« La faille originelle »

 

« Cette vie telle que tu l’as vécue, tu devras la vivre encore une fois et d’innombrables fois ; et il n’y aura rien de nouveau en elle, si ce n’est que chaque douleur et chaque plaisir, chaque pensée et chaque gémissement et tout ce qu’il y a d’indiciblement petit et grand dans ta vie devront revenir pour toi, et le tout dans le même ordre et la même succession.  »

Friedrich NietzscheLe Gai Savoir

 

*

 

C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar. En l’absence du Maître il avait pu poursuivre grâce à une faille dans la matrice ses recherches anthropogénétiques en continuant de mener à bien ses expérimentations sur les dioscures. Habituellement, il était impossible aux hôtes de la Séparatrice – l’autre nom de la matrice – de voyager entre chacune des monades, les mondes habités par les âmes immortelles.

Pourtant, une brèche avait été ouverte il y a quelques mois. Celle-là même qui avait permis de voir les dioscures contaminer des millions de monades, les emporter dans le néant, et avec elles, leurs malheureux hôtes millénaires. Alors, en fidèle gardien de la Séparatrice et de la tranquillité des âmes qui l’habitaient, Ulysse Erstermann s’était promis de retrouver la trace de ces étranges entités.

Des êtres en tout points semblables aux hôtes de la Séparatrice, mais qui n’étaient pas humains. Ils étaient plus que des humains. Eux seuls avaient la capacité de vivre à la fois dans le monde réel, celui des êtres mortels, et dans le cœur de la matrice, celui des âmes, êtres immortels. Une pure aberration. Nul ne pouvait entrer dans la Séparatrice et en ressortir !

Ulysse avait d’abord pensé à une défaillance technique de la matrice. Cela lui avait d’abord paru plausible, compte tenu des 8 000 ans de fonctionnement et des innombrables mises à jour. Mais une destruction des monades était un phénomène trop rare pour être dû au hasard.

Cependant, jamais le Maître et créateur de la Séparatrice ne s’était montré inquiet de voir émerger les dioscures dans la matrice. Ulysse peinait à comprendre le détachement de son maître, lui qui avait consacré les derniers mois à leur traque et à la recherche de la faille originelle. Quand Ulysse interrogeait le maître sur ce sujet, il lui répondait toujours de la même façon :

« En la Séparatrice comme dans le monde des mortels, chaque chose ne peut exister sans son contraire :

Le jour doit faire place à la nuit, le chaud au froid, la Beauté à la laideur, et… »

À chaque fois qu’il prononçait ces paroles énigmatiques, le maître achevait sa litanie dans un murmure, de telle sorte qu’Ulysse n’avait jamais connu la fin de cette sentence mystique.

Fidèle assistant du maître depuis 8 millénaires, Ulysse était l’un des rares humains qui avait eu le courage de suivre celui qu’on appelait autrefois John Leztermann dans son rêve extravagant. En 2050, cet entrepreneur génial – et peut-être fou – avait promis à l’Humanité ce qu’elle avait cherché si longtemps en vain. L’immortalité.

« La Séparatrice sera notre ultime invention, notre huitième merveille du monde. » avait prédis, jadis, cet homme devenu Dieu, à des foules tantôt enthousiasmées, tantôt horrifiées.

« Je ne vous parle pas d’un homme augmenté, ni d’un homme que l’on soignerait avec des nanopuces ou des prothèses encombrantes et peu maniables. Je ne vous parle pas d’un homme cryogénisé qui vivoterait quelques années de plus. »

Alors les foules s’étonnaient et s’impatientaient de connaître l’invention de Leztermann.

« Avec la Séparatrice, je ne fais que restituer à l’âme ce qu’elle a perdu en s’associant au corps : l’immortalité. »

Le silence faisait soudainement place à des scènes d’effusion, où la stupeur des foules se mêlait à la fascination.

« Après des années de recherche, nous sommes enfin parvenus à définir les contours de l’âme. Les philosophes et les hommes de foi avaient prédit l’existence d’une âme immortelle et immatérielle. Nous en avons désormais la preuve scientifique. »

L’âme, corruptible et mortelle dans le corps, pouvait prétendre à l’immortalité si elle était libérée de ses entraves matérielles.

Ainsi était née la Séparatrice dans les locaux de l’entreprise biomédicale Vita Aeterna. Une machine capable de capturer le flux de l’âme, de la séparer de son enveloppe corporelle et de la faire vivre éternellement. Tout du moins, aussi longtemps que la Séparatrice fonctionnerait, dans le monde réel.

