René GUÉNON – À la lumière de la TRADITION
« L’Œuvre de René Guénon, (les ouvrages publiés de son vivant : dix en France, sept au Caire) est intemporelle. Qu’on y soit sensible ou farouchement opposé, l’intérêt en est réel et disons-le grandissant. Guénon est l’un des rares auteurs, dont le travail de publication s’accompagne de centaines d’articles et d’une abondante correspondance. L’écriture fut chez lui incessante. On l’a vu, certains sujets de livres furent développés à partir du travail initial, réalisé pour des revues. Ses courriers personnels, les publications de recherches, ses livres, ses articles, sont autant « d’instantanés » chez René Guénon. On peut y voir un grand album de photographies s’inscrivant au fil du temps, de sa vie : Guénon et l’Hindouisme, le Soufisme, Guénon et l’Initiation, la Franc-Maçonnerie, Guénon et le Symbolisme… Si les textes demeurent dans la perfection de son style littéraire, jeune, percutant, quasi invariable, sa pensée peut en montrer (à qui sait le voir) quelques évolutions notables. Il n’y a rien d’anormal à constater chez un auteur complexe, qualifié d’inclassable, des nuances d’approches ou d’appréciations au cours du temps, l’âge et l’expérience étant des faits évidents à l’échelle humaine, qui peuvent modifier nos façons de voir. Au gré de notre regard parmi les nombreuses « photographies textuelles » très diversifiées chez René Guénon, nous pouvons être sensibles à telle ou telle autre image, plus qu’à certaines, et c’est bien ainsi que chacun peut trouver avec René Guénon, matière à sa libre réflexion, pour nous ce fut celle de son intimité. »
Daniel NAPPO // Les Chroniques de Mars © – équinoxe de Printemps 2023.
ARQA // Daniel, peux-tu te présenter à nos lecteurs qui ne te connaîtraient pas ?
Daniel NAPPO // Se retourner sur 70 années d’une vie bien remplie, tant professionnellement parlant que sur le plan familial, questionne sur le sens des événements qui composent le passé de chacun, car c’est ce qui nous rend singuliers. Ce sont bien les étapes propres à nos êtres, à nos existences, qui déterminent les différences, plus que le fait d’avoir appartenu au « baby-boom », à la classe moyenne, sinon à tel ou tel autre milieu socio-professionnel ou culturel. La meilleure réponse que je pour faire ici pour les abonnés des CHRONIQUES de MARS, et que chaque lecteur, de passage ici, prenne connaissance de ma précédente réponse lors de la présentation de mon dernier livre publié chez ARQA – (VOIR ICI).
ARQA // Tu as eu le désir de présenter dans ton livre sur René Guénon, un personnage humain, presque « intimiste » à travers ses recherches et son parcours personnel, pourquoi ce choix et en quoi apporte-t-il quelque chose de différent à ce que nous connaissons de lui… ?
Daniel NAPPO // Tant d’ouvrages de qualité et de travaux approfondis ont été publiés sur l’œuvre de René Guénon, qu’écrire aujourd’hui sur cet auteur nécessite en premier lieu, énormément d’humilité. Il a peut-être été écrit sur René Guénon (articles et thèses comprises) presqu’autant que sur Victor Hugo, bien que René Guénon soit beaucoup moins connu. Mais pourquoi s’intéresser à un personnage parfois jugé obscur et tourmenté ? Un auteur dont les textes sont souvent décrits difficiles d’accès, réservés à un lectorat restreint et très spécialisé, tant l’œuvre est riche et complexe puisqu’il s’agit de métaphysique. Disons que j’ai pris le parti de m’intéresser à ce que fut l’homme René Guénon, bien plus qu’à son œuvre elle-même. Là était l’optique de mon travail : non pas écrire un livre de plus, mais rendre cet auteur accessible, humain, le montrer à la fois paternel et fraternel. En un mot agréable.
