« Entre la vie et la mort »

 

C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar. En l’absence du Maître il avait pu poursuivre grâce à une faille dans la matrice ses recherches anthropogénétiques en continuant de mener à bien ses expérimentations sur les dioscures. Il avait déjà mis en œuvre plusieurs protocoles et espérait valider ses hypothèses avant le retour du Maître.

Posée sur un plan de marbre moucheté de jaune, la clepsydre simulait le temps qui passe, s’égouttant avec lenteur tandis que l’Élève circulait fébrilement d’un processus à l’autre. Le laboratoire était logé dans un bâtiment à toit plat, entre un cellier et un pressoir. Quand on ouvrait la fenêtre, les parfums lourds de tannin et de fruits mûrs envahissaient l’atelier tandis que, le soir, la brise venue du jardin rafraîchissait l’atmosphère avec des senteurs délicates de roses et de figuiers.

Dans cette pièce poussiéreuse et mal éclairée, l’Élève était seul. Après le départ du Maître, les autres disciples s’étaient aussitôt égaillés dans les rues de Carthage, profitant de l’occasion pour aller se divertir et dépenser leur maigre pécule. Ils ne craignaient guère le courroux de leur mentor, persuadés qu’ils étaient que leur camarade, celui qui était resté au laboratoire, accomplirait les tâches qu’on leur avait confiées. Peut-être auraient-ils dû s’assurer de ses intentions avant de l’abandonner car celui-ci n’avait pas un instant détourné son attention de ses propres recherches. A peine s’accordait-il parfois une courte pause pour satisfaire un besoin naturel ou siroter un thé à la menthe. En vérité le thé à la menthe ÉTAIT un besoin naturel. Essentiel. Appréciable à la fois comme une source de nutriments, un instant de repos, un temps de méditation. Et aussi une façon plus agréable de patienter et de réfléchir en attendant la fin d’un cycle.

La mise en place des protocoles, les paramètres à vérifier, les essais, les observations… Tout ceci semblait lent et répétitif. Cependant, il fallait faire vite car le Maître pouvait revenir à tout moment et il ne tolérait guère qu’on outrepasse le Code. Certes, la disruption de système survenue peu après son départ pouvait justifier un égarement temporaire… mais pas une série d’une centaine de tentatives ! Il convenait donc de tout remettre en état avant son arrivée, sans quoi l’Élève risquait une sévère remontrance voire un blâme, en particulier si le Maître découvrait qu’il avait encore travaillé sur les dioscures. Sans être officiellement frappé d’anathème, ce domaine de recherche frisait l’illégalité et n’attirait guère que les fraudeurs ou les tricheurs. Étrange, se disait l’Élève, car les applications pratiques de ces découvertes pouvaient transformer le monde !

Les dioscures étaient des êtres mythiques d’essence semi-divine, symboles de mort et de résurrection, dont la gémellité évoquait la dualité et l’alternance. Deux êtres semblables, l’un vivant l’autre mort, échangeant leurs rôles tour à tour : autrement dit un seul être, perpétuellement autre, qui échappait constamment au trépas grâce à une magie divine. Ou par un insoluble paradoxe. Or l’Élève avait la solide intuition qu’il était en mesure de reproduire ce paradoxe et d’atteindre ainsi l’immortalité.

Le hic, quand on opère dans la clandestinité, c’est qu’il s’avère très difficile de trouver des cobayes indemnes de toute perversion. Pour les premières manipulations, l’Élève s’était contenté de vulgaires avatars, des golems sans âme qu’il avait élaborés à partir de matériaux trouvés alentour. Malheureusement, leur absence de psyché et leur courte durée de vie ne permettaient guère de conclure avec certitude. Il avait ensuite réitéré l’essai avec un chat de gouttière capturé dans les jardins ; celui-ci s’était montré fort réticent à participer aux manipulations, griffant, crachant et mordant jusqu’à ce qu’on l’enferme dans sa boîte. A partir de là on ne l’avait plus entendu et l’Élève avait pu mener à bien son protocole. Cependant, l’issue s’avérait plutôt déconcertante… Le chat s’était-il changé en dioscure comme l’escomptait son bourreau ? Avait-il succombé ou survécu ? Bien difficile de répondre car la boîte restait hermétiquement close et aucun outil n’était venu à bout de son couvercle. Depuis ce résultat singulier, l’Élève avait développé un nouveau protocole qui ne nécessitait aucun enfermement. Mais il continuait de s’interroger : la caste des dioscures était-elle réservée aux humains ? Dans ce cas, aucune tentative impliquant un animal ou un golem ne pouvait aboutir, ce qui expliquait ses échecs répétés.

L’Élève, à l’issue d’une longue réflexion, avait donc décidé de tenter l’expérience sur lui-même.

