« Nous, pour l’Éternité »

 

C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar. En l’absence du Maître, il avait pu poursuivre grâce à une faille dans la matrice ses recherches anthropogénétiques en continuant de mener à bien ses expérimentations sur les dioscures. Il savait combien le Maître tenait à ces recherches sur les jumeaux « divins ». Jumeaux, les deux derniers livrés l’étaient, bien qu’issus de deux poches distinctes à l’intérieur de la Ruche incubatrice de l’Institut Evoluvie.  Depuis, un des deux était mort… C’est sur ce sujet épineux que la revue Science et longévité  avait envoyé  Jim pour  enquêter en secret sur les activités du labo. Il écrivait sous pseudo.

Il se réjouissait encore d’avoir été choisi parmi les deux cents cinquante candidats au poste d’assistant du Directeur et d’avoir berné les recruteurs.  Si son cursus scientifique et ses études sur les synapses augmentés existaient bel et bien, il lui aurait été impossible d’intégrer ce labo sans de sérieuses références, il avait simplement « omis » de signaler qu’il écrivait des papiers pour la revue de vulgarisation scientifique. Jim quitta le jardin.  Il se dirigea vers le labo, plus exactement vers le  mur des mutations en cours.  Aujourd’hui il était seul dans le local des expérimentations. Une aubaine.

Composé classiquement de centaines d’alvéoles, creusées dans le Plasroc, le mur exposait le fruit des intenses recherches du Maître. Des têtes dans tous leurs états. Entières, désactivées pour certaines, tronçonnées, couturées d’agrafes métalliques ou de résine, laides, belles, elles avaient toutes la caractéristique de posséder un cerveau d’origine en état de fonctionnement. Celles avec les yeux déjà ouverts lui flanquaient la chair de poule. Il y en avait qui le regardait placidement, mais d’autres semblaient l’interpeller avec plus ou moins d’agressivité voire de haine.  Jim pensait que son imagination travaillait, prenait le pas sur la raison scientifique et il n’aimait pas cette sensation. Les têtes n’avaient pas de raison d’avoir des sentiments. On avait tellement épuré leur système de sensibilité humaine (de sensiblerie disait le Maître) que les émotions extrêmes de l’humain ordinaire ne pouvaient, normalement, se frayer un chemin dans les méandres complexes du cerveau trafiqué. Heureusement, les bouches n’étaient pas encore décousues,  phase 4, finition. Cela évitait les complications. On avait déjà vu des têtes insulter leur « géniteur ». Après les premières expériences on y était allé doucement avec la libération des éléments d’expression du visage. Ici on tendait à améliorer l’humanité en fabriquant des modèles du futur beaucoup plus résistants, intelligents et dont la durée de vie ne se calculait plus en dizaines mais en éternité. Il avait alors fallu, revoir le protocole en profondeur.

Jim extirpa le modèle j2161957. Nom de Zeus, celui là était franchement beau. Un front large et lisse, des yeux pétillants d’un bleu profond qui vous attirait jusqu’au frisson, pommettes hautes et joliment dessinées, nez droit, pas trop long, une bouche charnue encore cousue avec la petite fossette qui va bien aux coins des lèvres pour le charme. Le Modeleur-concepteur de la Ruche n’aurait rien à retoucher.  Le tout serait relié, plus tard, à un corps athlétique, harmonieux. Un mâle bien façonné. Le département marketing avait tranché. Des modèles comme ceux-là devaient être proposés dans le choix du catalogue des Nouveaux Humains. j2161957 n’était pas seulement beau. Son cerveau  avait bien travaillé durant sa vie « d’avant ». De nombreux prix littéraires, une profusion d’œuvres plus intelligentes les unes que les autres jusqu’à ce que ce que le Comité de Vie décide de « l’extraire »  pour l’enrichir d’une transhumanité bien méritée. Classement I.5 le plus haut dans la nomenclature des intelligences disponibles.  La famille du brillant auteur avait applaudi des deux mains cette décision qui donnait immédiatement prestige et aisance financière à toute sa lignée, d’autant que son jumeau, très doué également, avait quitté ce monde. Ainsi l’élu s’était retrouvé, avec son consentement, endormi et heureux de l’être.