Cela d’abord avec mauvaise conscience, sachant que Guénon s’était très peu exprimé sur sa personne et n’appréciait pas qu’on le fasse à sa place. Il fallait donc revisiter et connaître suffisamment ses écrits. Sur ce dernier point, j’avais appris à aborder les textes de René Guénon, depuis plusieurs décennies : livres, courriers, articles, contacts, échanges (principalement dans les milieux ésotériques), en ayant aussi participé à diverses conférences. Le sujet, à mon sens, m’étant devenu suffisamment étoffé et mature, il restait à le concrétiser. Un plan d’ensemble fut établi, il restait à y adjoindre des documents, commenter des faits et des situations, y apporter des explications.
On ne se refait pas, scientifique de formation, la démarche de décrire – classer – expliquer, s’imposait naturellement à moi. Bien entendu ce n’était que la moitié du travail, l’essentiel étant de pouvoir le publier. L’appui inconditionnel d’ARQA fut donc, ensuite, à la source de cette étude. Cependant tout auteur important, essentiel, Guénon est l’un de ceux-là, se doit d’être « biographié », il en va à notre sens de sa notoriété. Et, si parfois nous nous sommes éloignés en apparence du personnage, ce fut sans voyeurisme malsain, seulement pour prendre la distanciation nécessaire qui ne donne pas qu’un seul angle de vue, mais plutôt un aperçu global prenant en compte le contexte d’un entourage, d’une époque. Et pour Guénon, avouons-le : quelle époque ! Deux courants de pensées, d’art, de société, et deux guerres mondiales. Disons que si Guénon fut l’auteur d’une œuvre unique dans cette première moitié du XXe siècle, il fut aussi le témoin de plusieurs époques et en conséquence on est en droit de penser qu’il eut « plusieurs vies ». Voilà ce que tente d’expliciter cet ouvrage sur René Guénon.
ARQA // Tu as fait grâce à tes nombreuses recherches plusieurs découvertes biographiques sur René Guénon, peux-tu nous en parler ici ?
Daniel NAPPO // René Guénon entra dans ma vie aux premiers jours des années 1990. Un ami passionné de symbolisme m’accompagna quelques années dans la découverte de l’œuvre. « Sans esquiver la lecture des notes de bas de pages » me disait-il ! Les ouvrages majeurs lus, parfois relus, ce n’est que deux décennies plus tard que je voulus alors mieux comprendre la vie de cet auteur. Certes Guénon ne m’était pas contemporain quand je découvris son existence (il décéda en 1951 et je n’avais que deux ans), mais ce fut avec beaucoup d’intérêt que sa personne s’imposa à moi.
On n’est pas biographe de n’importe qui, n’importe comment. Il y a des prérequis. Le nombre de gens au destin incroyable que Guénon rencontra au cours de son existence, m’impressionna rapidement. Son œuvre ne faisait allusion qu’accessoirement à certains et le plus souvent n’en parlait jamais ; tout comme il est banal de dire que Guénon ne citait que très rarement ses sources. Pour autant, ne pas rechercher qui était tel ami ou tel autre, d’où pouvait venir telle ou telle idée, telle formulation ou démonstration, chez un auteur, est une lacune presque impardonnable. Ignorer l’entourage, les relations, les lieux, qui ont pu compter chez une personne, revient à se priver de la mieux connaître. Même si ce n’est qu’en creux, par déduction. Puis, n’est-il pas magique de se rendre à un endroit où la personne dont on reconstitue le parcours, fut présente un jour ? La communion intellectuelle in situ est une chose merveilleuse, qui cache parfois des surprises, révèle des faits, éclaire des incompréhensions. Ce fut le cas pour moi aux Avenières où Guénon séjourna quelques semaines avant son départ pour le Caire. On n’est plus alors dans la biographie de la personne, c’est elle qui entre en nous. Elle semble nous habiter, nous accorder son attention, pas simplement parce que nous nous sommes intéressés à elle, mais parce que nous tentons de comprendre, sans les juger, les tourments d’une vie, ses bonheurs intimes ou ses malheurs inavoués. Pour René Guénon, l’accès aux documents d’archives départementales, le détail des registres (naissances, mariages, décès) se devait d’être fait. Il a été très révélateur pour nous d’informations utiles, dont certaines ne furent jamais évoquées ni publiées, voilà qui est fait. L’historien-biographe ne peut se limiter à ne considérer qu’une chronologie de faits, sans avoir le souci du proche environnement familial de la personne étudiée. René Guénon a fondé au Caire une famille présente et aujourd’hui dévouée à sa mémoire, il n’a cependant jamais oublié ses parents, ses défunts, demeurés en France. Là encore d’autres informations ressurgissent, posant d’autres questions sur le personnage. Nous n’avons pas la prétention d’avoir tout élucidé chez René Guénon, ce n’était d’ailleurs pas notre intention, mais certaines révélations à ce jour peu, sinon inconnues, donnent à cet auteur réservé et lucide, un regard doux et attendrissant. Je ne souhaite pas ici lister ces informations, elles sont à découvrir au fil de la vie, des vies (pas simples) du Maître, tel que nous l’avons relaté dans notre ouvrage…
ARQA // Peux-tu nous parler de la « mutation » opérée entre le Guénon parisien et le Guénon vivant au Caire, comment s’est faite cette transition, est-ce pour toi une continuité de vie dans sa biographie ou au contraire une rupture radicale… ?
