I – L’AGLA à l’origine de la Société Angélique.
En 1528 Sébastien Gryphius s’établit à son compte et fonde l’Atelier du Griffon. Il acquiert ou fait fabriquer un jeu de caractères romains humanistiques et un autre en italiques chancelières, sur le modèle des lettres créées par Alde Manuce. Ces caractères élégants sauront assurer la renommée de son travail. Il publiera d’abord de nombreux classiques latins, qu’il imprime en format in-8°, comme l’a fait avant lui en Italie Alde Manuce. Mais s’il suit l’exemple du maître vénitien, il ne le contrefait pas comme le font à la même époque d’autres imprimeurs lyonnais, tels les Gabiano. Le succès le conduira à produire ensuite les mêmes titres au format in-16°. Ces éditions sont de véritables bijoux, parfaitement lisibles malgré leur format réduit, ces livres étant plus petits que nos actuels livres de poche. Gryphius les décrira lui-même, dans une lettre, comme « de petits livres, fabriqués par nous avec de tout petits et – à moins que je ne m’abuse – d’assez élégants caractères. » Il publiera peu de livres en français. À l’époque, le latin est la langue universelle, que tous les lettrés comprennent et écrivent parfaitement.
Sébastien Gryphius est lui aussi un érudit, il saura faire de son atelier un lieu de rencontre et d’échanges pour les intellectuels lyonnais ou de passage. Ces savants constituent une pléiade de collaborateurs occasionnels qui prêtent assistance à Gryphius pour la correction de ses éditions. Le soin qu’ils apportent à ce travail est tel que le maître imprimeur innovera en plaçant ses errata en tête de ses volumes.
Dans l’atelier de Gryphius on retrouve, au fil du temps, de nombreux adeptes de l’Académie de Fourvière, des réunions chez Sala ou Talaru, d’autres cercles qui vont être évoqués bientôt, et plus tard de la Société Angélique : Rabelais, Étienne Dolet, Bonaventure des Périers, Gilbert Ducher, Clément Marot, Visagier alias Voulté, Benoît Court, Jean de Vauzelles, Maurice et Guillaume Scève, Barthélemy Aneau, Louise Labé, Claude Bellièvre, Symphorien Champier, Pierre Bullioud, Benoît du Troncy, Jean du Peyrat, André Alciat, l’évêque Sadolet, les Choul père et fils, et Nicolas de Lange bien sûr. Dans son mémoire sur l’imprimerie à Lyon, Marius Audin ajoute, avec des mots choisis :
« Ces illustres sont la société habituelle du salon, de la boutique plutôt, de Gryphius, et l’érudit imprimeur n’est nullement dépaysé dans ce cénacle. »
En effet, on ne peut pas imaginer que Gryphius ne soit pas lui-même l’adepte de ces groupes, voire le meneur de l’une de ces sociétés qui se développeront dans le brouillard succédant aux années d’espoir du début de ce siècle. Les honneurs qu’il ne peut attendre des sphères officielles de la ville sont sans doute contrebalancés par ceux que lui accordent ces cercles occultes. De même il est impensable qu’il ne participe pas à l’AGLA, la société secrète de la corporation des imprimeurs, même si ses biographes sont muets sur ce point.
C’est en 1509 que l’occultiste allemand Cornélius Agrippa aurait crée l’AGLA à Lyon, rue Mercière, si l’on en croit la rumeur. En fait il aurait plutôt « réveillé » une société déjà ancienne, remontant semble-t-il au XIIIe siècle, à laquelle aurait participé l’architecte médiéval Villard de Honnecourt. Agrippa est né à Cologne le 14 septembre 1486. Venu en France en 1506 il a séjourné à Lyon en 1509 où il se disait médecin et exerçait son art, très limité. Néanmoins sa hardiesse lui a valu rapidement une certaine réputation. Il est devenu l’ami de François Rabelais, lui aussi installé à Lyon comme médecin, et d’André Briau, médecin de Louis XII, précédemment évoqué à propos de l’Académie de Fourvière. Il terminera sa vie à Grenoble où il mourra en 1535, bien qu’une rumeur le voie mourir à Lyon après avoir maudit son chien, qui ira se noyer dans la Saône, et dont le fantôme hantera longtemps le quartier.
Si le rôle de Cornélius Agrippa dans la fondation de l’AGLA reste très contesté, cette société secrète est néanmoins bien réelle. Il s’agit d’une confrérie opérative, en sommeil depuis des décennies, réadaptée aux professions liées à l’imprimerie, qui souffrent de procédures administratives très lourdes pour exercer leurs activités. Leurs acteurs épris de liberté de pensée se retrouvent donc pour organiser leur formation, exprimer leurs revendications, et pratiquer certaines occupations teintées d’ésotérisme, au sein de fraternités généralement secrètes. L’AGLA regroupe les ouvriers du livre, qu’ils soient Apprentis, Compagnons ou Maîtres, ainsi que les cartiers, concepteurs des cartes à jouer ou divinatoires, autre facette non négligeable de l’imprimerie à Lyon.