L’essai n’était pas sans risque ; il en était bien conscient. L’appréhension le faisait hésiter, la peur surtout de se tromper car, s’il faisait erreur, c’est sa propre vie qu’il pouvait perdre. Avant de lancer le processus, il choisit de faire un tour dans les jardins, espérant que la sérénité des lieux pourrait apaiser les battements de son cœur. Au moment de sortir, il lança un regard navré à la boîte entreposée au pied de la paillasse, prit une inspiration puis franchit le seuil.

Il longea l’imposante avenue de cyprès ; les arbres se balançaient doucement dans la brise du soir. Des échos lui parvenaient des rues attenantes, transportés par le souffle iodé provenant du port. Quand un sentier bifurqua sur sa gauche, le jeune homme s’y aventura, laissant ses pieds s’enfoncer dans le sable noir et brillant. Ici, le feuillage épais des sycomores étouffait les sons et conservait une fraîcheur bienfaisante ; le chemin sinuait comme un serpent d’encre parmi les ombres. Privé de ses sens, le jeune homme crut se perdre dans l’obscurité mais ses pas le menèrent à une clairière baignée de lune où les lis blancs luisaient comme de fragiles fanaux. Ici plus qu’ailleurs, le rêve semblait se mêler à la réalité. Le ciel pur constellé d’étoiles, vertigineux, aspirait le regard. L’Élève s’absorba dans sa contemplation sans prêter attention au pas léger de la femme qui le rejoignit sur la pelouse.

« Je sais ce que vous faites quand votre Maître s’absente. » murmura-t-elle.

Le jeune homme, surpris, se tourna vers elle et découvrit dans la clarté lunaire le profil d’une jeune femme pâle aux longs cheveux sombres. Il savait qui elle était ; c’était Salammbô, la fille d’Hamilcar. Les élèves avaient stricte interdiction de lui parler ou de l’approcher ou même simplement de la regarder : une punition sévère attendait celui qui enfreindrait cette règle. Cela n’empêchait pas ses camarades de colporter toutes sortes de rumeurs à son sujet et de fantasmer dès que la nuit tombait dans le dortoir. Elle représentait l’interdit ; certains y voyaient un attrait supplémentaire, en plus de sa grande beauté et de son mystère. L’Élève, lui, ne parut guère ému d’entendre sa voix et de sentir son souffle si proche. Leurs bras pouvaient se frôler tandis que tous deux observaient le ciel étoilé.

« Mes recherches avancent. Je suis à un tournant décisif, répondit-il.

– Pourrez-vous m’aider ? » Il y avait une supplique dans sa voix.

« J’essaierai si je le peux. Je ne suis pas sûr de réussir. Ça s’est mal passé avec le chat.

– Comment ? Qu’est-il arrivé au chat ?

– Je l’ignore. Il n’est jamais ressorti de sa boîte.

– Et que vous arrivera-t-il, à vous, si vous échouez ? demanda Salammbô.

– La mort et rien d’autre.

– Alors je vous en prie, n’échouez pas ! »

Puis il repartit d’où il était venu, la laissant seule au milieu des lis blancs. Sa décision était prise. Remonter l’avenue de cyprès lui fit l’impression d’émerger d’un rêve, la lumière du laboratoire le rappela à la réalité : il avait un travail à accomplir et il fallait faire vite !

Avant de pouvoir prétendre au pouvoir des dioscures, il devait d’abord se créer un double – un autre lui-même – un jumeau qui serait présent sur le même plan d’existence. C’était réalisable mais absolument prohibé car, une fois le double créé, le faire disparaître ne serait plus possible… à moins de commettre un meurtre. L’Élève avait donc atteint un point de non retour et s’apprêtait à franchir le Rubicon. Pour cela une incursion dans le Code était nécessaire afin de superposer dans un temps identique deux sauvegardes similaires. Cela nécessitait de bonnes connaissances techniques et une certaine habileté. Il s’était déjà exercé dans le secret à ce type de manœuvre ; l’opération ne prit que quelques minutes. Instantanément, un jeune homme poussa la porte du laboratoire et rejoignit l’Élève. Semblable en tout point, vêtu de la même tunique, chaussé des mêmes sandales encore parsemées de sable noir.

« Nous sommes là tous les deux maintenant. » énonça-t-il.

