« L’Immortalité en partage »

C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar. En l’absence du Maître il avait pu poursuivre grâce à une faille dans la matrice ses recherches anthropogénétiques en continuant de mener à bien ses expérimentations sur les Dioscures…

Versé dans les sciences ésotériques, il cherchait depuis toujours l’interstice entre les mondes terrestre et divin qui lui permettrait d’emprunter aux Dieux les dons capables d’engendrer une humanité supérieure qui les rejoindrait dans leur puissance et leur éternité.

Son attention se porta sur les Dioscures, ces Gémeaux semi-divins. Bien que l’un fût mortel, son frère demi-dieu et lui vivaient unis par delà la mort. Selon ce que disaient les Grecs, ils traversaient chaque jour le domaine des hommes pour se rendre de l’Olympe aux Enfers puis y retourner, inséparables de par la faveur de Zeus.

Eux seuls, unissaient la pérennité des Dieux et l’évanescence des mortels : eux seuls comprendraient sa sollicitation s’il pouvait attirer leur attention lors d’un de leurs passages.

Durant ce temps, son Maître Hamilcar, le « frère de la foudre », luttait contre l’ennemi.

Des colonnes d’Hercule au couchant au Beau Promontoire, le cap au nord-est de Carthage, la méditerranée s’avérait trop petite pour Rome et sa patrie, l’ancienne colonie de Tyr la Phénicienne. Une des deux devait disparaitre pour assurer la survie de sa rivale.

Après de durs affrontements et des années de victoires et d’échecs successifs, l’armée carthaginoise avait porté le fer jusqu’en Italie, tandis que le Romain Regulus ripostait en ravageant le territoire des Carthaginois.

La répétition des aléas de cette guerre fit comprendre à Hamilcar que ses ennemis, issus de la déesse Aphrodite par son fils Énée, ne sauraient être vaincus par des mortels ordinaires. Averti des travaux de son serviteur, il lui demanda d’utiliser sa science pour donner à Carthage les moyens de vaincre ceux qui descendaient de l’Olympe.

On convoqua devins et prêtres de toutes les contrées qui bordaient la mer. On sollicita l’appui des sorciers et des mages étrangers à l’intérieur des terres connues et d’autres ignorées dont seules les légendes parlaient.

Sous son impulsion, les pontifes sollicitèrent jour et nuit les divinités de Tyr, la fondatrice de Carthage, celles des mondes méditerranéens et les leurs propres par leurs prières et leurs sacrifices. À chaque aube, on immolait gros et petit bétail, oiseaux domestiques et sauvages capturés. La fumée des graisses blanches les plus pures montait en nuages vers le ciel et leurs chairs réjouissait l’estomac des prêtres qui redoublaient leurs adjurations : tout cela ne pouvait manquer d’attirer l’attention des Puissances.

Il fallait saisir ce moment fugace où le Souffle passerait sur la trace des Dioscures et assurerait l’avenir de Carthage. L’existence des Puniques en dépendait.

Pour montrer aux Divins la détermination de la cité, on fit revivre le grand sacrifice du Molk. Dans les compartiments de la monumentale statue de bronze d’Hammon on logea les offrandes : farine, tourterelles, agneaux, veaux, bœufs, puis vingt familles nobles y poussèrent chacune un de leurs enfants vivants, — en général, il faut le dire, rejetons d’esclaves adoptés pour le fait. On alluma le brasier formidable sous le métal et, comme jadis au temps des héros, les cantiques sacrés s’élevèrent de la foule tandis que le roulement des tambours couvrait les hurlements des victimes.

On enfouirait les cendres de celles-ci et leurs os au pied de la colline de Byrsa dans le Tophet de Salammbô près du port militaire de la ville.

Et, tandis qu’Hamilcar et ses mercenaires luttaient l’arme au poing pour leur survie et celle de la cité, son serviteur se battait contre le temps destructeur à la recherche d’indices révélant l’attention des Surhumains.

Ceux-ci répondirent.

Castor, le mortel, résolut de doter un homme de Carthage du génie, Pollux de l’intemporalité des Dieux. Ils confectionnèrent leur don à leur image et l’envoyèrent vers les suppliants.

Au lendemain de leur passage, un couple de cygnes élut domicile dans le Tophet sacré. Les oiseaux construisirent un nid, puis, un matin, disparurent, laissant un œuf remarquable de grosseur sur les brindilles et les herbes enchevêtrées entre les stèles.

Lui, serviteur d’Hamilcar, prêtre de Tanit, déesse de la fertilité, inspiré par une impulsion céleste, prit cet œuf et le mira : il contenait deux jaunes, à l’image de ceux pondus par Léda, la mère des divins jumeaux.

