« Nutricula »

 

C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar. En l’absence du maître il avait pu poursuivre grâce à une faille dans la matrice ses recherches anthropogénétiques en continuant de mener à bien ses expérimentations sur les dioscures.

La journée, sous l’épaisse couche de nuages cendreux, commençait pourtant sous de généreux hospices. Du moins, aussi généreux qu’à l’habitude. À cause de la chaleur caniculaire, les briques des bâtisses suaient à grosses gouttes. Partout dans le faubourg, les marchands ambulants allaient et venaient, arguant les vertus fantasmées de leur bric-à-brac à qui voudraient les écouter. Principalement, les troufions de la basse noblesse. Ces hommes et femmes aimaient alléger leurs bourses en menus achats.

Une effervescence des plus ordinaires.

Au sommet du faubourg, les scientifiques dormaient encore dans leurs capsules pressurisées. Le maître n’était pas là. Une réunion avec les pontes de Carthage et quelques problématiques d’urbanisme avaient garni son emploi du temps. Il partait serein. En son absence, Athéna, la matrice omnipotente, gardait les hommes de science sous contrôle. Une bonne chose. Avant que le maître ne se résolve à telle mesure, les scientifiques s’adonnaient à toutes sortes d’expériences plus ou moins éthiques. L’un d’eux, Archicataproctum, avait bien failli raser Mégara dans une explosion thermonucléaire. Sans doute le déclencheur de cette prise de conscience sur le danger représenté par leurs intellects incontrôlables. Chacun d’entre eux était un volcan gris dont l’éruption guettait à tout instant. La matrice les gardait donc sous contrôle et régulait leurs activités. Un élevage de cerveaux dociles et productifs.

En dépit de ces mesures draconiennes, une ombre traçait dans les jardins d’Hamilcar. Elle bougeait aussi imperceptiblement qu’un fantôme à la clarté des étoiles. Autour d’elle se dessinaient les luxurieux parcours floraux, les arches fleuries, les arbres et buissons savamment taillés. Ils arboraient de vertes toisons – bien qu’à demi-dévorées par la nuit – et des formes renvoyant au folklore de Mégara.

La robe blanche du scientifique, enflée par le souffle de la brise, prenait des allures de montgolfière en décollage. Les mains moites de l’homme de science en maintenaient les pans. Sans doute par peur d’être reconnu. L’angoisse lui fit se rappeler d’une remontrance soufflée dans ses bronches par le maître. C’était il y a deux semaines. Dans le sombre bureau aux meubles laqués, le maître fumait une chesterfield bleue.

Sa main en or raffermit sa prise sur son coutelas à la lame immatérielle mais bel et bien tranchante.

— Que me souffles-tu là, Dyonisius ! s’insurgea-t-il. La proposition du scientifique l’avait fait sortir de ses gonds.

— Je préconise seulement d’interrompre les recherches anthropogénétiques sur la carcinization.

— « Seulement » ? Après trois années d’investissement et plusieurs dizaines de millions posés sur la table ?

— Euh… C’est du projet alter ego dont vous parlez. Celui sur la carcinization n’a commencé qu’en…

— Qu’importe ! s’emporta le maître, hermétique à tout aveux d’erreur. Interdiction de l’arrêter.

— Mais enfin ! Dix-huit sujets tests ont été changé en crabes ou en tourteaux avant qu’on ne récolte la moindre information intéressante ! Ce n’est pas une piste viable pour le projet Nutricula. Ça n’a aucun sens que de s’acharner dans cette impasse !

— C’est au comité économique et scientifique de Mégara de dire si c’est ou non viable. Vous, les cerveaux de mon domaine, vous exécutez les ordres du comité. Ils veulent des résultats et la piste de la carnicizalation…

— La carcinization, le reprit le scientifique.

— C’est ce que j’ai dit ! Le futur de l’humanité repose sur les crustacés, un point c’est tout. Cette vérité va de soi ! Pour un homme de science, tu ne sembles que peu au fait des bases.

Dans le faubourg, un coup de feu résonna, tirant Dyonisius de ses rêveries. Rien de bien alarmant. Les banlieusards et les nobles s’affrontaient fréquemment pour quelques questions bien obscures. Des réclamations économiques enflant en émeutes, qui se solvaient davantage en bains de sang qu’en concession de droits ou menus pécules.

Plutôt que de s’intéresser à cela, confiant aux sociologues et psychiatres le soin d’analyser ces luttes grégaires, le scientifique entra dans l’aile abandonnée du manoir. Depuis la mise en place d’Athéna, l’intelligence artificielle régissant la vie des scientifiques au service du maître, il avait peu à peu déplacé du matériel et créé un laboratoire secret. Il lui avait d’abord fallu se soustraire au contrôle de l’IA. Loin d’être une tâche facile avec un peu de recul. Cette faille créée dans la matrice. Dyonisius profitait de chaque absence du maître pour porter ses propres recherches. Des angles d’analyse qui, à son sens éclairé, étaient bien plus prometteurs que ces quelques pistes de garage imposées par le comité. Une assemblée gérontocrate ayant fait ses armes à l’âge des catapultes mais bien vétuste pour ce qui est des nouvelles thèses et découvertes scientifiques.

