Dominique Dubois qui a écrit pour les éditions Arqa (voir dans la boutique de Thot) une biographie de Jules Bois (1868-1943), nous propose, dans cet article inédit, de partir à la rencontre de ces deux grands personnages de la littérature et de l’occultisme du XIXe siècle, que furent Jules Bois et Joris-Karl Huysmans.
Une de ces personnalités de l’univers fascinant de la Belle Epoque qui marqua la fin du XIXème siècle et la première partie du XXe, et qui, à l’aube de ce XXIe siècle, tombe presque dans l’anonymat. Et pourtant ! Que d’intenses activités chez Jules Bois, tant riches que variées (1). C’est l’image même de ce personnage protéiforme qui, successivement, se fait occultiste, catholique, journaliste, homme de lettres, poète. Et qui se fait aussi l’ardent défenseur de la condition féminine, n’en déplaise à cette hideuse forme de misogynie si profondément ancrée. Pour l’heure, il est utile d’extraire les points marquants de sa vie, notamment par ses relations, dont une, la plus imposante fut l’amitié qu’il entretint avec Joris-Karl Huysmans (1848-1907). Comme le faisait remarquer métaphoriquement l’écrivain catholique Charles Buet (1846-1897) :
« Il n’a qu’un seul ami, ce qui n’est pas assez… c’est l’ami littéraire, du reste le plus sûr. Le sien est Joris Karl Huysmans, qui est le mien aussi… Bizarre association que celle de cet épervier du Nord et de cette mésange du Midi. Les extrêmes se touchent… (2) »
Difficile de donner une date précise de leur toute première rencontre, toutefois quelques recoupements nous permettent d’avancer en toute quiétude l’année 1888, voire 1889. Nous savons par exemple que Jules Bois quitta Marseille (fin 1887) pour Paris afin de rencontrer le poète Catulle Mendès (1841-1909). Ce fait patent est d’ailleurs loin d’être fortuit, car visiblement Jules Bois frappa à la bonne porte. Il est vrai qu’être en relation avec Catulle Mendès, c’est s’ouvrir des horizons bien prometteurs lorsque l’on sait qu’il fut au centre de l’attention du Tout-Paris. Catulle Mendès (1841-1909), le notoire parnassien, l’ardent propagandiste des œuvres de Wagner, mais aussi le recruteur des journaux parisiens, tels que l’Echo de Paris, le Gil Blas quotidien et illustré.
Jean Lorrain (1855-1906), un personnage bien connu de Huysmans, nous précisa qu’il fut un : « scribe enthousiaste de Méphistophéla (sic), Bois fut initié ces dix mois-là à tous les secrets de l’alchimie littéraire et de la librairie parisienne. (3) » Nous n’ignorons pas aussi qu’en mars 1890 Jules Bois consacra un article élogieux sur le regretté Villiers de l’Isle-Adam (1838-1889), principalement dans la Revue Politique et Littéraire (4), dirigée alors par le futur ministre de l’Instruction publique et des Beaux-arts (1896-1898), Monsieur Alfred Rambaud (1842-1905).
J.-K. Huysmans, l’ami de Villiers, est remercié par Bois : « nous devons une reconnaissance profonde à celui qui s’est dévoué, temps et âme, pour cette reconstitution.(5) » Bref, cette utile citation de Bois nous indique formellement que les deux hommes se connaissaient depuis un certain temps.
Des intérêts communs
L’affinité entre ces deux écrivains se révèle au travers de leurs sensibilités idéologiques ou spirituelles et leurs attraits prononcés pour le satanisme. Parlons d’abord de leur accointance pour le satanisme, en précisant bien cependant qu’ils n’en furent pas des adeptes. Huysmans était tout simplement fasciné par le morbide et l’occulte et avait en tête d’écrire un roman sur le satanisme. En dilettante, Huysmans fut, pour le besoin de son enquête, guidé par une passionnée de l’occultisme, Berthe Couturière (1852-1917), elle même amante de son confrère érudit agnostique Rémy de Gourmont (1858-1915).