Les Dioscures avaient répondu à son l’appel. Ils l’avaient reconnu comme leur correspondant sur Terre : Castor, le dompteur de chevaux, et son frère Pollux, le pugiliste invincible. À eux deux, ils représentaient un degré supérieur à l’humanité : Castor le mortel pouvait accompagner Pollux, son jumeau demi-dieu, dans leur migration journalière. Moins que des dieux ou des demi-dieux, leur association en faisait plus que des hommes.

Ce prodige était leur réponse. Elle était favorable. Il y vit l’aboutissement de ses recherches.

Aucun des volatiles domestiques n’accepta de couver l’œuf miraculeux. Il fallut abandonner l’idée d’une naissance par ce truchement d’un duo divinqui se mettrait au service des hommes. Le don devait être employé par ceux-ci qui se verraient dotés des qualités au-dessus de l’humain.

Il l’espéra. Rien moins qu’un supra-mortel pouvait abattre l’hubris de Rome et atteindre l’immortalité.

Une imposante cérémonie religieuse, qu’il mena en tant qu’archiprêtre des religions de Carthage, assortie de nombreux et somptueux sacrifices confirma l’hypothèse. À l’unanimité des devins présents, un surhomme dont la vie serait sans borne tant que l’Humanité vivrait, naîtrait de celui qui se nourrirait de l’œuf divin.

Mais tout n’était pas clair. Que signifiait la dualité des germes ? Chacun des jaunes apportait-il une part de surhumanité, ou bien, à l’image des Dioscures, en l’un résidait l’essence divine et en l’autre un destin ordinaire ?

Il présenta à son maître Hamilcar, revenu à Carthage, le présent des Dioscures et l’interprétation qu’en donnaient les mages.

Le général avait dépassé la moitié de son existence, son armée l’attendait pour continuer une lutte incertaine. Il avait maintes fois ressenti le poids de l’Inconnu dans la victoire et dans la défaite. Entre la conscience de sa valeur et celle de ses limites, il fut saisi parle vertige du possible.

Pouvait-il s’élever à la hauteur des Dioscures ? Orienter l’Histoire ? Y conquérir la gloire et l’éternité ? Son fils, encore enfant, n’était-il pas plutôt l’avenir de la cité ? Hamilcar pensa renoncer au bienfait divin pour lui-même, mais la tentation était grande. Il demanda de préparer solennellement l’offrande des Dioscures.

Le pontife s’exécuta, prélevant sa dîme comme la coutume l’accordait au clergé pour les libations et sacrifices. Le goût lui en sembla étrange, la sensation qui en résulta l’indisposa. Il ressentit le désir de le rejeter de ses entrailles, mais pouvait-il souiller ce qui venait du Ciel ?

Il dormit mal, l’ébranlement du sacré, pensa-t-il.

Le soir, dans un repas public, assisté par douze des plus grands pontifes de la ville, le général partagea l’offrande avec son fils Hannibal. Celui-ci apprécia le mets. Il en redemanda, mais le plat était vide…

Son père lui fit jurer de n’avoir aucun autre but dans sa vie que la perte de Rome et la gloire de Carthage. L’enfant jura.

Le lendemain, Hamilcar repartait vers l’Hispanie conquérir de nouveaux territoires.

Dans les mois qui suivirent, on parla de lui comme un égal d’Alexandre. Le prêtre de Tanit s’en sentit conforté : les Dioscures ne l’avaient pas trompé, la réussite de son Maître prouvait que les Gémeaux en avaient fait le surhomme que Carthage attendait…

Même si le goût et la sensation que lui avait apportés l’œuf divin subsistaient et que ses nuits restaient troublées par des rêves dont il s’épuisait à chercher la signification.

Puis une nouvelle terrible arriva : Hamilcar avait succombé dans une embuscade, noyé au passage d’une rivière… On ne savait trop.

Lui pensa alors que l’œuf des Dioscures avait peut-être été un leurre à destination des mortels, ou que son Maître n’avait eu qu’une portion insuffisante du don. Hamilcar s’en était élevé jusqu’au génie, certes, mais était resté encore trop humain.

L’espoir restait pourtant. Son fils, Hannibal, « l’aimé des dieux », devait alors avoir eu la meilleure part…

Et cela sembla s’avérer. Le jeune homme, accompagnant son beau-frère Hasdrubal, marcha sur les traces de son père.

Régulièrement, des courriers d’Hispanie annonçaient de prodigieuses nouvelles. Nommé général en chef, Hannibal augmentait et consolidait les territoires conquis. Hannibal formait une armée formidable.