Jim pouvait contempler ce qu’il  restait du génie. La curiosité de l’entendre s’exprimer le taraudait tellement qu’il avait décidé de lui ouvrir la bouche avant l’échéance prévue par le Maître.  Il posa avec précaution la tête dans le plan de travail creusé en coupe tous les 50cm. Il fit une incision au sommet du crâne et y poussa un liquide avec une pipette afin de paralyser les terminaisons nerveuses responsables de la douleur. Ensuite il lut avec attention le protocole dédié à l’ouverture de la bouche et le nécessaire pour communiquer. Il régla les paramètres de l’opération, avec le programme du Modeleur-concepteur et laissa le Chirur dernier cri travailler.  L’opération dura une bonne partie de l’après midi. Jim tournait en rond. Il était impatient de voir le résultat et se réjouit quand le robot effectua les dernières finitions sur son patient. Jim connaissait la précision et l’habilité de ces machines. Il avait participé à leur élaboration pour le programme GoDioscures. La tête était prête. Les traits fins mais précis,  accentuait la belle physionomie et lui donnait un air décidé avec son dessin ciselé. Les dents bien alignées et blanches, sauf une qui avait été très légèrement décalée pour ne pas donner à ce visage une apparence trop lisse, dessinaient un sourire qui donnait confiance. Pourtant sous l’apparence conviviale, les premiers mots prononcés ne se révélèrent pas aimables.

— Que veux-tu ? J’attendais que ce soit le Maître qui me donne la parole. Pourquoi m’as-tu activée ?

Le débit de la bouche s’accentua. La tête cligna des paupières et les yeux exprimèrent du mécontentement. Jim sentit une boule désagréable se former dans son estomac. Il ne s’attendait pas à cette réaction. Il est vrai qu’il avait franchi la ligne rouge en donnant la possibilité de s’exprimer librement à une partie d’individu, dont il ne savait pas très bien quoi faire à présent. Il avait accepté ce reportage proposé par Science et longévité par pur orgueil, flatté que l’on s’intéressât  autant à son avis de scientifique qu’à son habilité à manier les mots. Non seulement  le montant de la pige était très attractif mais Jim avait aussi prévu de s’en aller à la concurrence, (le Labo Mésis) juste après son coup. Il lui avait semblé facile de répondre à la demande du journal : infiltrer le labo et filmer avec son Visioport les expérimentations du Maître… jusqu’à ce que la tête se mette à lui poser des questions. Ce n’était pas sa première,  mais, cette tête était différente.  Il se demanda quel type de corps elle pourrait intégrer.

— Le Maître m’a donné l’autorisation.

Des gouttes de sueurs qui sillonnaient le visage de Jim démentaient ses propos.

— Visiblement, il y a des choses que tu ignores, assistant dit la bouche avec mépris.

— Quelles choses, de quoi parles-tu ?

— Je te conseille de m’écouter. Nous avons peu de temps.

— Mais corne de Delfos maudit, vas-y crache dit vulgairement Jim qui invoquait rarement le demi-dieu grossier Delfos.

— Voilà. Tu me trouves beau n’est-ce pas ? Tu as raison. La Maître m’a conservé pour ça dans le Prolongarium le plus perfectionné. Dix longues années à attendre dans cette niche. Un jour il m’en a sorti et a commencé à étudier tous ce que j’avais dans le cerveau. Tous les neurones, les circuits, les connaissances, les facultés d’apprentissage, les rêves que je fais, eh oui je rêve, mes goûts et dégoûts passés, mon niveau intellectuel et cognitif, émotions et capacité à les juguler, tout je te dis. J’ai subi des tests physiques, doux ou douloureux.  Enfin, une nuit de lumière lunaire, la Nuit de  tous les Sanctifiés, il a stoppé les tests et m’a fermé la bouche. Il avait horreur de m’entendre, il disait que les paroles le perturbait, qu’il avait besoin de concentration. Il put me manipuler à sa guise. J’attendais la touche finale pour être relié à un autre corps  et retrouver une pleine existence.  Enfin, il me révéla qu’il était mon futur acquéreur. Privé de la parole, je ne pus qu’écarquiller les yeux de stupeur.