Daniel NAPPO // Les historiens aiment les datations, les coupures, les ruptures… Chez René Guénon il en est une qui s’impose : 1930 et son départ pour le Caire, d’où dit-on il ne revint jamais. Sauf qu’il semble bien être revenu dans le courant de l’année 1947. Certes pour un court moment, mais l’idée de coupure totale ne tient donc pas. Pas plus que celle de 1930. Il n’y a pas, selon nous, de rupture ici fondamentale, au-delà de résider hors de France et d’y avoir fondé une (nouvelle) famille. Deux choses l’attestent chez R. Guénon.
1/ Son œuvre est un corpus qui s’inscrit dans la continuité de sa recherche, celle portant sur la Tradition primordiale. Sujet unique et essentiel, sur lequel il travailla durant toute son existence.
2/ S’il y eut rupture dans la vie de l’auteur ce fut en 1928 et ce fut un séisme à titre intime et personnel. Fort heureusement Guénon n’y succomba pas.
Par la force de son âme et l’acharnement de son travail le Maître ressurgit, formalisa un projet de Revue et un voyage en perspective. Plus vaillant encore, comme tout ce qui ne nous tue pas, nous rend plus forts, Guénon n’abdiqua pas. Encore plus d’écrits, de courriers et d’articles… Pas plus de livres puisqu’en 20 années au Caire Guénon en écrivit 7, alors qu’en moins de 10 années (1921-1929) en France il en avait écrit 10. En Égypte René Guénon changea de nationalité, de vie familiale, on peut dire de religion puisqu’il pratiqua l’Islam (qu’il avait adopté à Paris depuis 1910), mais jamais il ne changea de sujets de recherches. L’ésotérisme, le symbolisme, la Tradition, la Métaphysique, les Rose-Croix, la Franc-maçonnerie… occupèrent son esprit jour et nuit. Sa vocation tout entière était spirituelle, depuis la fin de ses études et son entrée à l’école Hermétique, chez Papus. Disons que si Guénon-l’homme, fut différent au Caire, Guénon-l’auteur s’inscrivit lui, dans la continuité de son œuvre. N’en déplaise à ceux qui veulent voir chez le Maître, l’adoption, la conversion (Guénon réfutait ce terme et le jugeait impropre dans sa situation), à une autre spiritualité, opérant chez lui le rejet de ce qu’il fut par le passé. Notre étude répond, preuves à l’appui, à ce qui fut chez René Guénon au Caire une transition devenue rapidement sereine, lui offrant une épouse, des enfants, un foyer chaud et sincère, entouré d’amis sûrs et choisis. Rappelons que jamais Guénon ne se sentit coupé du monde, ni même de ses racines, tant il fut en lien partout dans le monde, grâce aux innombrables courriers qu’il écrivait et recevait, aux visiteurs qui venaient le voir, aux livres et revues qu’il collectionnait. Cette boulimie culturelle fut le support continuel de sa recherche, depuis sa plus tendre enfance jusqu’à sa mort…
INTERVIEW de Daniel NAPPO pour les Chroniques de Mars – © K2Mars – équinoxe de Printemps 2023.
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