Ceci posé, nous pouvons interroger la modernité. Ne devrions-nous pas parler plutôt d’actualité, de l’actualité de l’apparence, de ce qui se présente, de la situation ? En effet, de propos de spécialiste en parole spécialisée, nous ne savons plus si nous sommes confrontés à la modernité, à la post-modernité, à la post-post-modernité ou à tout autre concept. Mais, ce qui frappe l’observateur du monde de l’initiation, c’est que nombre de femmes et d’hommes de désir souffrent de l’apparente inadéquation, du compromis impossible, entre l’esprit de tradition et l’environnement culturel et intellectuel dans lequel nous évoluons. La problématique entre tradition et modernité, entre initiation et éducation, n’est pas spécifique à notre époque mais semble se cristalliser aujourd’hui en une crise aiguë, qui ne se pense plus, qui relève de l’impensable mais d’un impensable perverti.
Alors que dans le passé, la problématique tradition et modernité se muait en une dialectique féconde, autorisée par la séparation rituelle entre sacré et profane, la pensée se fige aujourd’hui dans un face à face pesant et stérile. Mais, à y bien regarder, l’être humain en queste ne souffre pas davantage de la modernité que le profane. L’un et l’autre se sentent disloqués, délogés, désaxés, rejetés dans les périphéries d’un jeu auquel ils ne veulent pas adhérer, pris dans l’accident de vitesse. Notons que nous sommes bien là inscrits dans le jeu de la conscience duelle qui sépare, oppose, divise, se perd dans la jubilation de l’accélération.
Un autre rapport peut être établi avec la modernité, un rapport initiatique. Il n’y a pas d’objets initiatiques et d’objets non-initiatiques. Longtemps la philosophie a considéré que certains objets n’étaient pas philosophiques. Cette époque est heureusement révolue. De même, il est efficace de considérer que ce n’est pas l’objet qui est initiatique mais le rapport entretenu avec l’objet. Nous pouvons établir un rapport initiatique avec tout objet qui se présente dans la conscience. La modernité, et son cortège d’expériences qui tendent à nous éloigner de nous-mêmes, n’est qu’un objet, un élément de la situation parmi d’autres. La modernité n’est qu’un autre nom donné à ce qui se tisse dans l’opacité de la conscience par les surimpositions de l’ego.
La question de la tradition et de la modernité apparaît alors comme un trompe-l’œil. Elle dissimule la véritable question de notre incapacité à faire silence, à faire néant, à s’extraire des conditionnements et des artifices de la personne dont la soi-disant modernité n’est qu’un avatar de plus.
D’un point de vue non-duel, ce qui importe réside en notre puissance de verticalité, notre capacité à inscrire tout ce qui se présente, tradition comme modernité, toutes les antinomies qui constituent les marqueurs de la préséance duelle, dans le silence non-duel de l’Être. Sortir du torrent d’une conscience identifiée aux formes pour laisser vivre l’Esprit en soi, laisser s’écouler la Gnose, la Connaissance en soi, par soi, sans rien saisir, sans rien retenir. C’est un art qui exige une technicité et le pressentiment de sa liberté intrinsèque. C’est un art qui se déploie dans ce que Henri Corbin nomme l’imaginal. Ce qui arrive, ce qui se présente, symbolise ce qui se joue réellement dans la conscience. Tout devient matière de l’œuvre de réintégration. Etablissons dans cet imaginal le scénario mystérique, à la fois traditionnel et étrangement moderne, du Crocodile ou la guerre du bien contre le mal, texte clé établi par Louis-Claude de Saint-Martin.
Louis-Claude de Saint-Martin fut inscrit dans son époque, ce qui ne nuit pas à la lucidité. Aristocrate, il se fascina pour les idées et principes de la Révolution française avant d’en regretter les excès. Robert Amadou, notre Frère aîné, aura démontré, ce qui a pu parfois faire sourire certains egos étroits, comment, au quotidien, un martiniste, un gnostique (considérons les deux mots comme synonymes), qui pratique l’imitation de Saint-Martin, cet autre Christ, à la fois s’allie avec la modernité et s’en affranchit dès lors qu’il se vit et se réalise comme nouvel homme et manifeste le ministère de l’homme-esprit, de l’homme-libre de toute limitation. Souvenons-nous de sa silhouette en soutane au sein de sa chère Sorbonne. Si malaise il y avait, c’était bien chez celui qui était enfermé dans un carcan de préjugés, non dans la conscience libre de celui qui vivait ici et maintenant dans le lieu du Cœur. Robert Amadou fut un homme de tradition au sein même de la modernité, jamais contre la modernité. Le martiniste est un moine dans le monde, non un moine malgré le monde ou contre le monde. Il appartient au Monastère gnostique invisible, (1), à l’assemblée des initiés itinérants qui se rendent invisibles, impersonnels, dans le monde par la pratique opérative du masque et du manteau, ne laissant de visibles que leurs oeuvres, grandes ou modestes. Le rapport non-duel entretenu par le moine (celui qui est seul parce qu’il est un), avec tout objet qui se présente dans la conscience, chose, sentiment, émotion, concept…, libère de toute forme, vide le principe dualiste de séparation symbolisé par Satan de toute vitalité et établit le Christ en Gloire, la conscience non-duelle absolument libre.
Si derrière la question du rapport entre martinisme et modernité, on veut poser la question de l’avenir du martinisme (2), on s’accordera alors pour dire que celui-ci ne dépend pas des temps dans lesquels il s’inscrit mais du rapport entretenu avec les temps. Il est donc égal que les temps qui viennent soient favorables ou hostiles à la tradition. L’Esprit demeure.
Il suffit au martiniste de perdre l’Esprit Saint pour le trouver.
Les Chroniques de Mars © Rémi Boyer – avril 2012 – Partie 2 //
(1) Le Monastère gnostique invisible n’est pas qu’un concept, certes séduisant, mais une pratique rigoureuse. Elle est aujourd’hui mise en œuvre, de manière non exclusive, dans le cadre de l’Eglise Rosicrucienne Apostolique et Gnostique) fondée par Armand Toussaint en son temps.
(2) Dans un colloque récent, certains intervenants posèrent la question de l’avenir du martinisme. Certains le voyaient très maçonnique. Il aurait fallu auparavant se demander quel est l’avenir de la Franc-maçonnerie, avenir initiatique s’entend, car nul ne saurait douter de l’avenir mondain de l’institution maçonnique. La Franc-maçonnerie, aussi respectable soit-elle, n’est pas une organisation initiatique. Son projet initial est spirituel, politique et sociétal, non initiatique. C’est pourquoi les multiples greffes initiatiques sont invariablement rejetées. Elles font traces cependant et demeurent comme des indications utiles. Si Papus pensait le martinisme comme un moyen de perfectionner la Franc-maçonnerie, on peut aujourd’hui douter de cette possibilité tant la Franc-maçonnerie est engluée, cannibalisée par la mondanité profane. Le martinisme gagnera toujours à se tenir, institutionnellement, à distance respectueuse, de sa cousine quelque peu boulimique.