— Impossible, pourquoi ferait-il une chose pareille ? On ne change pas de tête sans raison. Et son capital neuronal ? Et tout le reste ? Je ne comprends rien. Il ne va pas abandonner son…soi. Tu racontes n’importe quoi pour m’impressionner, j’aurais dû m’en douter, une belle gueule ne te suffit pas, il faut que tu en rajoutes, je…

— FERME TON BEC ! Ta vie est en jeu, dégénéré des planètes noires.

Choqué par le propos et l’insulte suprême,  Jim se tut immédiatement.

— Le Maître a tout prévu. Il a conçu un programme de chirurgie personnel. Dès qu’il reviendra dans le labo il l’activera. Le transfert des « données », y compris génétiques de lui à moi se fera sans douleur et sans problème. Cela signifie qu’Altor n’existera plus, c’est mon nom. Je deviendrai le Maître, avec ma belle gueule. Autrement dit, il va me tuer.

Jim regarda la tête, effaré par ce qu’il entendait. Brusquement il se souvint de l’essentiel : SA vie était en jeu.

— Et moi dans tout ça, quel est le lien ?

— La santé du Maître, son âge. Depuis quelques temps il s’absente régulièrement à heure fixe du labo, oui ou non ?

— Ou…ui c’est vrai. Je me suis demandé plusieurs fois pourquoi.

— Pour de l’algotomiethérapie. Il est atteint du Syndrome de Korpes. Il est en pleine dégénérescence. Il suit des séances pour le recadrer et remettre ses cellules dans le bon ordre, mais l’algotomiethérapie ne fonctionne pas. S’il ne se renouvelle pas, dans quelques mois, il est fichu. Pas de retour en arrière possible. Pas de conservation possible de sa tête en l’état. Alors il a conçu sa guérison, en transgressant les règles d’obtention des têtes. Mais, et j’en viens à toi, il avait également besoin d’un corps, fort, jeune, en bonne santé. TOI.

— hein ? Je ne comprends pas…

— Tu vas comprendre. Les organes artificiels ne résistent pas au Syndrome de Korpes. Tous rejetés. Seuls les organes sains, d’origine, réagissent bien à la substitution. L’opération délicate est réservée à une catégorie de population, jugée indispensable, classée secrètement par nos dirigeants, eux-mêmes concernés. Des gens en bonne santé disparaissent régulièrement,  mais les enquêteurs dédiés au service volatilisation ne creusent pas  beaucoup ces affaires. Classement sans suite.

— Pourquoi moi, alors ?

— Parce que tu es disponible ! Je veux dire à porter de main,  et que tu rentres dans tous les critères du Maître. Il a LE spécimen idéal pour sa prolongation physique. Et la tête idéale aussi. La mienne.

Jim resta interdit, les bras ballants comme s’il n’avait plus de force. Informations à digérer. Digestion difficile. Rejet de l’information. Il vomit des insultes au Maître, au labo, à cette tête de malheur qui le dévisageait.  Enfin il se reprit, respira longuement et se dit qu’il  était en vie,  que personne n’avait pris son corps. Alors, il n’en avait rien à faire de ce projet criminel. Il s’adressa à la tête agressivement.

— Tu ne serais pas en train de m’étourdir ? Et maintenant que je suis au courant, pourquoi je ne m’enfuirais pas de ce labo ? Jim s’approcha, menaçant, un poing levé au dessus de la tête.

— Je t’écrabouille d’abord bien sûr, au cas où tu voudrais me dénoncer.

— Je ne te conseille pas de faire ça, Jim. Tu vas savoir pourquoi.

La tête émit alors un son, une modulation étrange et insupportable qui obligea Jim à se couvrir les oreilles avec ses mains. Il les plaqua à se faire mal, tellement le son lui piqua le cerveau comme une grosse  aiguille enfoncée dans une veine fragile. Il s’affaissa sur le sol en suppliant la tête d’arrêter de hurler.

— Je ne veux pas te faire de mal, Jim. Je veux juste que tu comprennes l’intérêt de rester avec moi. Tu connais assez le Maître pour savoir qu’il mettra son projet à exécution quoique tu fasses, où que tu ailles. Il prendra son temps mais il t’aura et s’arrangera pour que personne ne pose de questions sur ta disparition. Alors reste calme, ne me menaces pas, je représente ton avenir. Réfléchis. Il y a une solution pour que l’on s’en sorte tous les deux. J’ai une proposition à te faire. Il va falloir que tu te décides tout de suite, il reste à peine une heure avant qu’il ne revienne. Tu ne pourras pas t’échapper, crois moi. Tout est prévu.