« C’est Hamilcar dans sa jeunesse qui nous est rendu », disaient les vieux soldats, éblouis…

Puis Hannibal s’empara de la ville de Sagonte… Après des années de paix armée, la deuxième guerre contre Rome commençait…

La confirmation des dons extraordinaires de son nouveau Maître continua à enthousiasmer Carthage.

Hannibal franchissait les Pyrénées à la tête de cent mille guerriers. Hannibal séduisait les peuples de Gaule. Hannibal augmentait son armée de milliers de mercenaires celtes. Hannibal se jouaitdes légions postées sur son itinéraire. Hannibal franchissait avec ses éléphants le Rhône impétueux sur des radeaux puis les pics glacés des Alpes pour fondre sur les forces ennemies au cœur de l’Italie…

Et l’on apprit l’écrasement des légions romaines en Italie même, au Tessin, à la Trébie, au lac Trasimène, puis, l’année suivante, à Cannes…

Lui continuait de prier Hammon et Tanit et remerciait chaque jour les Dioscures. Carthage avait enfin le surhomme qui assurerait sa domination sur terre comme ses navires l’avaient jadis fait en mer.

L’enfant avait reçu plus que son père du don des Dieux. Non seulement génial vainqueur, il deviendrait Immortel et rejoindrait les jumeaux divins dans leur migration, entre Enfers et Ciel chaque jour.

Le prêtre de Tanit se sentait grandi, qui avait partagé l’offrande, même si ses nuits demeuraient souvent agitées d’un regret indéfinissable.

Puis, comme à court d’énergie, Hannibal hésita. Au lieu d’assiéger et de détruire Rome, il mit au repos son armée dans Capoue. Ses rudes et farouches soldats s’amollirent dans le luxe et le stupre. Au printemps, la glorieuse armée carthaginoise reprit ses opérations, mais, malgré ses victoires, ne sut qu’errer dans la péninsule italienne durant des années sans assurer un succès définitif.

Rome vivait toujours…

Et le général romain Scipion, qu’on appela « l’Africain », reconquit des territoires en Hispanie et débarqua sur la terre punique…

Que devenait le don des Dioscures ? Comment imaginer que, divin, supposé conférer des facultés célestes, son effet se dissipe avec le temps ?

Un Surhomme n’était-il en fin de compte que l’avatar fugace d’un homme ordinaire ? Quelle en était la cause, ou la raison ?

Le prêtre de Tanit s’interrogeait. Un sentiment incertain de culpabilité le rongeait. Avait-il bien interprété le signe des Dioscures ? Avait-il commis une fauteimpardonnable durant les rites ? Pourquoi ces rêves incompréhensibles le poursuivaient-ils chaque nuit et le goût désagréable de cet œuf divin chaque jour ?

Dans un nouveau rêve, le serviteur entrevit l’avenir : un dur traité de paix, une troisième guerre et Carthage finalement détruite…

Pourquoi donc les Dieux n’expliquent-ils pas leurs desseins ?

Alors lui, qui avait projeté ses Maîtres vers le surhumain, tenta de réparer par un sacrifice ultime son impuissance indéfinissable à les en doter.

Il fit préparer un dernier Molk, alluma le brasier sacré et, au milieu des cris de la foule, se jeta dans le bronze d’Hammon porté au rouge.

Mais l’erreur ne pouvait se rattraper. La surhumanité n’avait été qu’effleurée et l’immortalité d’Hamilcar et d’Hannibal n’existerait que dans la mémoire des hommes. Elle n’atteindrait pas celle, ineffable, des Dieux.

Quant au prêtre de Tanit, leur serviteur, qui s’en souvient ? La part du don qu’il avait soustraite selon les lois terrestres aux divins Gémeaux laissa peut-être une trace de lui dans quelques écrits, qui disparurent. Aucune chez ceux qui ne l’avaient pas connu.

Et, au moment où les flammes du Molk le dévoraient, il comprit que les Dieux sont jaloux de leur état et de leurs cadeaux, ceux qui s’en approchent encore plus. Donner et partager leur appartient, aucun autre ne peut prétendre à une parcelle qu’ils n’accordent pas sans en subir les conséquences et avec eux toute l’Humanité…

Il sut aussi que l’Homme ne s’arrêterait pas là. Par d’autres moyens que ceux qu’il connaissait aujourd’hui peut-être, il découvrirait et asservirait obstinément une à une les lois divines à son profit et que les mortels, grimpant sur les épaules les uns des autres, n’auraient d’autre ambition, non seulement de se dépasser jusqu’à égaler les Dieux, mais de les surpasser.

De les rendre mortels…

 

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