« Une demi-douzaine  d’œufs »

C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar. En l’absence du Maître, il avait pu poursuivre, grâce à une faille dans la matrice, ses recherches anthropogénétiques  en continuant à mener à bien ses expériences sur les dioscures.

Ce soir-là, l’air était chaud, complice des sables brûlants que moissonnaient, plus au Sud, le vent et les chameaux.Pourtant les fontaines qui chantaient entre les massifs de jasmin donnaient à l’ensemble un petit parfum de paradis. Un paradis auquel il ne croyait pas, bien entendu. Il y avait bien longtemps qu’il avait renoncé à toute approche téléologique du monde. Ces futurs-là ne faisaient plus partie de son bagage conceptuel. Depuis qu’il avait rencontré le Maître, qu’il avait visité avec lui un si grand nombre de passés alternatifs, il n’éprouvait plus, pour l’avenir, que du dégoût. C’est à peine si le présent trouvait encore grâce à ses yeux de myope. Quand votre « ici » est ailleurs et que votre « maintenant »s’égare dans les dédales du temps, il est bien difficile de trouver encore la moindre saveur au moment présent. A chaque fois qu’il revenait chez lui, – il avait appelé sa villa de Roen « Hic et Nunc » quand d’autres l’auraient baptisée « Mon rêve » ou « Mon repos » – il se sentait un peu comme ses marins au long cours qui éprouvent tant de difficultés à recouvrer l’équilibre quand ils posent le pied sur le plancher des vaches normandes après des mois de navigation.

Il adorait venir travailler à Carthage. Il la préférait largement à Athènes, avec ses rues étroites et sa démocratie intrusive, ou à la Rome bruyante et pestilentielle où le Maître avait conduit une poignée de disciples, il y a quelques années de cela, pour les faire toucher du doigt tout ce que l’Urbs avait de détestable. Quand, comme à chaque fois, la fermeture de la faille les avait éjectés de la matrice,  ils  s’étaient empressé de brûler leurs toges. Il est vrai que le Maître aimait les autodafés. Si la critique à son encontre, même la plus légère, avait été envisageable, on aurait pu tout aussi bien murmurer qu’il en abusait mais la formulation même d’une telle remarque, au sein du groupe qui l’accompagnait, aurait relevé de la plus parfaite uchronie et ce n’était certes pas des écrits que Gustave appréciait. Pas plus d’ailleurs que la science-fiction.

A Carthage, il en allait tout autrement. La ville qui s’était rapidement reconstruite au lendemain du désordre de la seconde guerre punique avait opté pour un tracé hippodamien. De larges artères, des places aérées, des rues qui se coupent à angles droits, tout cela participait au charme de la cité et l’incitait à la flânerie.

Souvent, ses caligae l’emmenaient jusqu’au port circulaire. Il regardait s’éloigner les trières et se gonfler les voiles une fois que le vaisseau franchissait le chenal. Au retour, il longeait la palmeraie.Les mercenaires nubiens qui, pour leurs coiffes, faisaient grand usage des plumes d’autruche y élevaient des centaines de ces volatiles dans un enclos, caquetant et béquetant, à l’extrémité nord des jardins du père d’Hannibal. C’était pour Gustave une bénédiction car leurs œufs, si volumineux, lui fournissait un matériel sur laquelle sa myopie pouvait s’exprimer. L’Histoire retiendrait que les Chinois n’inventeraient les lunettes que dans le courant du dixième siècle alors autant éviter d’anachroniser les ailes de son nez avec une telle prothèse oculaire. Dans le secret de son laboratoire souterrain, sous le temple de Moloch Ba’al, il pouvait bien entendu avoir recours à des instruments ultramodernes dont certains avaient été conçus par le Maître lui-même mais il était hors de question de s’aventurer dans Mégara affublé d’une paire de lunettes. Il aimait à passer inaperçu. Sauf aux yeux du Maître, bien entendu.

Gustave poursuivait ses recherches sur les naissances gémellaires et singulièrement sur les jumeaux homozygotes. A quelques dizaines de mètres sous l’énorme socle de basalte du dieu vorace, il avait installé d’immenses incubateurs qui lui avait permis, tous les quarante jours, d’obtenir des paires d’oisillons sur lesquels exercer ses talents de généticiens. Les batraciens et les souris c’étaient de l’histoire ancienne. En travaillant sur des oiseaux qui descendaient directement des dinosaures du crétacé, il s’assurait l’accès à un matériel génétique robuste. Là-bas, à Rouen, chaque fois qu’il allumait la télévision, on lui parlait de l’avenir de la planète, de la fonte des glaces, de la déforestation ou de la fin de la diversité biologique. Il s’en foutait un peu. En ce qui concerne la Terre , elle ne le préoccupait guère. Elle en était à sa cinquième extinction et le fait que la dernière en date soit, cette fois-ci, programmée par l’espèce dominante, ne le gênait en rien. L’homosapiens sapiens n’était pour lui qu’un accident de parcours, une erreur de programmation. Il fallait bien en convenir, le sixième jour de la Genèse, Dieu en était resté au stade de l’esquisse. « Peut mieux faire » aurait-on pu lire sur son bulletin trimestriel. Mais Dieu n’avait pas persévéré, il s’était contenté de ce brouillon hydrocarboné qui, couvert d’une peau de bête lançait sa sagaie sur son voisin et, vêtu d’une djellaba, projetait des Boeing 767 sur des buildings new-yorkais.

