« Si nous étions immortels,
Nous ne le saurions pas. »
Christian Dotremont
– Te souviens-tu mon frère d’armes d’Antioche, de l’Archange Gabriel et de la milice des anges venus combattre à nos côtés. Et aussi des nuages de corbeaux après la bataille, venus réclamer la pitance des hommes ?
Lorsque le chapelain de l’Ordre nous fit mander par frère Jehan, chacun d’entre-nous savait, sans mots dire, que ce serait le dernier jour. Frappée de la croix de gueules, sa longue cape noire qui lui descendait jusqu’aux chausses signait son appartenance. Frère Jehan nous fit jurer entre l’équerre et le compas, dans une salle attenante à la chambre des secrets, de nous taire sous peine de mort car la conjuration de ce soir, si elle réussissait et quoiqu’en puissent être les conséquences, serait terrible. Pouvions-nous maintenant inverser des processus suprêmes qui auguraient la délivrance certaine, non seulement de cette terre, mais au-delà, d’une ouverture sur des cieux autrement métamorphiques permettant une transfiguration alchimique entre les différents plans de conscience étheriques et divins ? Était-ce bien l’heure, en réalité, de cet adoubement ? Nous avions pris l’habitude, quand les circonstances le demandaient, de nous plier à la règle de l’Ordre et savions aussi que cette nuit, encore une fois, apparaîtrait à l’Orient l’homme à la tête de chat. Dans les reflets incandescents de ses yeux – émeraude inévitable descente du ciel – le cœur et la tête au meilleur de l’oracle exprimeraient comme de coutume la puissance irradiante et vermeille des rythmes syncopés, à la veille de l’ultime bataille. Ce soir-là pourtant, nous eûmes la confirmation de la malédiction de Saint-Jean-d’Acre. Et ce cadeau donné par les Ismaéliens à nos frères du Temple au tout début de la création de l’Ordre en Palestine commençait à peser sur nos épaules, lasses de tant de combats, malgré les victoires acquises et les richesses amassées. À croire qu’ils avaient préféré, volontairement, se séparer de l’entité. Un cadeau empoisonné en somme. Comme la gangrène attachée à un malade, l’égrégore, finalement corrompu, avait eu raison des chevaliers, petit à petit. La puissance des ténèbres avait vaincu les derniers membres encore fixés au corps. Ceux-ci maintenant désolidarisés et définitivement putréfiés ne demandaient plus qu’une sépulture décente. Saint-Jean-d’Acre serait leur tombeau. Guillaume de Beaujeu mort au combat, c’est au maréchal de notre ordre Pierre de Sevry et au commandeur Thibaud Gaudinis qu’incomba la tache douloureuse de rassembler les dernières forces. Le lendemain, la tour des Templiers de Saint-Jean-d’Acre, maison de Dieu et Maison Dieu, lame XVI du Tarot, incendiée et sapée en sa base par les troupes du sultan el-Achraf Khabil s’effondra en ce jour maudit sur plus de deux mille guerriers arabes et avec elle les derniers chevaliers de l’Ordre du Temple.
– Te souviens-tu aux remparts de Saint-Jean-d’Acre en ces temps de nulle part, sentir arriver la mort au goût de plomb s’immisçant secrètement par les passages occultes et interdits sans tenir compte de l’honneur des guerriers, ni des signes avant coureurs annonciateurs des sortilèges maléfiques, ni même du bleu des yeux de nos bien aimées ?
Aube. Le silence s’installait. Immobile et givré. Je me souviens qu’à cette heure-là les corbeaux en fuite avaient cette fois-ci encore, pressenti le danger. La neige bleutée tombait sans interruption depuis six jours maintenant, et la course du temps avait accru une nouvelle fois son avance sur l’éternel combat…
(…)
Thierry E Garnier – Sur les remparts de Saint-Jean-d’Acre (extrait) – Arqa ed. 2007
À l’occasion de la commémoration du sept-centenaire de l’arrestation des Templiers le 13 octobre 1307, Thierry E Garnier réédite sa nouvelle, tirée à 300 exemplaires, Sur les remparts de Saint-Jean-d’Acre, extraite de son livre éponyme publié aux éditions Arqa.