« Le souffle de Tanit »

C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar. En l’absence du Maître il avait pu poursuivre grâce à une faille dans la matrice ses recherches anthropogénétiques en continuant de mener à bien ses expérimentations sur les dioscures.

Les faux espoirs avaient été si nombreux qu’il ne pouvait les compter, mais depuis deux mois, une piste semblait solide, depuis deux mois, l’exaltation sourdait doucement en lui chaque fois qu’il passait le portique des jardins. Il essayait de garder la tête froide, refusait d’envisager le succès, mais ses mains le trahissaient, elles tremblaient d’excitation quand il gagnait sa place d’étude, proche du  piédestal d’Elisha.

Il expédiait vite la traduction pour laquelle il était admis, en étalant beaucoup ses documents d’étude afin que nul n’approche trop. Il recevait les encouragements de ses pairs en ployant la tête avec reconnaissance, pestant sur des difficultés imaginaires, et doucement il se concentrait sur le texte volé.

S’il avait été là, rien n’aurait été possible, le coffre avec les textes si précieux ne lui serait jamais tombé entre les mains. Il avait fallut l’erreur d’un serviteur, au moment même où il arrivait pour rendre des recueils empruntés. Il avait fallut la désorganisation laissée par le départ récent d’Himilcon pour Tyr, et surtout la confiance des domestiques en son élève et assistant pour qu’il puisse ouvrir le coffre et prendre les textes.

Quelle impulsion l’avait possédé ? Il n’arrivait toujours pas à accepter son geste, la mesquine trahison faite au vieux Gelon qui lui souriait toujours si gentiment. Il avait déposé plusieurs offrandes à Tanit pour que la déesse l’absolve, mais malgré sa mauvaise conscience, il n’avait pu renoncer à profiter du trésor mal acquis. Il avait copié puis rangé les originaux dans les jours suivants, rien ne pourrait le trahir. Rien, si ce n’est le regard de son maître, qu’il n’arriverait pas à tromper. Il fallait se presser, Himilcon n’allait plus tarder, il devait rester quelques mois auprès de son ancien maître, il avait prévu aussi d’écouter respectueusement la parole des prêtres du temple originel pour s’abreuver aux sources de leur sagesse. Mais son absence ne s’éterniserait plus, d’un jour à l’autre on annoncerait la voile de son navire et là, Thocer ne savait pas ce qui se passerait, pire, il refusait de l’envisager.

Si son maitre n’était pas si borné, si frileux à explorer la terre des Dieux, il serait bon de lui parler de ses découvertes, de le voir s’enthousiasmer avec lui, rêvant tous deux de la possibilité de côtoyer la Déesse, peut-être même d’atteindre assez de puissance pour lui parler, la voir …

Tant d’extase à venir… peut-être…

Thocer en était maintenant certain, il y a avait eu une erreur d’interprétation du texte fondateur étrusque, les dioscures n’étaient pas deux, mais un. Un seul homme transcendé par la puissance et la volonté divine, et qui poussé par son souffle, avait acquis une part de sa puissance. Avant, simple mortel, puis quasi dieu… L’origine, comme souvent, était une erreur de traduction, suivie d’une mauvaise interprétation de la mort et de la foudre divine. Et la légende avait été brodée, le conteur avait rembobiné le fil pour trouver une cohérence, les textes s’étaient perdus, mélangés et le temps avait ensuite enrobé le tout d’incertitude ou plutôt de fausse certitude.

Les tablettes protégées si farouchement par Himilcon étaient anciennes, fragiles, elles traitaient essentiellement des rituels religieux en Etrurie, sans doute son maître lui-même ne soupçonnait-il pas la richesse que ces écrits recelaient. Peu savaient lire cette variante sacrée du langage barbare et encore plus rares étaient ceux pouvant en comprendre les subtilités et sous-entendus. Peut-être fallait-il, en plus de la connaissance et des années d’étude, avoir comme lui, côtoyé les descendants de cette ethnie, pour pouvoir intimement adopter une tournure d’esprit si étrangère à son propre peuple et comprendre le faux pas du premier traducteur.

Sa pensée s’égara vers sa chère nourrice, qui après une vie remplie de péripéties purement incroyables était arrivée aux abords de Carthage pour y vivre et y donner la vie. Avec son frère il avait grandit, joué et s’était bagarré avec les enfants d’Herclenia. C’était par elle, au contact de son affection taiseuse qu’il avait acquis la compréhension de son peuple.