Le Maître, lui aussi, en était arrivé à cette conclusion. La peine capitale avait été prononcée à l’égard de l’humanité et elle venait d’être confirmée en appel. Ce n’était plus qu’une question de décennies ou peut-être même d’années. Dieu avait cassé ses crayons, ranger son chevalet et ses restes de pâte à modeler.Il fallait que quelqu’un prenne le relais. A la fin de la guerre froide, cela avait été le rôle de la matrice qui avait connu, depuis la chute du mur de Berlin et la conversion de la Chine comme de la Russie au capitalisme, une croissance exponentielle que les logiciels de reconnaissance faciale avait encore accélérée en crédibilisant les avatars. En entretenant une confusion permanente entre la réalité et le virtuel, en médiatisant le monde à travers les écrans, elle avait fini par enfermé, dans la ludosphère imaginée par le Maître, la quasi-totalité de l’humanité. Bien sûr, il restait quelques poches de résistance ici et là, l’un ou l’autre peuple nomade, quelques partisans de la  décroissance ou encore un quarteron de digitalophobes extatiques mais, dans l’ensemble, la matrice et le Maître étaient parvenus à générer un univers parfaitement onirique mais cohérent où les signes mêmes qui annonçaient la catastrophe avaient été incorporés dans les algorithmes pour alimenter le rêve d’un espoir ultime.

Les failles n’étaient apparues que très récemment. L’incommensurable énergie requise pour entretenir le mythe de la rédemption par l’écologie avait fini par fissurer le continuum espace-temps et, paradoxalement,  par fournir à une petite poignée d’initiés la possibilité de survivre à la catastrophe en s’exilant dans le passé. Bien sûr – et le Maître avait été le premier à en prendre conscience – il ne s’agissait pas d’un passé authentique mais d’un passé, lui aussi virtuel, tel que les historiens ou les cinéastes pouvaient le reconstruire. Cela restait cependant un passé et l’hypothèse d’y trouver refuge avant que le reste de l’humanité ne disparaisse à jamais avait emporté l’adhésion des disciples.

Gustave ne voyait pas tout à fait les choses de cette façon. Pour lui, il fallait voir plus loin. Rien ne garantissait en effet le fait que, une fois en sécurité dans une ville antique, la survie du Maître et des disciples soit assurée sur le long terme. A quoi cela servirait-il de se réfugier à Babylone ou à Alexandrie si c’était pour y mourir dans un accident de char, mordu par un aspic, ou touché par une flèche perdue.

Ses recherches sur les dioscures portaient enfin leurs fruits. Chacun son Castor, chacun ses Pollux. Pour chaque Hélène, des douzaines de Clytemnestres. Des réservoirs quasi inépuisables de pièces détachées d’origine parfaitement authentiques.  Pas la moindre contrefaçon. Ce serait cela l’avenir du passé.  Ses autruches – il les appelait toutes Léda, c’était plus simple, se contentant seulement de les numéroter – fournissaient à foison des prototypes avioanthropoïdes sur lesquelles tester ses hypothèses de travail. En identifiant les gènes qui avaient permis à cette espèce d’évoluer mais aussi de survivre, durant ces millions d’années, et en le brassant avec son propre matériel génétique, il était ainsi depuis peu parvenu à produire des génocopies à peu près acceptables qui ressemblaient comme deux gouttes d’eau ferrugineuse – il était roux  – à cette vieille photo un peu écornée où il apparaissait nu et vagissant sur une peau de mouton. La proximité du dieu ailé et vorace lui permettait très opportunément de faire disparaître, dans le brasier sur lequel s’ouvrait la bouche d’airain de Moloch Ba’al, les petits corps issus de ses expériences. Il en avait ainsi acquis, chez les Carthaginois, une réputation de grande piété qui faisait s’incliner à son passage nombre des habitants de la cité phénicienne. C’était un des grands avantages de l’Antiquité, la vie humaine n’y était sacrée que lorsqu’on l’offrait aux dieux. Le reste du temps, la norme était à l’indifférence.

Ce soir-là, il se sentait proche de la réussite. Les derniers essais avaient été des plus concluants. En accélérant leur croissance puis en cryogénisant les corps au stade optimal de leur développement, il aurait bientôt à sa disposition une demi-douzaine de copies conformes, des corps d’éphèbes bien plus performants, en raison des gènes de struthionidé qu’il avait ajouté dans leur capital génétique, que la carcasse sexagénaire dans laquelle son intelligence se sentait un peu à l’étroit.

Ce n’était plus qu’une question de jours.