— Il fait sombre, mettons un peu de lumière !

Son index ganté frôla un interrupteur qui fit s’allumer de vieux néons verdâtres. L’espace dégarni s’illumina. Quelques chaînes maintenaient les tubes lumineux au-dessus d’un ensemble gras et inintelligible de matériels scientifiques.

Dyonisius  s’y enfonça avec l’habileté d’un primate entrant dans une portion dense de jungle. Il jeta à bas ses fripes sibyllines, avant d’attraper un dictaphone. Un raclement de gorge plus tard, l’homme pressa l’enregistreur.

— Nous sommes la 259e lune de l’an X598 du calendrier impérial mégarien. Rapport n° 457-A du projet personnel sur les dioscures. Avant toute chose, j’ai eu un énième accrochage avec le maître. Il nous presse pour qu’on mette au point le sérum et qu’on casse le code de l’immortalité. Trois chercheurs ont d’ores et déjà perdu tous leurs cheveux et Romulus s’est changé en crabe. À ce rythme… Enfin bon. Thème de l’expérimentation d’aujourd’hui : premier contact génétique avec l’incubateur de la turritopsis nutricula.

Dyonisius posa son appareil avant de se faire un café. La décoction pleine d’aspérité, plus amère que des pamplemousses noirs, le fit à peine grincer. Une question d’habitude. Autour, dans un bruit presque organique, clignotaient et fonctionnaient les appareils. Un véritable dédale d’écrans de contrôle, d’incubateurs, de tuyaux de tout diamètre, de câbles et d’étagères. Des piles de feuilles jaunies par les âges y suintaient une odeur de vieux bois.

— Bon, il faut s’y mettre.

Abandonnant tasse et repos, le scientifique s’enfonça plus profondément.

Au centre de cet utérus mécanique, pulsait un cocon tout à fait particulier. Ses dioscures. Dans deux incubateurs siamois emplis de liquide amniotique artificiel, les membres du couple divin – aux yeux des Hommes du moins – ballotaient. Deux ectoplasmes dont l’on pourrait douter de la tangibilité. Le bleu translucide de leur enveloppe fantasmagorique cachait à peine l’orange vif de leurs organes internes.

— Le processus de grossissement à l’air à terme. Taille… Vingt-deux centimètres, pas mal du tout ! On va pouvoir passer à la phase suivante de l’expérimentation. Ce fichu maître qui pense tout savoir… Les crabes par-ci, les crabes par-là… Les méduses de type turritopsis nutricula peuvent vivre indéfiniment et inversent le processus de vieillissement en renouvelant leurs cellules et en revenant à l’état de polype. Et après il ose me vendre ses crustacés à deux balles cinquante le kilo !

Réprimant sa fureur, Dyonisius prit en note les données sur l’évolution de ses protégées. Il s’inquiéta de la légère décoloration de B, tandis que A produisait un niveau d’activité rarement atteint.

— Bien, bien… Grâce à la Compagnie des Airs et des Eaux, je vais pouvoir me procurer plus encore de méduses de différentes races. Tout ça grâce aux pêcheries massives qui déciment vos prédateurs naturels. Que demander de plus ! Une superbe externalité du système économique ! Le monde peut bien s’effondrer tant que mes recherches aboutissent.

Sur ce constant enjoué, le scientifique enfila une tenue étanche. La suite du programme était pour lui une grande première et il voulait être prêt à toute éventualité. Sa visière baissée et ses gants ajustés, il se plaça dans un troisième incubateur. L’écran en verre se referma sur lui et l’étanchéification eut lieu.

Dyonisius ne contrôlait plus rien, laissant au code du programme le soin d’effectuer le test. Sur les écrans noirs défilaient hystériquement des tracés verts et diverses informations.

Alea jacta est…

Un fluide incolore et visqueux se mit à emplir la cuve. Le scientifique sentait sa lourdeur grasse appesantir ses chevilles, puis ses jambes. Lorsque son torse se trouva immergé, le seul espace d’air restant donna à Dyonisius l’impression d’étouffer. Il gaspa, se débattit et fut noyé par la mixture.

« Phase initiale terminée, conversion de la matière selon l’équation Omega. »

La voix automatique bourdonna dans le liquide, qui entrait douloureusement dans les naseaux du sujet. Il éprouva d’abord la brûlure de cette pénétration, puis pria pour perdre rapidement conscience. La crainte de la mort n’avait cependant aucune emprise sur lui. Dyonisius, pour avoir lui-même créé l’équation, savait que la seule ingestion pulmonaire de ce liquide le maintiendrait en vie. Dans la pire des configurations, si l’expérience venait à échouer, il serait retrouvé par les gardes du maître dans un état de stase avancée. Ses collègues pourraient facilement l’en tirer.

Il perdit conscience.

Presque subliminale se grava en lui l’image d’un système nerveux. Il ne remarqua pas ces autoroutes électriques bleu-vert qui défilèrent aussi farouchement que l’éclair dans sa conscience néantisée.

