« Les pièges des maîtres et des serviteurs »

 

C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar.  En l’absence du Maître, il avait pu poursuivre grâce à une faille dans la matrice ses recherches anthropogénétiques en continuant de mener à bien ses expérimentations sur les dioscures.

Il s’était installé avec Thasia sur une vieille peau de chameau, étalée à l’ombre d’un olivier.  Malgré l’épaisseur de la couverture, les racines noueuses de l’arbre auraient meurtri les muscles de ses jambes — si seulement sa chair s’était réellement trouvée dans la propriété punique.  L’hétaïre lui soufflait des mots doux, malheureusement couverts par les chants de guerre qu’entonnaient les cavaliers numides attroupés autour de brochettes d’agneau sur le feu, au fin fond de la propriété.  Quand ils s’interrompirent pour une tournée de falerne, Philopater comprit enfin ce que lui serinait la servante cyrénienne :

— Je te dis que le Maître va revenir.

— Avertis-moi si tu aperçois son crâne luisant, ma petite.

— Mais pourquoi regardes-tu tout le monde sauf moi ?

Elle ne se trompait pas.  Ses yeux s’attachaient plutôt aux invités de la fête.  Il tapota du doigt sa tablette.

Réagissant à son instruction occulte, une dizaine d’hommes qui déambulaient entre les arbres d’Hamilcar dévièrent de leur parcours.  Vers la gauche.  En même temps.  Et sans prévenir.  Philopater les avait comptés rapidement et tenté de mémoriser leurs traits.  Étaient-ils tous des dioscures ?  Il n’en était pas certain.  Le hasard pouvait expliquer, dans quelques cas, ce pas de côté.

Les autres, eh bien…  Philopater savait désormais comment les atteindre.  La faille lui permettait d’accéder au code source de ces simulacres.

— Qu’as-tu, mon chéri ?  Tu es tout tendu.

Les mains expertes de l’hétaïre massaient ses épaules, lui procurant un soulagement qui l’étonna quelque peu.  La sensation était transmise à sa couchette de téléprésence avec une intensité sans précédent.  Le Maître avait peut-être incorporé un dispositif de massage au dossier afin d’améliorer l’illusion.

— Il y a des gens ici qui ne sont pas tout à fait là.

— Il faut avoir pitié des fous, chéri.  Et détester les sots.

— Il ne sont pas fous.  Pas encore.

Il glissa une main autour de la taille de l’hétaïre, l’attirant à ses côtés en songeant à une manière anodine d’expliquer sa curiosité à sa nouvelle compagne.  De l’autre, il caressa la surface de la tablette en récupérant des bribes de télémétrie des dioscures qu’il avait repérés.  Il était peut-être le seul à les appeler ainsi, parce qu’il était le seul à mettre sur un pied d’égalité l’original de chair et la copie numérique.

Grâce aux efforts initiaux du Maître, les simulacres avaient gagné en autonomie et en sensibilité afin d’offrir une immersion toujours plus complète aux touristes en terre punique.  Mais pourquoi s’arrêter en si bon chemin ?

— Ils sont doubles, mais ils ne le savent pas encore.

Des jumeaux virtuels de nature hétérogène, puisque l’un flânait dans les allées caillouteuses du jardin et l’autre appartenait à un monde supérieur et intangible, auquel les créatures simulées de la matrice n’avaient pas accès…

Il avait essayé de convaincre le Maître que des simulacres dotés d’un minimum d’individualité rendraient l’immersion plus mémorable.  Si l’avatar était trop semblable, s’il n’était qu’une coquille vide à l’image de son utilisateur, la plongée resterait désincarnée et le plongeur n’en retirerait que l’impression d’avoir traversé une réalité virtuelle tout ce qu’il y avait de plus ordinaire.  Sans jamais la toucher, tel un spectre flottant sans attache.

— Si le corps de l’avatar impose sa propre réalité, Thasia…

— Que me racontes-tu là, cher Philopater ?