De son côté Jules Bois n’était pas de reste. Une publication, en juillet 1890, d’une petite plaquette chez Albert Savine, intitulée Les Noces de Sathan, rééditée au demeurant en 1892 chez le libraire occultiste Chamuel (1867-1936) ; puis de nombreuses incursions dans la mouvance occultiste de l’époque, particulièrement le salon de la duchesse de Pomar (1830-1895), haut lieu en couleur du christianisme ésotérique et des idées monarchistes et naundorffistes ; la fraternité de l’Etoile d’Albert Jounet (1863-1932), et plus brièvement l’école de Papus (1865-1916) ; et enfin une vaste enquête dans le milieu rural pour parfaire sa documentation sur le satanisme ou la sorcellerie en vue d’une parution très conséquente.
On l’a bien compris les deux hommes travaillent de concert. Leurs échanges d’informations sur la magie et le satanisme sont donc monnaie courante.
Boullan, une affaire explosive
Qui aurait pu prédire alors, que par les caprices d’un destin, pas si hasardeux qu’on voudrait le croire, que l’affaire Boullan allait faire le délice des échotiers parisiens ? Quoiqu’il en soit, rappelons très succinctement les faits essentiels de cet épisode bien connu. Au départ, une relation épistolaire (6) entre Huysmans et l’abbé Boullan (1824-1893), puis Huysmans qui assiste aux étranges rituélies de ce prêtre défroqué. Et l’histoire se complique encore avec la Rose-Croix Kabbalistique de Stanislas de Guaita (1861-1897) qui, de son côté, décide de dénoncer les turpitudes de Boullan. Finalement, le décès inattendu de ce dernier provoque stupéfaction et indignation.
L’article de Philippe Auquier (imputé à Husymans ?), dans Le Figaro du 7 janvier 1893, ouvre les hostilités en signalant la présence des Rose-Croix, principalement Stanislas de Guaita qui, parait-il, est toujours prêt à tourmenter ceux qui le gênent par les charmes de la sorcellerie. Le 8 janvier un article anonyme titrait dans L’Eclair « Mort d’un ecclésiastique officiant des messes noires » ; le 9, 11, et 13 janvier Jules Bois offre en gerbe ses tonitruantes répliques. Le 15 janvier 1893, Stanislas de Guaita demande réparation par les armes à Huysmans et Bois. Le lendemain les deux hommes se rétractent, cependant Jules Bois relance les débats dans Le Matin du 5 avril 1893. Tous les exégèses connaissent le duel qui opposa Bois à Stanislas de Guaita et Papus. En revanche on peut regretter les nombreux articles que l’affaire Boullan a suscités. Plus grave encore, un manque d’impartialité de certains auteurs fausse inévitablement les données. Des opinions préconçues ayant pour fil conducteur le dénigrement nous conduisons dans l’indécence.
Un cas de figure lamentable concerne par exemple René-Louis Doyon qui, avec sa plate et interlope analyse, accuse Bois d’être le principal responsable du conflit Huysmans et de Guaita et le qualifie d’indiscret et de pervers (7). Dans la même veine, le mauvais mémorialiste de Stanislas de Guaita, André Billy (1882-1971), fait bassement observer que Bois mangeait du haddock à chaque repas pour se donner des idées générales et trouve, entre autres, fâcheux que Huysmans ait accepté d’écrire la préface du Satanisme et la Magie.
Ce n’est pas, dit Billy par l’intermédiaire de Jérôme, ce qu’il a écrit de meilleur. Ce n’est même pas de son encre (8). Sans aucune variation, Jean-Pierre Osmond passe en revue Bois et Huysmans (9); Oswald Wirth (1860-1943), le secrétaire de de Guaita, assura par le passé le même tempo (10), etc.