Ses pensées glissèrent, comme souvent lorsqu’il pensait à sa nourrice et à sa famille, vers Lartha, la troisième fille. Brune au caractère vif, enfant elle était la plus rapide de la ville, toujours riante ou en colère, jamais dans la mesure, jamais en repos, avec des accès fulgurants de générosité et de tendresse déconcertants. Elle avait grandie elle aussi et ne courrait plus dans les ruelles, mais quand ses voiles se soulevaient, ses chevilles, ses poignets étaient les plus gracieux du monde, et lorsqu’elle riait, ses yeux étaient plus chaleureux et lumineux que le soleil lui-même.

Thocer se reprit, les textes l’appelaient fort et il se replongea dans l’étude du rituel, non sans se promettre de passer par le quartier du port pour y croiser Lartha. Peut-être, si elle n’était pas occupée à surveiller les enfants de son frère, pourrait-il lui proposer de faire un tour vers les nouvelles échoppes qui proposaient des marchandises si attrayantes : petites sculptures d’ivoire, poupées et masques, jolies boucles et tissus chatoyants.  Il y avait vu récemment un assemblage de bracelets avec des petites pierres bleues, qui serait charmant sur elle, mais lui offrir sans s’attirer une cascade de remarques moqueuses serait compliqué.

Le rituel était complexe, il nécessitait une phase de purification exigeante que Thocer avait entamé depuis trois jours maintenant. Les racines de pourpiers charnus donnaient une décoction amère dont la seule odeur lui donnait désormais la nausée mais qu’il s’astreignait à boire dans les proportions voulues. Depuis, ses pupilles étaient devenues atrocement sensibles à la lumière mais en contrepartie il avait l’impression d’accéder à un niveau de compréhension tel qu’il ne l’aurait pas cru possible. Un univers lui semblait s’ouvrir à chaque page, chaque texte qu’il lisait provoquait des pensées enfiévrées d’où découlaient des conclusions lumineuses et de nouveaux questionnements. Il ne dormait plus beaucoup, enflammé par cette poursuite du savoir, oubliant ses devoirs les plus essentiels, tout à l’exaltation provoquée par l’étude.

Il s’absorba totalement dans sa lecture, psalmodiant en silence la prière centrale du rituel, seules ses lèvres bougeaient avec lenteur, distordant le temps et la réalité des jardins. La présence des autres érudits s’effaçât si bien de sa conscience que lorsque le remue-ménage habituel marquant la fin de la journée d’étude le tira de sa concentration, il en émergeât désorienté. L’élixir de pourpier, la fatigue ainsi que son intense concentration l’avaient plongé dans un état de transe d’où il eu peine à s’extraire. Son esprit qui nageait aux portes du royaume des Dieux, dans une luminosité douce et chaude refluât douloureusement vers son corps avec un criant sentiment de frustration. Il avait été si prêt de basculer, il était prêt.

Alors qu’il dépliait ses jambes ankylosées et rassemblait ses tablettes, il fut rejoint par Flauius, éminent professeur et membre respecté du Conseil des Anciens.

Après un long monologue sur l’importance capitale pour tout étudiant d’avoir un bon stylet, il enchaîna au désespoir de Thocer, sur l’énumération des détails sordides d’un meurtre ayant bouleversé la ville trois jours auparavant. Puis, le vieil homme lui annonça finalement que des marins rentrés avec la marée avaient croisé le navire d’Himilcon dans le dernier port où ils avaient fait relâche. Ce dernier devait y mouiller trois jours de plus pour raison commerciale puis rejoindrait lui aussi Carthage. Son maitre revenait enfin, nul doute que Thocer devait être ravi de retrouver prochainement son mentor ! Flauius digressa de nouveau sur l’importance du stylet, qui par son poids ou sa forme conditionnait la position de la main de l’élève qui elle-même conditionnait sa posture et donc son attention lors des cours, puis il se sépara de Thocer avec une série de tapes sur l’épaule.