L’emblème de l’AGLA est basé sur le nombre pythagoricien quatre, décliné en « chiffre de quatre » (mélange de la croix et du triangle) surmontant ou accompagnant un signe qui varie selon les différentes associations internes composant la confrérie. Cela peut être le sceau de Salomon (deux triangles entrelacés) ou le monogramme de la Vierge (les lettres A et M) pour les associations s’occupant d’alchimie ou d’hermétisme, un cœur pour celles s’occupant de kabbale. Le sigle AGLA semble en fait constitué par les initiales d’une prière hébraïque : « Atha Guibor Leolam Adonaï – tu es fort éternellement, Seigneur. » Adonaï (Seigneur) est le nom que les Juifs donnent à Dieu en remplacement de Yahvé, le nom trop sacré pour être prononcé. L’acronyme AGLA est donc bien antérieur à la société du même nom, qui ne fait que le réutiliser, en le détournant peut-être de son sens premier. On note que l’on y trouve les lettres G L, également présentes chez les GouLiards, les GiLles… ou dans la société anGéLique.
On présentera d’ailleurs l’AGLA comme le nom primitif de la Société Angélique. Le lien se fera sans doute par l’intermédiaire de Sébastien Gryphius, que l’on dira à l’origine de ladite société et qui est forcément, en tant qu’imprimeur renommé, l’un des piliers de l’AGLA. Également par les Gilpins qui, en auxiliaires précieux des imprimeurs et cartiers, participent à la fois à l’AGLA et à ce qui deviendra la Société Angélique. Ou encore par l’un des écrits de Cornélius Agrippa, Magie d’Arbatel, qui est le nom d’un ange, et qui promet au lecteur l’obtention de messages des anges de Dieu. Quant à Rabelais, qui pour « arrondir ses fins de mois » lors de ses séjours à Lyon travaille aussi comme correcteur chez Gryphius, il appartient à l’AGLA mais également, dit-on, à l’ordre des Gaults ou Gouliards, dont il serait même le chapelain, et à la Société Angélique, qui ne porte pas encore véritablement ce nom. Enfin l’AGLA pratiquera, bien avant la franc-maçonnerie, le principe de l’acceptation, en admettant des adeptes étrangers au métier, comme par exemple l’architecte Philibert Delorme, ou les poètes Clément Marot et Maurice Scève, des personnages déjà cités dans le chapitre premier, parmi beaucoup d’autres, et que nous retrouverons bientôt.
Beaucoup de ces érudits qui fréquentent son atelier trouveront aussi en Gryphius un ami véritable qui ne refusera jamais son aide matérielle à ceux qui sont dans une mauvaise passe, l’homme étant connu aussi pour sa grande générosité. C’est ainsi qu’Étienne Dolet trouvera chez lui refuge et travail, et aussi sa vocation future d’imprimeur. Enfin Gryphius entretiendra des rapports cordiaux, voire amicaux, avec les adeptes ou sympathisants de la Réforme – Marot en tête – dont les idées commencent à circuler dans Lyon.
L’emblème de Sébastien Gryphius, qu’il reproduira dans tous ses livres, avec quelques variantes légères au fil des années, est un griffon, rappel de son nom, soulevant entre ses pattes par un anneau un cube (parallélépipède plutôt), symbole de la vertu, auquel est suspendu par une chaîne un globe ailé, symbole de la fortune. L’emblème s’accompagne de sa devise « Virtute duce, comite Fortuna – la Vertu pour guide et la Fortune pour compagne. » La formule est extraite de la lettre que Cicéron adressa à Lucius Munatius Plancus, proconsul des Gaules, pour l’informer de l’autorisation du Sénat à fonder Lugdunum, la cité romaine de Lyon. Elle est devenue aussi la devise de la ville, présente sur son blason tenu par deux anges.
En 1528 Claude Bellièvre est nommé échevin de Lyon. Il consacre beaucoup de temps à l’étude de l’Antiquité, des auteurs latins, et recherche dans Lyon les traces de la cité antique, rassemblant une importante collection d’inscriptions gravées qu’il disposera dans le jardin de sa maison en bas du Gourguillon, bien vite baptisé « Jardin des Antiques. » En 1536 François Ier nommera Claude Bellièvre procureur général au Parlement de Grenoble, dont il deviendra le Président en 1541. Il ne reviendra à Lyon qu’en 1549, pour passer la fin de sa vie à rassembler ses observations et ses notes dans un ouvrage, Lugdunum priscum (Lyon antique), qui après sa mort en 1557 restera pendant près de trois siècles à l’état de manuscrit, connaîtra bien des vicissitudes, et ne sera imprimé qu’en 1846.
Cette année 1528 est encore marquée par la découverte des Tables Claudiennes, deux grandes plaques de bronze gravées, reproduisant le discours que fit l’empereur Claude, d’où leur nom, devant le Sénat romain en l’an 48 afin d’obtenir pour les notables gaulois le droit d’y siéger. Elles sont mises à jour lors de travaux dans une vigne sur les pentes de la Croix-Rousse, l’autre colline de Lyon en face de Fourvière. Claude Bellièvre met tout en œuvre pour que ces tables, « enviées par plusieurs qui ont pouvoir de largement despendre », soient acquises par la ville. Leur texte gravé, en belles lettres capitales romaines, sera fidèlement relevé par le savant flamand Juste Lipse – lui aussi présenté comme participant aux réunions chez les Sala – qui le placera dans son édition de Tacite publiée à Anvers en 1574. Après moult déplacements successifs, les Tables Claudiennes finiront au Musée gallo-romain de Fourvière où l’on peut les voir aujourd’hui.
Patrick Berlier pour Les Chroniques de Mars, numéro 8, avril 2012. Extrait du livre de Patrick BERLIER « La Société Angélique ».
Voir aussi //
Entretien avec Patrick BERLIER // La Société Angélique # 1
Patrick BERLIER – La Société Angélique – Documents inédits #2
Patrick BERLIER – La Société Angélique – Documents inédits #3
Illustrations // Photos Patrick Berlier ©