À partir de 2050, toute personne en fin de vie eut le choix : ou mourir et sombrer dans le néant, ou plonger son âme dans le monde de la Séparatrice, et vivre comme un Dieu, pour l’éternité.

Chaque âme immergée dans la Séparatrice vivait dans un univers distinct de celui des autres âmes : une monade. En compagnie d’autres âmes parentes ou amies, elles avaient le loisir de créer l’Univers de leurs rêves et de vivre dans un jardin d’Éden, un monde éternel et parfait, où nul ne viendrait troubler le fil des jours heureux. Les hommes, d’abord effrayés par ce projet, cédèrent rapidement à la tentation, car une chose les terrifiait par-dessus tout: la mort.

Dans le monde réel, la dépendance à l’énergie et l’incapacité des dirigeants à prendre les bonnes décisions avait précipité la chute de la Civilisation Industrielle.

Après l’Effondrement généralisé de 2070, il ne restait plus que quelques millions d’âmes sur la Terre. Des communautés éparses et incultes, ayant tout oublié de l’ancienne civilisation, n’attendant qu’une seule chose : rejoindre la Séparatrice, devenue une sorte de divinité. Seuls les techniciens de l’entreprise Vita Aeterna avaient pu préserver, tel un ordre monastique, le savoir de l’Ancien Monde.

En l’an 10 000 de notre ère, la Séparatrice abritait mille milliards d’âmes, et environ quatre cents milliards de monades.

Tout cela aurait pu durer des millions, des milliards d’années.

Dans le monde réel, la Séparatrice était un petit cube que l’on pouvait tenir dans sa main. Il avait été mis en orbite en 2100, pour qu’elle soit à l’abri de tout danger. La migration des âmes vers la Séparatrice se faisait à distance : et les âmes montaient littéralement dans le ciel pour vivre leur seconde vie.

Et malgré toutes ces précautions, en cet après-midi d’été, dans cette reproduction parfaite de la Carthage mythique de Flaubert, Ulysse semblait perplexe. Perplexe sur l’avenir du paradis qu’il avait créé avec son maître. Le dioscure qu’il avait pourchassé des mois durant, et qu’il tenait captif dans le palais d’Hamilcar, demeurait confiant en l’avenir, ou plutôt en l’absence d’avenir de la Séparatrice.

« Nous détruirons une à une vos monades. Nous y consacrerons notre vie, celle de la vie de nos fils et de nos filles, et de ceux qui viendront après eux. Nous nous sacrifierons pour voir brûler votre idéal, ignobles blasphémateurs. Vous… »

Agacé par son hôte, Ulysse fit s’interrompre le cours du temps grâce à son figeur. L’agitation et le fanatisme de son prisonnier l’empêchaient de se concentrer. Il lui fallait séquencer l’âme de son hôte. C’était la seule manière pour lui de connaître le chemin du dioscure et de ses congénères, et de retrouver la faille originelle dans la matrice.

« Séquençage terminé ! » annonça l’analyseur. « Identification complète du parcours intramatriciel. »

Ulysse palpitait d’impatience. Lentement, l’analyseur traçait sur l’écran de l’ordinateur le parcours de son hôte dans la Séparatrice.

Rien, dans cette Carthage de littérature, ou dans le sourire figé du dioscure, ne pouvait présager de la stupeur d’Ulysse quand il vit l’intégralité du parcours du dioscure.

« C’est impossible… » murmura Ulysse.

Le dioscure avait cheminé, de monade en monade, depuis la monade centrale. La monade originelle, la monade du maître.

« Et pourtant, la réponse était sous tes yeux, mon cher Ulysse, depuis le début… »

Le figeur avait cessé de fonctionner. Carthage s’était réveillée, et au dehors, les soldats d’Hamilcar, envoûtés par le vin, s’agitaient autour des festins orgiaques.

Et le dioscure, assis sur le lit, libéré comme par enchantement, fixait Ulysse d’un regard lucide et comme épuisé.

« En fin de compte, mon cher Ulysse, toute cette histoire n’est qu’une longue, très longue aventure dont le début est oublié, et dont on oubliera la fin, elle aussi… »

En un instant, le visage barbu, le corps musculeux, les mille et une cicatrices factices du dioscure se transformèrent, laissant la place à un visage des plus familiers. Celui du maître d’Ulysse. Car c’était bien le maître et créateur de la Séparatrice, celui qui avait fait le don à l’Humanité du bien suprême, l’immortalité, qui cherchait aujourd’hui à l’anéantir. La Matrice n’avait jamais souffert aucune imperfection. Invincible, elle l’était, et personne ne pouvait porter atteinte à la vie de ses milliards d’hôtes.