En état de choc, oscillant entre exaltation fébrile et inquiétude, il prit le chemin du port. Il n’avait plus le choix, il devait achever le rituel rapidement et s’il n’était pas le dernier des imbéciles, il serait demain béni par la déesse, un pouvoir infini coulant entre ses veines, pouvant tout ! À son retour, son maitre s’inclinerait devant lui, il reconnaitrait sa sagesse et son intelligence acérée. Avec le pouvoir qui sera alors le sien, que ne pourrait-il faire ? Quel miracle ne pourrait-il accomplir ? Himilcon rabâchait souvent que la puissance ne devait pas être employée à un usage personnel car  elle s’y dévoyait et devenait tyrannie. Selon lui, et Thocer était en partie d’accord, tout pouvoir  était en réalité servitude. Le puissant devait servir le peuple. Thocer pensait cependant que s’aider soi-même, puisqu’on faisait après tout partie du peuple, n’était pas si coupable. Il montrerait à Himilcon toutes les merveilles qu’il pourrait réaliser pour aider ses semblables, sans s’oublier en chemin, lorsqu’il serait dépositaire d’une parcelle du pouvoir des Dieux. Des canaux d’irrigation en premier pour transformer la terre entourant la cité en un jardin fertile et paradisiaque. Une demeure de rêve pour ses proches et pour lui. La déesse qui chérissait la cité, approuverait certainement que son serviteur utilise une partie de sa force divine pour terrasser les ennemis de ses adorateurs. Ce serait fini de l’humiliation romaine, les routes maritimes s’ouvriraient de nouveau entièrement devant Carthage, nul besoin de payer le tribut honteux, nul besoin de mercenaires rétifs, Thocer seul pourrait venir à bout des latins sournois. Carthage le couvrirait d’or pour cela.

Avec un peu de richesse, lui, second fils qui n’hériterait pas du domaine de son père, pourrait se marier et vivre dans un confort appréciable. Il pourrait choisir son épouse sans se soucier des convenances.

Il avait quitté la colline de Byrsa et ses grandes rues droites et claires pour s’enfoncer dans le dédale des quartiers populaires. Perdu dans ses rêves de puissance et de bonheur marital, il se senti tiré par la manche avec vigueur alors qu’il allait dépasser Lartha sans l’avoir remarqué.

Un voile léger brodé de motifs pourpres couvrait ses cheveux de soie noire, elle le regardait en souriant joyeusement aux côtés de sa mère.

« Que tu aies oublié le chemin de notre maison, passe encore ! mais visiblement, nos visages également te sont devenus inconnus, puisque tu passes sans nous saluer, je n’arrive pas à croire qu’on puisse autant louer ton intelligence avec de si horribles trous de mémoire !»

Même sa voix était ravisante, un petit anneau argenté ornait sa narine droite, Thocer souriait béatement en l’admirant.

« Lartha, quiconque a subit une fois le feu roulant de tes remarques cinglantes ne pourrait oublier ton visage ou l’ironie de ta voix, et vu que je suis ta cible préférée, t’oublier ne me sera jamais possible ».

Herclenia se racla la gorge et soupira :

« Cesse d’être caustique ma fille, les carthaginois ne trouvent pas que cela sied à notre sexe, va chercher dans mon coffre l’amulette cousue pour la belle soeur de Thocer, elle devrait faciliter la venue du bébé si elle la garde proche peau». Son léger accent rendait ses phrases chantantes, impression accentuée par ses choix de mots surprenants et imagés.

Une fois sa fille disparue, elle se tourna vers Thocer, ses prunelles sombres le scrutant avec tristesse.

« Elle a encore refusé un prétendant ce matin, elle affirme qu’il avait l’intelligence d’un poisson mort et surtout son odeur … c’est le troisième qu’elle éconduit. Je ne devrais pas avoir à prononcer ces mots, ils devraient rester dans le silence du néant, mais je me torture pour elle alors je dois parler. Elle désire que ce soit toi qui la demande, nous savons tous deux que tu le voudrais mais que tu ne peux pas le faire, ce serait mésalliance, ton père ne le permettra pas. Lartha ne veut pas comprendre ces choses là, elle ferme les yeux mais je ne veux pas qu’elle se réveille de son rêve, trop âgée pour être courtisée, amère et déçue. Tu dois être fort pour elle, mon coeur saigne de te le demander, mais elle doit comprendre que tu ne sera jamais son époux pour enfin regarder les autres hommes. Toi seul peux lui faire comprendre, elle refusera d’écouter tout autre. Promets moi de la sortir de cette illusion qui vous berce tous deux. »

« Tu te trompes, mère ! » Lartha était sur le pas de porte, les lèvres blêmes « Il n’y a pas de choses impossibles aux courageux, si Thocer partage mes sentiments, nous pouvons partir de cette ville si elle ne veut pas nous voir ensemble ! Nous pouvons être heureux ailleurs. Tu sais mieux que quiconque qu’il n’y a parfois pas d’autre solution que de fuir. Il paraît qu’à Qart Hadashtles hommes sont plus libres qu’ici, que les règles édictées par notre aristocratie n’y sont suivies que mollement. Plus près de nous, il y a d’autres ports où nous pourrions nous rendre, Mahdia ou encore Motyé pourraient convenir. Les portes s’ouvriraient devant l’érudition de Thocer et je suis habile couturière… » Ses yeux éperdus fixaient Thocer en quête d’un assentiment.