L’Élève inspira lentement, effrayé de ce qu’il venait de faire, terrifié par ce qui l’attendait. L’étape la plus difficile était maintenant devant lui. Il se sentit défaillir mais son double, pressentant sa faiblesse, le retint dans ses bras. Quelle étrange sensation d’être embrassé par soi-même ! Le double aida l’Élève à s’asseoir et le berça lentement contre lui, caressant son visage, ses cheveux, tout en psalmodiant des mots réconfortants. Peu à peu l’Élève retrouva des forces. Il se redressa et fixa intensément le regard de son autre lui-même : mieux qu’un reflet dans un miroir, il décelait dans ces yeux tout l’amour que lui portait son double, toute la confiance qu’il avait en lui. Et inversement le double pouvait à loisir contempler dans son jumeau la ferveur inébranlable qui l’habitait, sa bienveillance, son dévouement. Une larme coula des yeux du double. L’Élève l’essuya du pouce avant de poser son front contre celui de son frère. Il murmura dans un souffle :

« Nous ne sommes ensemble que depuis quelques minutes et pourtant je sais tout de toi, je sais ce qui te hante et ce que tu désires. J’aimerais rester à tes côtés, j’aimerais te soutenir et que tu me soutiennes, mais le temps nous manque. Tu sais ce qui m’attend. Aide-moi s’il-te-plaît, aide-moi à accomplir ma tâche.

– Je vais t’aider puisque je suis toi. »

Alors l’Élève s’avança vers la table où s’activaient les calculateurs. Il tapota rapidement sur un clavier puis s’empara d’une fiole et la déboucha. Son contenu diffusait un léger parfum d’amande.

« Trinquons, mon frère !

– Au Code ?

– A la matrice ?

– Aux hackers !

– Aux dioscures ! Que Castor et Pollux veillent sur nous ! »

Et l’Élève avala d’un trait le terrible poison. Il s’affaissa avec lenteur dans un sommeil létal. Son agonie fut brève, il mourut dans les bras de son frère à la lueur des lampes à huile.

Alors occurra un dysfonctionnement sévère du système. Le Code ne tolérait pas qu’un individu fût à la fois mort et vivant, il cherchait à réparer l’anomalie. De violents flashs crépitèrent, entrecoupés d’obscurité sourde. La Matrice s’affolait, tentait de réparer la faille, superposait les deux états : vivant et mort, mort et vivant. L’effet stroboscopique accéléra encore. Le système s’emballait, tentait frénétiquement de sortir du paradoxe ; la rupture était imminente.

Tout à coup, les oscillations cessèrent. Le calme revint dans le laboratoire. Étendu sur le sol, le jeune homme était seul. Il ouvrit les yeux, apparemment indemne mais confus. Il prit quelques minutes pour rassembler ses esprits et se relever. Et maintenant ? Comment savoir si l’expérience avait réussi ? Comment s’assurer qu’il était devenu un dioscure immortel ? Son regard se tourna vers la paillasse de travail.

Une autre fiole attendait sur la table. Le jeune homme tendit le bras, la saisit. Il pouvait boire le poison maintenant… et peut-être survivre. Seulement peut-être. Il déboucha le flacon. S’il survivait, cela prouverait tout de suite que sa théorie était juste, il pourrait publier ses travaux, répandre le secret de l’immortalité à travers tout le monde connu, sauver Salammbô, récolter la gloire. L’arôme du poison atteignait ses narines. Le garçon approcha le flacon de sa bouche, stoppa net. Il pouvait aussi s’être trompé. La fiole dans les mains, il hésitait. S’il avait fait une erreur – une toute petite erreur – c’est la mort qui l’attendait !

Il devait prendre une décision. La gloire ou la mort ? Sauver Salammbô ou se sauver lui-même ? Ses yeux dérivèrent autour de lui, appréciant les couleurs et les textures, goûtant le réalisme des parfums. Même le courant d’air dans ses cheveux semblait réel. Il soupira. Ce monde fictif était décidément bien immersif et il avait failli se laisser prendre au piège. Mais au final ces délicieux jardins n’étaient qu’une simulation, Salammbô un personnage sans âme qui revivait indéfiniment la même destinée, quelles que soient les parties que l’on jouait. Jamais elle ne pourrait accéder à l’immortalité car son destin était scellé, contrairement aux vrais joueurs qui s’accrochaient à leurs précieux points de vie. Pourquoi risquer sa vie – sa vraie vie – pour elle ?

Car si ce laboratoire, ces jardins, ce palais… n’étaient qu’un décor – une interface, plus exactement – leur réalisme était tellement poussé que les joueurs y adhéraient pleinement. Mourir dans cette simulation, c’était mourir dans la réalité. Le jeune homme baissa le bras, effrayé. Tant pis, la gloire attendrait ! Il rangea la fiole dans son Inventaire puis s’assura que rien ne détonnait dans le décor du laboratoire. Au retour du Maître, il pourrait prétendre avoir codé toute la nuit, dérangé seulement par des interférences électromagnétiques. Le vieux professeur n’était pas très regardant et facile à berner. La seule chose qui comptait pour lui, c’était que ses étudiants acquièrent de l’expérience en accumulant les lignes de code. Et c’est justement ce que l’Élève avait fait.

Dans quelques années… Pourquoi pas ? Oui, il pouvait patienter. Démontrer qu’il avait réussi le piratage le plus légendaire de l’histoire des jeux vidéo attendrait encore un peu.

 

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