— Si, je peux alerter directement  Esgouarf, de chez Science et longévité d’un danger, quand je suis en mission de reportage, il suffit que j’appuie sur ce bouton.

Jim désigna son bracelet assistant, conscient qu’il venait de se trahir, mais cela n’avait plus d’importance. Il appuya frénétiquement sur le bouton mais rien ne se passa. Pas de signal avec l’extérieur. Évidemment, il aurait dû le deviner. Manque de précautions. Erreur fatale. Un poisson dans une nasse, voilà ce qu’il était. Un prisonnier du Maître. Un corps à prendre.

— Voilà, tu as compris. Blocage des communications, blocage des portes. Blocage de ta vie. Sauf si… La tête prend son temps. Sourire indéfinissable.

— Il reste une solution, bonne pour nous deux. Surtout pour toi. Moi je suis fichu, neurones trop sollicités, tripatouillés par les manipulations du Maître, je joue ma dernière carte et je préfère choisir ma destination finale. Je te propose de garder tout ton toi, mais avec mes traits. Imagine un peu…tu ne perds pas au change, n’est-ce pas ? On fera une ou deux petites modifs sur la couleur des yeux, le nez,  pour ne pas qu’on « nous » retrouve mais tu seras toujours aussi beau avec TES caractéristiques et TON corps. Tu gagnes tout dans l’histoire et moi je me venge. Des années à végéter dans mon alvéole. Quand il m’en a extirpé, il m’a fait subir les pires tests que tu puisses imaginer. Ensuite, j’ai compris qu’il me voulait pour sa nouvelle vie et qu’il ne garderait que mon enveloppe esthétique. Il a presque réussi. Il me reste suffisamment de discernement pour choisir un destin, et je t’ai choisi. Au moins je sais que tu m’utiliseras au mieux, que tu n’as pas la noirceur du Maître, et qu’un jour tu pourras raconter, avec talent et exactitude,  combien mon sacrifice t’a été utile. Voilà, Jim, je m’en remets à toi, ne culpabilise pas en te croyant égoïste, tu ne l’es pas. Je te donne mon visage parfait en pleine conscience.  Si tu veux sauver ta peau et la mienne, en quelque sorte, il te suffit de suivre mes instructions. Ensuite tu pourras partir, quitter définitivement ce labo pour une nouvelle vie. Belle forcément. Je te dirai comment programmer l’ouverture des portes et tu seras libre.

Jim écouta, abasourdi par ce discours. En réfléchissant, il se dit qu’il n’avait pas vraiment le choix. Tout ce qu’avait affirmé la tête était  exact. Impossible de s’enfuir de Mégara s’il était recherché par les tueurs de la Cité. Il connaissait leurs méthodes brutales et cruelles. Jamais d’affect, résultat assuré. Il en frémit rien que d’y penser. La perspective de se retrouver avec un visage transformé le déconcerta mais il avait la certitude de devenir beau avec tous les avantages qu’il pouvait tirer de cette opportunité. Le corps resterait le sien (pas mal du tout) et tout le contenu de son cerveau  serait transféré. Une excitation nouvelle le saisit aux tripes. Pas très proche de sa famille, pas de copine, rien ne le retenait dans sa petite vie en tant que  Jim, le scientifique moyen et le reporter moyen.

— C’est d’accord. Dis-moi ce que je dois faire.

Tout se déroula bien. Jim avait suivi le process à la lettre : Séparation de la tête, ok. Transfert des données du cerveau, ok. Modifications du visage, ok. Raccord, ok. Phase finale d’assimilation, ok. Essais corps-cerveau-usage des fonctions du visage, ok. Introductions des nouvelles normes sur immortalité et fiabilité des organes, ok.

Tout ça en moins d’une heure et demi.

Altor regarda tout autour de lui. Il allait enfin quitter le labo. Il se dirigea vers la porte sans hésiter. Personne ne lui posa de questions dans les couloirs de la Fondation des Jardins d’Hamilcar. Tout s’était  déroulé comme il l’avait supposé. Ce Jim ne méritait ni de garder son corps, ni son cerveau. Trop bête. La preuve il l’avait cru, lui, Altor.

 

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