La dernière rénovation de la chambre 327 de l’hôtel Bali Beach remonte à plus de quatorze ans. Les murs sont noirâtres, la moquette est élimée et pourtant les visiteurs s’y succèdent. Cette pièce de 20 mètres carrés, donnant sur la plage de Sanur (sud de Bali), est jugée sacrée depuis qu’elle a été « miraculeusement » épargnée par un terrible incendie. Ouvert en 1966, le Bali Beach fut le premier palace de Bali. Défigurant selon certains le paysage avec ses dix étages, il demeure un symbole du développement touristique de « l’île des Dieux ». Il évoque aussi une catastrophe remontant au 20 janvier 1993.
Ce mercredi-là, pour une raison inconnue, le feu ravage l’établissement du rez-de-chaussée jusqu’au toit. Par chance les 400 clients et les 1000 employés s’en sortent sains et saufs. Le refroidissement prend deux jours. Quand des ouvriers poussent la porte carbonisée « 327 », ils éprouvent un choc: la pièce couverte de suie a échappé au brasier. C’est la seule des 565 chambres. Tous les balcons métalliques et tous les téléphones de l’hôtel ont fondu, mais pas ceux de la 327. Les tableaux, les couvre-lits en satin et les rideaux sont intacts, les peignoirs alignés dans la penderie, une bouteille d’eau et des verres semblent attendre le prochain client.
Très vite des offrandes affluent dans la chambre « miraculeuse ». On commence à y prier. Tandis que la restauration de l’hôtel est menée tambour battant, la 327 est scellée derrière une porte vitrée. Elle restera en l’état. Des experts viennent avancer des théories rationnelles sur le « prodige » mais la conviction des habitants est faite : cette chambre avait été choisie par Nyai Loro Kidul, l’omnipotente « Reine des mers du Sud ». Surnommée « Ratu » (reine) Kidul, cette figure mythique de Java est censée commander les tempêtes de l’océan Indien. Mi-souveraine mi-déesse, on la représente en sirène de grande beauté ou avec un corps de serpent.
Épouse spirituelle du sultan de Yogyakarta, vivant dans les profondeurs salines, elle est en lien direct avec le coeur de Java et les forces souterraines du volcan Merapi. Son influence s’étend jusqu’à Bali et Sumatra. Le père fondateur de l’Indonésie, Sukarno, croyait en Ratu Kidul et exigeait que tous les hôtels publics du littoral conservassent une chambre qui lui était consacrée. La couleur de Ratu Kidul est le vert et le porter en bord de mer est périlleux : selon la légende, la reine capture d’une vague le promeneur qui se risquerait habillé de vert sur le rivage. Des vacanciers étonnés se font régulièrement rappeler à l’ordre. La semaine dernière l’Indonésie a commémoré un tsunami qui avait fait l’an passé 600 morts près de Yogyakarta, région également endeuillée par un séisme. Et en mai dernier, les côtes indonésiennes ont été frappées par une houle exceptionnelle qui a détruit des centaines de maisons.
Nombre d’Indonésiens ont vu dans ces désastres l’ire de Ratu Kidul et les incantations ont redoublé dans la chambre 327. La pièce n’est toutefois pas seulement dédiée à la reine marine. Le culte de Sukarno s’y perpétue aussi. Sur l’un des deux lits sont exposés une paire de lunettes et une toque qui lui ont appartenu. La 327 est un creuset pour toutes les croyances.
Indradewi est hindouiste, comme la majorité des Balinais. Cette femme de 37 ans se recueille quotidiennement dans la chambre. « Des fidèles de toutes les religions viennent, des musulmans, des chrétiens… », dit-elle. Sur la table de nuit sont empilés un coran et une bible. En face, un bric-à-brac rassemble un crucifix, de l’encens, des sarongs verts, de l’eau bénite. « On peut recevoir ici de l’énergie positive en méditant. Certains entrent même en transe », affirme Kiston, le manager de permanence, assis déchaussé sur le sol. Le président indonésien Susilo Bambang Yudhoyono était passé là avant d’être élu…