Soudainement, les images lui revinrent. Du moins… Une perception bien différente des choses. Combien de temps s’était-il écoulé ? Des minutes ? Des heures ? Plus encore ? Par réflexe cognitif, le scientifique voulut bouger ses bras. À la place, il sentit la réaction d’une multitude de membres plus sensibles encore que le palais d’un critique éminent. Ses sens avaient muté mais son intellect fonctionnait encore. Du moins, dans une forme autre de conscience. Il ne voyait plus, ne sentait plus, n’avait plus ni la perception du goût ni des sons. Pourtant, son environnement lui apparaissait aussi clairement que possible.

Quelque chose avait eu lieu. Il n’était plus lui-même.

Bougeant à nouveau ces curieux appendices, le scientifique fractura le cocon. La vitre se brisa en vomissant une bonne partie du liquide amniotique. Le nectar poisseux se répandit sur le sol, faisant sauter les plombs et grillant quelques appareils en atteignant des câbles dénudés.

Sur le parterre aqueux, son corps renaissant n’eut aucun mal à progresser. Plus encore qu’avec son ancienne enveloppe charnelle, Dyonisius se sentit libre de tout mouvement. N’importe quelle prouesse physique lui paraissait à portée de tentacules… De tentacules ? Il venait tout juste de le comprendre. Son corps n’avait conservé de son humanité qu’une forme peu suggestive et sa conscience. Le reste était gluant, réceptif et vibrant. La grisante sensation d’être une toile nerveuse et hypersophistiquée envahie Dyonisius.

Il éclata la porte du laboratoire secret, ne laissant dans son passage qu’une flaque parsemée de grosses échardes. Devant lui, les jardins d’Hamilcar s’ouvraient dans un tout nouveau spectre de perception. Dans l’air se condensaient les bourdonnements des abeilles convoyant du pollen. Ici, une fourmi ouvrière portait une feuille colossale, là, un chat assoiffé de sang pistait une musaraigne grassouillette. Guidé par ses lectures du monde, Dyonisius parcourut les jardins.

L’IA du maître sembla ne pas le repérer.

Lorsque les stimulis furent plus forts, il alla près du portail et se glissa de l’autre côté. Là, il aboutit dans la cohue la plus totale. Des troupeaux de citoyens allaient et venaient dans des masses effaçant le concept même de singularité. Les hommes portaient le chapon melon, le pourpoint et la pipe. Les femmes riaient, parées de jupes et de ballerines. Une société bercée dans la monochromie la plus totale. Dyonisius, de sa seule perception humaine, n’y aurait pas fait attention. Cela n’était pas digne de son cerveau supérieur. Seulement, sous ce nouveau point de vue, la vie en ville lui parut d’une tristesse affligeante. Les quelques dizaines d’hectares du jardin d’Hamilcar étaient bien plus riches et diversifiés que les centaines de lieues à la ronde et ce, quelle que soit la complexité de chaque cerveau humain. Domestiquées par la mode, la consommation et les tendances, ces variables quasi privées de libre arbitre en perdaient toute fonction d’intégration au sein de la nature, ne devenant que les appendices bien huilée de la machine industrielle.

Voulant fuir cet état de fait, Dyonisius traversa la rue. Autour de lui, enfants et adultes hurlaient d’effroi. La masse se dissipa comme une volée de corneilles après un coup de canon.

Au premier croisement de rue, il perçut le claquement des sabots sur le sol. Puis, la marche en ordre serrée des militaires. Une arquebuse cracha, éclatant une dalle de pierre. Pourtant, le nouvel homme ne ressentait aucune tension. Ces armes et leurs porteurs ne pourraient en aucun cas le blesser. Il avait transcendé les lois physiques et était composant du « tout » en dehors du champ de la perception humaine.

Les militaires le suivaient, usant du feu, des balles, de l’acier et des cages pour tenter de refreiner la course désintéressée de Dyonisius. Qu’ils me laissent en paix, pensa-t-il. Rien n’y fit. Les imaginaires et méthodes des belliqueux poursuivants étaient l’exacte métaphore de la vétusté du conseil économique et scientifique de Mégara.

À l’autre bout de la ville, parvenu dans le port, Dyonisius ouvrait la marche au contenu vomi par tous les commissariats et postes militaires de Carthage. Les curieux se pressaient pour voir ce fameux monstre assoiffé de sang, que les rumeurs portaient déjà aux oreilles des huiles de Mégara. L’imaginaire et la paranoïa collective se répandaient plus vite encore que l’écho des tocsins.

L’océan, enfin.

Le fuyard s’avança sur le ponton. Son corps spongieux menaçait de se faire absorber par chaque écart entre les planches désaxées. Il parvint tout de même au bout. Sous les centaines de regards médusés, l’homme-méduse se laissa chuter dans l’eau. Une eau polluée, métallique d’aspect, recouverte d’un tapis de mousse malodorant. Il y disparut comme le mauvais rêve d’un enfant réveillé en sursaut, se rendant allègrement là où pullulaient ses nouveaux congénères.

 

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