers et soldats, chassés de Grande Bretagne par la révolution orangiste du calviniste Guillaume III. C’est dans ce contexte que fonctionne la Loge Saint Jean d’Écosse de Marseille (signalée avant le XVIIIe siècle) ce qui ferait d’elle l’une des plus anciennes en France – sinon la plus ancienne !
Nos sources principales reposent sur l’excellent article : « Une puissance maçonnique méditerranéenne aux ambitions Européennes » de Pierre-Yves Beaurepaire, Professeur d’Histoire Moderne à l’Université de Nice Sophia Antipolis, citant les multiples sources disponibles, dans les Cahiers de la Méditerranée – Juin 2007. Cet Agrégé d’Histoire est un chercheur, spécialiste de l’époque des Lumières et de la Franc-Maçonnerie. Les Inventaires des Archives historiques de la Chambre de Commerce de Marseille. Octave Teissier. 1878, un ouvrage très détaillé avec les P.V de séances et les extraits des livres des comptes. Les articles de Wikipédia, Universalis et les Archives généalogiques de la Ville de Marseille. La BNF-Gallica et ses archives de 1ère main et diverses recherches et spéculations personnelles.
A Marseille, la franc-maçonnerie représenterait donc une antériorité au regard des principes andersoniens imposés depuis l’outre-Manche, mais surtout la Loge marseillaise demeurerait l’image des valeurs, on l’a dit, chevaleresques, proches des vertus opératives moyenâgeuses. Des fondamentaux respectés mis cependant dans la cité phocéenne au service d’une pratique commerçante, spéculative, moderne, à l’intérieur même du Royaume de France ; tandis que pour les anglais, le modèle christique de l’esprit de l’Ordre des Templiers, dissous pour hérésie par le Pape Clément V en 1312, paraissait bien trop stable et trop puissant. L’oppression, l’appropriation anglaise s’est opérée dans une Écosse possédant peu de ressources naturelles et de plus trop occupée à devoir résister militairement à la domination anglaise anticatholique grandissante, qui s’imposait à elle sans concession. Restait bel et bien en France, loin de Londres, une Loge-fille de l’écossaise Mère-Loge de Kilwinning ! C’est sur elle que se porte justement notre intérêt : la Loge Saint Jean d’Écosse à l’Orient de Marseille, signalée, malgré l’absence de preuves formelles, avant 1688.
Telle une étude de cas, on ne peut plus représentative de l’esprit maçonnique, d’entreprendre des actions spéculatives, dans le but de faire du profit mais pas seulement, l’histoire de la Loge maçonnique Saint Jean d’Écosse de Marseille s’impose. L’existence de cette Loge est incontournable dans la rupture maçonnique opérative/spéculative et bien entendu dans la destinée moderne d’une ville, à savoir Marseille ; tant le destin économique, social, politique, méditerranéen ou mondial de la cité, apparaît lié à celui des Francs-Maçons regroupés dans cette Loge, et ce, bien avant le XVIIIe siècle, même si les sources indiscutables en sont postérieures.
Faute de documents fiables et pouvant être recoupés, les historiens ont abandonné un peu vite l’idée d’une Loge marseillaise écossaise, patentée ou pas, mais fonctionnant avant 1688. Un Atelier qui pour nous aurait été créé par des contacts maritimes, avec la reprise de l’Auld Alliance, à la fin du XVIe siècle, sous couvert de la Respectable Loge d’Édimbourg. Grande Loge dans les archives de laquelle on ne trouve d’ailleurs rien allant dans ce sens (et pour cause : puisqu’on sait combien la volonté anglaise fut de tout effacer). Cependant, de là à parler de « légende » nous avons du mal à le croire.
L’exil écossais de 1688 fut, est une réalité historique, mais la présence d’Officiers, de bas-officiers écossais et irlandais dans les grands ports français, au service de l’armée et de la marine marchande est un fait permanent depuis le développement des échanges maritimes en Méditerranée. On imagine aisément qu’ils y apportèrent leurs pratiques maçonniques (gage d’une marine professionnalisée, respectueuse et disciplinée) bien avant la date de leur exil. L’hypothèse d’un Atelier de francs-maçons, propre à la marine écossaise avec la présence de quelques aristocrates, s’ouvrant progressivement aux gradés de marine en transit, puis aux notables négociants marseillais locaux, demeure plausible. Avec ou sans patente, à cause d’un isolement géographique et administratif. Cela avant 1688 même s’il faut attendre 1730-37, pour que des traces formelles existent. Pour ce qui est d’envisager une création plus tardive en 1751, faite par un aristocrate écossais du nom de George de Wallnon ou Duvalmon, muni d’un pouvoir émanant d’Édimbourg, les faits sont contradictoires. D’ailleurs dès avant cette date, en 1749 des documents attestent que des maçons jacobites venant de Marseille visitent en nombre, la Loge d’Avignon.