« Il n’y a pas de choses impossibles aux courageux, tu as raison » prononça-t-il lentement et son sourire et ses yeux qui la fixaient intensément disaient assez ses sentiments pour que nul n’en doute.

Oubliant l’amulette, ils partirent vers la mer, débordant du bonheur simple d’être ensemble. La fin de journée était douce, ils marchaient du même pas, riant de tout et surtout de rien. Lartha accepta le lourd bracelet sans moquerie, les pierres étaient des lapis-lazuli polis leur apprit le vendeur rondouillard et l’orfèvre a ajouté un léger grelot pour appeler le bonheur sur celle qui le portera ajouta-t-il avec un clin d’oeil.

Quand Thocer poussa la porte de sa demeure, sa résolution était inébranlable.

«  Il n’y a pas de choses impossibles aux courageux » se répéta-t-il gravement.

Il n’avait pas détrompé Lartha et l’avait laissé décrire joyeusement leur arrivée en terre nouvelle, leur installation et le bonheur à venir loin de Carthage. Mais il ne voulait pas s’enfuir.

Il voulait achever le rituel, acquérir la puissance promise par les textes pour que nul ne puisse s’opposer à sa volonté. Il serait comme Castor devenu Pollux, élevé au statut de demi-dieu pour servir la déesse et sa citée.

Il serait loué et admiré de tous. Son père lui-même se déplacerait chez Herclenia pour demander au nom de son fils la main de la belle Lartha.

Il broya fermement quelques petites racines de pourpiers, dont il tira un jus noir à l’odeur piquante qu’il mélangea avec du vin pur avant de le boire par petites gorgées grimaçantes et nauséeuses. Puis, il pris sa position de scribe pour appeler l’état de transe entraperçu l’après-midi. Il récita avec ferveur le serment d’allégeance à la grande Déesse, baigné par la lumière de la lune montante. Il connaissait la prière de mutation par coeur et il en prononça chaque mot avec une sincérité absolue.

Il bascula doucement dans un espace hors de sa chambre, hors du temps peut-être, comme lors d’un plongeon dans l’océan chaud. Une lumière jaune et comme pétillante baignait toutes choses, il entendit dans chaque fibre de son corps l’acceptation de la Déesse, elle le prenait comme serviteur et acceptait de souffler sur son coeur pour qu’il devienne meilleur afin qu’il soit à même de satisfaire ses demandes.

Elle l’attira précautionneusement vers elle, comme un géant qui sauverait un papillon pris dans une flaque d’eau et il rejoint l’univers des Dieux, flottant dans un fleuve de savoir infini. En suffoquant, il prit conscience d’être environné par des entités si immenses et puissantes qu’il n’était rien de plus important qu’un grain de sable à côté d’elles. Ces êtres majestueux le frôlaient presque mais sans le voir vraiment, il comprenait leurs pensées et peu s’intéressaient à lui, petite chose sans pouvoir. Parmi eux, sa Déesse était curieuse, elle étirait sa conscience et sa mémoire entre ses doigts pour le connaître.

Elle lui apprit son nom, ce n’était pas Tanit, c’était un nom qu’on ne pouvait prononcer qu’en pensée, plus une intention de nom qu’un vocable précis.

Elle s’amusa de ses désirs et de ses croyances et les balaya avec dédain, les éparpilla lentement au loin. Ils ne lui serviraient pas. Elle entreprit de le remodeler.

Alors qu’elle lui offrait la puissance à laquelle il aspirait tant, il comprit avec douleur que ce cadeau serait bien plus et ne serait rien de ce qu’il avait espéré. Il eu le temps de penser à son maître lui répétant que la puissance était servitude, avec un hoquet ironique et amer pour sa nouvelle condition, il murmura en silence à Himilcon qu’il avait raison comme toujours. Avant de perdre totalement sa liberté de pensée, dans un éclair de lucidité et un rictus de mépris pour lui-même, il comprit pourquoi ce dernier lui avait interdit les tablettes du coffre. Il connaissait le danger et craignait que son disciple n’y puisse résister. Il avait tenté de le protéger de lui-même. Cher Himilcon !