Toutefois, un regard pénétrant et neutre sur les écrits et affirmations de ces détracteurs constaterait objectivement des lacunes : un manque de substance dans l’argumentation ; une manière très personnelle et hautaine de cataloguer les bons et les mauvais sujets ; la mise en évidence de l’infaillibilité de la Rose-Croix Kabbalistique, de leurs chefs ou membres (ce qui est loin d’être imparable) ; une méconnaissance profonde sur les personnages concernés ou leurs vies (Jules Bois et Huysmans). Ce sont en définitive autant d’éléments qui se dérobent à la simple loi du bon sens. Avant que n’éclate l’affaire Boullan, Huysmans ne disait-il pas déjà :
« A les entendre tous, l’abbé était une fripouille, et moi un jobard. Comme c’est simple ! (11) »
Derechef, revenons sur l’amitié de Bois et Huysmans qui, en dépit de ce tapage médiatique, est indéfectible. La revue Le Cœur de Jules Bois, une revue d’art ésotérisante fondée en avril 1893, se voit gratifier de quelques extraits inédits du roman de Huysmans «en Route». Le 4 août 1895, « Le Satanisme et la Magie » de Jules Bois est annoncé dans le Gil Blas avec en première page un dessin du classique illustrateur Théophile Alexandre Steinlen (1859-1923) ; un bouc noir qui vole dans les airs, chevauché par un couple, une femme nue et un homme à la chevelure ébouriffée, au nez crochu et un menton proéminent (12). Au passage, un petit clin d’œil de Jules Bois à Huysmans qui, dans la présentation de son livre dans le Gil Blas, écrit ce qui suit :
« L’humanité a besoin de délire ; elle se crispe et s’irrite de rester « humaine » ; elle convoite, elle espère un autre monde en ce monde déjà, un au-delà d’exaltation et de bienheureuse démence, son « là-bas », comme a dit Huysmans. »
L’ouvrage paraît donc en volume, précisément chez Léon Chailley, avec une solide préface (n’en déplaise à certains) de son ami J.-K. Huysmans. L’aboutissement d’une collaboration sans faille, mais aussi la marque d’une période révolue ; Huysmans ayant trouvé sa voie dans le giron du catholicisme (Boullan joua un rôle prépondérant dans sa conversion).
Jules Bois de son côté, poursuivant par ailleurs sa quête spirituelle.
(à suivre)
Dominique Dubois © pour « la Lettre de Thot » – Juin 2004
En illustration : Jules Bois et Joris-Karl Huysmans, document inédit.
1 – Sur le personnage de Jules bois, on peut consulter avec profit mes deux articles : « Papus, le Balzac de l’occultisme dans la vie de Jules Bois » in la revue L’Initiation, n°1 de 2001, janvier-février-mars 2001, pp. 40-51, et n°2 de 2001, avril-mai-juin 2001, pp. 111-118, ainsi que dans la revue luxueuse Jules Bois (1868-1943), journaliste et écrivain à la Belle Epoque, pp. 59 et 144, juillet 2002. Voir aussi la chronologie de Jean de Palacio in Jules Bois, L’éternelle poupée, pp. 381-398, Editions Seguier 1995.
2 – « Hérésies modernes, Jules Bois » de Charles Buet in La Plume, p. 275, 15 juin 1895.
3 – Jean de Palacio, Op. cit.,
4- Voir La Revue Politique et Littéraire (sous-titre Revue bleue), n°45, 8 mars 1890, pp. 308-311.
5 – Idem. Bois fait allusion à Axel, la dernière œuvre de Villiers.
6 – L’adresse de Boullan fut donnée par un membre de la Rose-Croix Kabbalistique.
7 – René-Louis Doyon in La Douloureuse Aventure de Péladan, pp. 94-95, Paris, La connaissance, 1946.
8 – André Billy in Stanislas de Guaïta, pp. 90-91, Mercure de France, 1971.
9 – « Un aventurier de la mystique : L’Abbé Boullan ou le Docteur Johannes », dans Le Monde Inconnu, pp. 23-30, numéro 1, décembre 1979.
10 – Oswald Wirth in L’occultisme vécu. Stanislas de Guaïta. Souvenirs de son secrétaire. Editions du Symbolisme, Paris, 1935.
11 – Léon Deffoux in Huysmans sous divers aspects, p. 51, Les éditions G. Crés et Cie, Paris, MCMXXVII.
12 – Gil Blas, illustré hebdomadaire, 5ème année, n° 31, 4 août 1895.
13 – Idem.