A cette période, différents « petits ateliers marseillais » institués en Loges sont cités. Saint Jean de Jérusalem, Saint Jean des élus de la Vérité, Saint Ferréol de Clermont… Tout laisse à penser qu’à Marseille, le Temple principal devenant pléthorique, diffuse son essaimage local au gré du nombre croissant de ses Frères. Une arrière-salle d’Auberge ici, une pièce discrète par-là, suffisent à accueillir une douzaines de Francs-Maçons et dans le but d’installer de nouveaux Vénérables en Chaire. Un tel tissu urbain ou péri-urbain est bien la preuve que Saint Jean d’Écosse existait déjà avant la création de la Grande Loge de Londres établie en 1717.
N’en déplaise aux Obédiences françaises et autres historiens, à notre sens cette création antérieure au XVIIIe siècle tient plus d’une probabilité que d’une légende ! Et on peut aussi voir dans Saint Jean d’Écosse de Marseille, comme chez les Jacobites de Saint-Germain-en-Laye, dans leur filiation avec la Loge de Kilwinning N°0 près de Glasgow, une juste présence sur notre sol, d’une continuité de l’œuvre, de l’esprit de l’Ordre des Templiers jadis dissous.
Un groupe (sans parler des individus qui le composent, mais bien de ce qu’ils sont ensemble) ; un groupe se disant franc-maçon fédère ses ambitions qui ne sont, ni confessionnelles, ni politisées, ni socialement typées, mais volontairement restreintes à leur activité commune. Il s’auto-reproduit dans une cooptation rigoureuse, exclusivement masculine, à forte ambition spéculative et expansionniste… Ce groupe s’organise dans une époques troublée, incertaine, sans avenir, dans un royaume endetté par le luxe et les guerres, peuplé d’un clergé puissant et corrompu. Si les Lumières et la Maçonnerie c’est cela, on est bien loin alors, d’un angélisme maçonnique universel, au risque de voir ressurgir les vieux démons de l’asservissement des peuples ! Disons plutôt que cette franc-maçonnerie marseillaise, d’obédience affairiste, d’inspiration protestante, mais pas que, n’a aucun complexe avec l’argent et l’enrichissement personnel.
Pour elle, gravir les étapes maçonniques, c’est aussi permettre à chacun qui s’en donne les moyens, d’effectuer son ascension dans l’échelle sociale. Comptables, commis, financiers, commerçants, négociants, artisans, officiers de marines, simples marins, marseillais, écossais… Apprentis, Compagnons, Maîtres en la matière… Toutes ces personnes, complètement étrangères aux métiers de bâtisseurs des cathédrales, se réunissent en Loge à Marseille et se répartissent des fonctions économiques. Il leur faut des cordons de Maîtrise et des grades supérieurs, tant les progressions sont rapides. Les Rituels du XVIIIe siècle codifieront cela à merveille, avec la concurrence des Obédiences qui se constituent. On puise encore plus avant dans la Tradition, la Bible, les textes anciens, on modifie, construit, reconstruit. Et surtout on codifie l’oralité. Ainsi progresse-t-on rapidement.
Avec ces Francs-Maçons la route est toute tracée, Marseille est le plus important Port du Royaume de France. Pour ces négociants, il leur faut maintenant vaincre les obstacles de leurs profondes différences, ainsi que ceux de leurs opposants institutionnels et religieux. Il leur faut anticiper, spéculer sur l’avenir du Port de Commerce Marseillais. Aplanir, supprimer les barrières autant morales que physiques contraires à leurs projets. Nous en avons décrit l’historique détaillé, en lien étroit avec ce qui constitua la première Chambre de Commerce du Royaume (et du monde) et fit émerger plus tard des grandes figures locales liées à cette Loge, tels : Jacques Seimandy ou Georges Roux-de-Brignoles… Cette Loge maçonnique fut véritablement marseillaise, rebelle et donc un tant soit peu réfractaire à la Révolution ou à l’Empire, et a été oubliée, mais on lui doit que Marseille ne fut pas un « port négrier » et bien d’autres avancées tant économiques que sociales… Elle se devait d’être ressuscitée, nous y avons apporté notre contribution. Soyons fiers d’être (francs-maçons) marseillais !
@ suivre…
Entretien avec Daniel NAPPO # 3 // Les Chroniques de Mars » © – juillet 2021.
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