Lorsqu’il ouvrit les yeux, plusieurs heures avaient du s’écouler car la lumière était distillée par l’aube naissante. Il était étendu sur le sol de sa demeure. Il se déplia lentement et souplement, s’émerveillant des nouvelles sensations éveillées par le jeu de ses muscles. Ses pieds ancrés fermement dans le sol percevaient la consistance du terrain très loin sous son corps. Il était facile de faire mouvoir des particules de terre, comment n’avait-il pas su faire cela auparavant ? il était limpide, évident d’émettre une onde venue du creux de son ventre et qui se propageait dans le sol. Cette onde générerait des crevasses ou détacherait les pans d’une falaise quelques mètres plus loin selon son bon vouloir. Tout était équilibre et toutes les particules de matière lui obéissaient. Il sourit en regardant l’air, il comprenait enfin sa substance, lui aussi était fait de particules et il était si simple d’en rassembler un bloc invisible pour le pousser afin de le mettre en mouvement. Chacun de ses gestes pouvait, s’il le souhaitait, générer des bourrasques. Il rassembla ses mains en coupe pour jouer avec la petite brise qu’il avait appelée, formant une minuscule tornade sur son plancher. Mais plus évident encore était le contrôle de l’eau, elle viendrait à son appel, il la sentait enfouie profondément dans le sol et il pouvait la faire ondoyer et jaillir. La proximité de la mer et sa puissance phénoménale l’effara lorsqu’il comprit qu’elle aussi pouvait répondre à ses désirs. Il pouvait, sans bouger et sans effort, forcer l’eau à presser et écarter les planches des navires amarrés pour remplir leurs cales et les couler tous depuis chez lui. Mais bien sûr il ne ferait pas cela, pas tout de suite du moins car sa maitresse ne le demandait pas et qu’il ne pouvait agir de sa propre volonté, il n’était que son outil, le bâton qui lui servirait à agiter la fourmilière si elle décidait de l’observer en train de s’agiter.

Ces premières découvertes acceptées, il prit conscience du bruit émis par la ville qui s’éveillait désormais. Maintenant qu’il y faisait attention, la cacophonie gonflait et devenait insupportable, le vacarme infernal du mélange des conversations des boulangers, des marins de quart et des premiers esclaves qui partaient chercher de l’eau et des denrées avant l’éveil des maîtres, vrillait ses tympans. Un chariot s’ébranlait quelques rues plus bas dans un bruit assourdissant. Un outil raclait un pot dans la cuisine voisine et il lui sembla qu’il raclait l’intérieur de son propre crâne.

Il quitta sa demeure en direction de la campagne, il ne pouvait plus supporter la clameur de la multitude qui l’entourait. Il devait fuir les hommes et vite ! Une fois franchies les murailles, son esprit s’apaisa un peu, il demanda de la vitesse et sous ses pas la terre exerça une poussée qui lui permit des foulées plus longues et plus rapides. L’air le soutenait et l’aidait à accélérer encore ses mouvements, les champs d’oliviers et les vignes défilaient devant ses yeux alors qu’il mettait encore plus de distance entre lui et ses anciens compatriotes pour préserver ses sens exacerbés.

Il s’arrêta à prudente distance des dernières cultures, proche d’un buisson dont l’odeur lui plaisait. Même à cette distance, en se concentrant, il pouvait entendre la ville, mais son vacarme n’était plus si gênant et il pouvait parfaitement isoler les sons s’il le souhaitait pour écouter précisément telle ou telle chose.

Il regarda autour de lui, personne ne pourrait le surprendre ou le déranger, il était parfaitement bien ici pour attendre les désirs de sa Déesse. Peut-être devrait-il attendre longtemps, elle était capricieuse et les humains n’étaient pas sa priorité, de plus son temps n’était pas calé sur la même échelle que celle des hommes. Qu’importe s’il devait attendre ici éternellement, satisfaire la volonté fantasque de sa maîtresse était son seul but, rien d’important n’existait en dehors d’elle. Il se plia en scribe contre le buisson, il n’avait plus besoin de nourriture désormais, ce vulgaire carburant des hommes n’était rien à côté de la substance miellée qu’il pouvait extraire de l’eau. Il n’avait pas de besoin ou de désir propres, il en avait été dépouillé avec soin, alors il attendit. Parfois, par curiosité, il secouait sa veille somnolente et tournait son attention vers la ville. On le pensait mort, victime sans doute d’un assassinat. Sa famille l’avait pleuré sans que cela l’émeuve. Lartha l’avait cherché avec désespoir longtemps après sa disparition et la douce mélodie du grelot qui accompagnait ses mouvements était la seule chose qui faisait naitre un semblant de regret dans son coeur empli par la Déesse. Mais cette ombre de sentiment passait vite et il reprenait son attente, soldat dévoué, surpuissant et sans âme au service d’une inconstante.

 

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