— Dans ce jardin, il est maintenant possible de commander à ses supérieurs.  Parce que je sais maintenant comment les influencer de l’intérieur.  Ce qui est en bas remonte vers le haut.

— Commander ? répéta sa compagne comme si elle n’avait retenu que ce mot.

— Exercer un certain pouvoir, disons.

Le Maître croyait peut-être l’avoir réduit à l’impuissance en le confinant à ce décor qui baignait autrefois dans la puanteur électrique de l’ozone frais, du cuivre chaud et du plastique brûlé, parce que les cyprès étaient factices et le chant des cigales réservé aux hôtes du général barcide.  Au début, il n’entendait que le grésillement des circuits surchauffés et le bourdonnement d’un néon à la peine, alors même que son regard découvrait la simulation.  Un cadeau du Maître, avaient prétendu les programmeurs en le faisant basculer dans l’environnement de son choix.

Il doutait fort de la valeur du présent.  À l’abri des haies de laurier-rose et des hibiscus en fleur, les jardins accueillaient une matière première qui n’avait rien de réjouissant pour qui rêvait d’en tirer une nouvelle humanité.  Des brutes avinées qui avaient tailladé du légionnaire ou de l’Ibère, en Sicile ou par-delà Tartessos.  Des cornacs efflanqués qui s’entendaient à manier les piques recourbées obtenant l’obéissance des éléphants de guerre.  Des esclaves au regard éteint qui n’attendaient que le moment de retrouver leur partenaire plus servile encore dans un réduit meublé d’une paillasse usée et tachée par leurs ébats.  Des servantes doublées de courtisanes qui ne maîtrisaient que trois ou quatre des douze perversités d’une rouée professionnelle…

— Voudrais-tu que je t’impose ma volonté, fier Philopater ? souffla Thasia d’une voix roucoulante.  Je sais que certains hommes aiment ça.  Et ces jeux ne me sont pas étrangers.

— Ce n’est pas ce que…

Il se tut.  La Cyrénienne n’était pas la moins éveillée des créatures plantureuses affectées au plaisir des hôtes d’Hamilcar.  Pour désarmer ses soupçons, il avait d’ailleurs attribué la luminosité surnaturelle et les couleurs changeantes de sa tablette aux pouvoirs de la cire magique dont il la recouvrait.

Quoique illettrée, l’hétaïre avait pour habitude de l’écouter avec attention, y compris quand ils s’enlaçaient si étroitement qu’il avait besoin de se réfugier dans le pontifiement abstrait pour éviter de monter qu’il ne supportait plus son haleine anisée (elle soignait sa dentition en mâchonnant des bâtonnets de réglisse) et le parfum rance de sa peau (elle l’enduisait chaque matin d’une huile d’olive périmée avant de masser longuement tous les replis de sa chair).

Cette fois, ce fut son silence prolongé, alors qu’il s’assurait de cloner la faille qu’il avait décelée dans la matrice pour conserver son accès illicite, qui la poussa vers lui.  Passant le bras autour de son torse, la Cyréniennelui souffla une question.

— Fier Philopater, me diras-tu ce que tu entends par anthropogénétique ?

— Exactement ce que ce mot veut dire en grec.  Je travaille sur l’origine de l’humanité.

— Comme dans la Théogonie d’Hésiode ?

Une servante assurément plus instruite que la moyenne, par Keraunos !  Une victime sans doute des guerres romaines en Grèce, qui avaient réduit à la servitude des hommes et des femmes ayant eu des philosophes pour précepteurs.

— Je parle de l’origine à venir, car l’humanité que je veux n’existe pas encore.  Les dioscures auront la possibilité d’être plus humains parce qu’ils auront connu plus d’un monde.

— Comment peut-il y avoir plus d’un cosmos ?

— Connais-tu l’histoire des dioscures, Castor et Pollux ?