Ces perspectives anthropogéniques laissaient cependant Le Maître des plus dubitatifs. Au début, il avait pourtant trouvé plaisant la création du Minotaure  et de Pégase auxquelles Gustave s’était consacré lors de ces premiers séjours à Cnossos ou à Olympie mais, très vite, il avait désapprouvé ce qu’il considérait comme des enfantillages. En ce qui le concerne, l’unique espoir du reste de l’humanité – lui-même et ses disciples s’excluant bien entendu de cette apocalypse – résidait dans sa complète dématérialisation. Pour son petit groupe, et pour autant qu’on évite le tsunami de l’Atlantide, l’explosion du Vésuve et la grande peste qui avait précipité la chute de Rome, il considérait l’Antiquité comme l’époque idéale où sa secte pourrait trouver asile lorsque l’espèce humaine, son sa forme biologique, se serait définitivement éteinte, tout en restant persuadée, aux yeux de ses milliards d’avatars, que le gouvernement mondial, en réduisant les libertés de chacun, avait réussi à la protéger de l’extinction.

Bientôt la faille temporelle qui avait permis à Gustave de séjourner à Carthage ces quatre derniers mois allait se refermer et l’expulser à nouveau vers le présent. C’était le problème auquel se consacraient à plein temps le Maître et les développeurs qui constituaient la grande majorité des disciples recrutés au fil des ans. La fermeture des failles – toujours précédée d’une brusque variation de la pression atmosphérique  – s’avérait en effet assez erratique en raison de l’entropie général du système. Si les algorithmes électromagnétiques élaborés par la secte permettaient désormais de prévoir, avec une grande précision, le lieu et la date de l’ouverture d’une de ces failles, il était assez difficile d’en anticiper la durée, laquelle fluctuait sensiblement de quelques dizaines de minutes à plusieurs mois.

L’orage est pour demain ou après-demain. C’est le signe. Il s’est préparé. Les résultats de ses recherches sont à l’abri, son laboratoire prêt à être scellé. Il lui a fallu détruire les œufs et une bonne partie des embryons mais le système de cryogénisation jouit d’une autonomie amplement suffisante pour qu’il puisse espérer retrouver, à son retour, tout ce dont il a besoin pour parachever son œuvre. En rentrant à Rouen, il vendra sa maison et videra ses comptes. Seuls l’or et les pierres précieuses ont cours ici, entre les murs de Carthage. A son retour, il pourra y couler des jours  paisibles. Les guerres puniques, c’est de l’histoire ancienne.

 

*     *    *

 

Ils se sont donné rendez-vous à Carthage dès que l’ouverture de la prochaine faille a pu être anticipée. Le Maître y dispose d’une luxueuse villa, à quelques enjambées  à peine du palais du suffète. Le présent touche à sa fin. Les plus récentes analyses montrent que l’énergie titanesque requise pour ouvrir cette dernière faille a définitivement compromis les chances d’une humanité  restée jusqu’au bout tout aussi naïve quant à ses perspectives de survie.

Devant les réticences du Maître, Gustave s’est dévoué pour expérimenter la première transplantation d’un cerveau dans une de ses génocopies améliorées. Le réchauffement progressif du corps s’est déroulé comme prévu. Les paliers de décompensation thermique ont permis d’éviter toute altération des tissus. L’hôte est parfaitement fonctionnel. Aucun rejet n’est à craindre et la procédure est bien au point, quasi automatisée. Couché sur une des tables jumelles du bloc opératoire, à côté de ce sosie dont il est l’aîné de quarante ans, Gustave s’endort sans la moindre appréhension, en serrant la main de sa génocopie.

L’orage éclate à ce moment-là, totalement imprévisible. Enfermés dans le laboratoire, sous la colossale statue de Moloch Ba’al, ils n’ont rien vu venir. La faille se referme inexorablement. Jamais elle n’aura été d’aussi courte durée. La matrice ne parvient plus à assurer la cohérence de l’espace-temps et les corps du Maître et de ses disciples, qui n’appartiennent pas à ce moment de l’Histoire mais n’ont plus non plus aucune matérialité dans le présent, se désagrègent, molécule par molécule. Le phénomène, assez lent au début, altère d’abord leur voix puis parasite chacun de leurs gestes. Leurs visages s’anémient puis la dégradation s’accélère , leurs silhouettes se dissolvent et enfin ils disparaissent totalement, emportés dans le néant.

Dans le quartier de Mégara, aux portes du jardin d’Hamilcar, seul dans sa luxueuse villa, Gustave erre désormais comme un somnambule, enfermé dans ce corps d’éphèbe qui, conçu dans l’Antiquité ne pouvait, contrairement à son cerveau, se dissoudre dans l’Apocalypse qui a ravagé le présent lorsque  la dernière faille s’est refermée et que la matrice, tout entière, a soudainement cessé de fonctionner.

Chaque jour, comme mu par de mystérieux automatismes, le jeune homme écervelé marche jusqu’au parc aux autruches qui jouxte la palmeraie.  Sa nudité fait rougir les jeunes filles de Carthage et les deux morceaux de verre, accrochés à son nez et ses oreilles par quelques fils d’argent, rirent les enfants.

 

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