Personne, sauf son Créateur. C’était lui, la faille originelle de la matrice.

Voilà ce qu’était venu révéler le maître à son vieil ami.

«  En la Séparatrice comme dans le monde des mortels, chaque chose ne peut exister sans son contraire :

Le jour doit faire place à la nuit, le chaud au froid, la Beauté à la laideur, et…

  • La vie doit faire place à la mort. » dirent d’une seule voix le maître et son serviteur.

Ensemble, ils se remémorèrent les huit millénaires de leur existence.

Leur enthousiasme, quand ils n’étaient encore que des mortels. L’ambition sans limites qui les avait poussé à faire mourir la mort. Leur joie, quand ils y étaient parvenus.

Puis l’accueil des milliers, des millions d’âmes émerveillées par cette Terra Incognita. La fougue des débuts, celle d’apporter du bonheur à des âmes qui souffraient terriblement dans le monde réel.

L’enthousiasme des découvertes. Pendant les premiers siècles, John et Ulysse avaient regardé leur création avec l’œil ébloui des enfants, s’assurant du bon fonctionnement de ce Temple des désirs et de la Démesure, où chacun pouvait laisser libre cours à son imagination et bâtir son Bonheur. Et les siècles suivants, ce fut un ami odieux qui entra dans leur existence : l’Ennui.

« Car il n’y avait pas d’autre issue pour nous, mon cher Ulysse : nous avons fabriqué le paradis. Et le bonheur est infiniment ennuyeux. »

En 8 millénaires d’existence, pas une menace, ni extérieure ou intérieure. Les hôtes vivaient dans une extase permanente, se laissaient aller à tous les excès, sans le moindre danger.

Le système de séparation des monades, conçu par John, avait rendu impossible l’émergence de toute forme de conflit entre les âmes immortelles.

« J’ai tout vu et tout entendu, Ulysse. J’ai parcouru les hauts monts de l’Himalaya, j’ai plongé dans les abysses, voyagé à travers l’éther sublime des confins de l’espace.

J’ai fait l’amour à toutes les femmes, j’ai traversé tous les pays et tous les univers, j’ai lu tous les livres…Quel ennui, l’immortalité ! » dit John en riant.

« Alors, pourquoi n’as-tu pas réduit ta création à néant ? demanda Ulysse à son maître.

  • J’ai voulu préserver la Séparatrice de tout danger, et même de ma propre faiblesse. Nous devons être deux à faire le choix de détruire la Séparatrice. Toi, et moi. Et seulement ici. C’est pour cela que je t’ai conduit ici, dans cette vieille monade abandonnée.
  • Pourquoi avoir choisi Carthage ?
  • La légende des Dioscures. Les frères jumeaux, l’un immortel, l’autre non. Ne sommes-nous pas comme deux frères ? Toi, tu veux préserver la Séparatrice et l’immortalité, et moi, je veux la détruire. Et puis, Salammbô est si belle… C’est ici que je veux mourir, Ulysse. »

Le Soleil était à son crépuscule. Tandis qu’ils sortaient des appartements d’Hamilcar, ils aperçurent, dans une des cours intérieures du palais, la sublime et mystérieuse femme, jouant avec ses cheveux devant un miroir que lui tenait une de ses servantes. John Leztermann la regardait d’un air nostalgique.

« Oui, c’est un beau jour pour mourir, mon cher Ulysse. 8 000 ans, c’est bien assez pour une vie. Comme j’ai peur de mourir ! Mais il est fou de vouloir prolonger indéfiniment la vie. » dit-il avec lenteur.

C’était sans compter sur la ruse et l’intelligence de son serviteur.

« Si je peux me permettre, John, il nous faut mourir, certes, mais peut-être que nous pourrions envisager une solution intermédiaire… »

Quand leur décision fut prise, on vit une immense tempête de feu ravager toutes les monades de la matrice.

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RÉINITIALISATION DE LA MATRICE.

MÉMOIRE DES MILLE MILLIARDS D’ÂMES EFFACÉE.

PROCHAINE RÉINITIALISATION DE LA MATRICE PRÉVUE DANS 8 000 ANS.

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An 18 000 de notre ère. C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar. En l’absence du Maître il avait pu poursuivre…

 

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