— Un marchand grec m’a parlé d’eux, je crois.  Parce qu’il avait deux jeunes esclaves, des frères.  Je lui ai demandé de ne pas les séparer.

— As-tu donc un cœur ?

— J’avais une sœur.  Peut-être même qu’elle vit encore.

— N’essaie pas de m’attendrir.  Si tu t’es élevée au-dessus de sa condition, elle est heureuse pour toi.  Et si sa condition est plus enviable que la tienne, sois heureuse pour elle.

— C’est difficile quand on n’est pas ensemble.

— Les dioscures ne sont jamais séparés longtemps.  Dans ces jardins, les dieux descendent parce qu’ils souhaitent devenir des généraux ou des mercenaires.  Ou des palefreniers.

— Qui voudrait être palefrenier ?

—Un dieu qui veut se rappeler la chance qu’il a.  Tout comme une déesse adoptant le rôle d’une courtisane.

Thasia ne broncha pas et Philopater écarta le soupçon qui revenait parfois à la charge.  Les créatures du Maître n’allaient pas le suivre à la trace.  Elles avaient mieux à faire.

— Sais-tu qui est le Maître quand il vient ici ?  Je ne l’ai jamais croisé dans le domaine d’Hamilcar.  D’habitude, je suis… ailleurs.

Il fallait ménager les simulacres.  Leurs programmes évoluaient et s’enrichissaient.  Une remise à zéro en raison d’une prise de conscience intempestive représenterait un déplorable gaspillage.  Avec les hétaïres et les autres figurants, Philopater s’abstenait donc d’évoquer le monde réel où il s’allongeait sur une couchette de téléprésence.

Son dernier réveil commençait à dater, tellement son projet anthropogénétique l’absorbait.  Ses souvenirs de cette autre réalité en devenaient imprécis et brumeux.  Depuis combien de temps hantait-il le jardin de Mégarasans discontinuer ?  Le soleil restait cloué à la voûte céleste, prodiguant la lumière propre à un après-midi finissant.

— Il est chauve et barbu, si je me souviens bien.  À moins qu’il prenne d’autres traits en s’incarnant ici.  A-t-il choisi comme avatar le grand philosophe de Syracuse qui entretient Hannibal et Hasdrubal de je ne sais quoi, là-bas ?

Thasia manifesta un certain trouble.

— Non, le Maître n’est pas Archimède quand il nous rejoint.  Ne sais-tu donc pas, savant Philopater, que tu es toi-même un dioscure ?

— Bien sûr.

— Castor, et non Pollux.

— Bien sûr, dit-il encore, malgré une pointe d’angoisse.  Tant que je suis ici.

— Tu es toujours ici.

Que voulait-elle lui signifier ?  Il se souvenait de l’autre monde, même s’il n’entendait plus depuis longtemps les voix des programmeurs à son chevet ou le vrombissement des ventilateurs refroidissant les serveurs.

— Le Maître arrive, annonça-t-elle.

Il sentit une présence nouvelle l’envahir.  Son regard se porta sur les cheveux bouclés et habilement épinglés de Thasia, la tablette sur ses genoux et ses mains hâlées…  Ses yeux ne lui obéissaient plus.  Un sentiment de satisfaction l’emplit, comme s’il était en train de s’admirer lui-même, de s’extasier sur la perfection de sa personnalité…

Il avait refusé de comprendre ce que Thasia lui expliquait.  Mais il aurait dû se douter que son projet de contrôler les dioscures pour affecter les plongeurs s’enracinait dans une colère si profondément enfouie qu’elle n’avait plus de nom.  Comme lui.  Afin de se venger d’être condamné à la dépossession.  Le pire, c’était sans doute d’avoir voulu celle-ci et de l’avoir même réclamée.

Un jour, il arriverait à altérer les avatars pour atteindre les plongeurs, et réécrire ce qui leur tenait lieu d’âmes.  Un jour…

Il perdit le fil de ses pensées.

Car le Maître était de retour et il était heureux d’être le Maître.

 

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