Bienvenue dans le monde d’après
Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ?
Le réveil venait pourtant à peine de sonner, dans un loft quasiment abandonné, sis dans le 21ème arrondissement de Paris. Adam laissait sonner son téléphone jusqu’à saturation pour le balancer contre les murs délabrés de la pièce exiguë qui lui servait de chambre. Il dérogeait au petit rituel matinal acquis dès sa prime enfance : pour mettre son cerveau en marche, se laissait-il convaincre par sa défunte mère, surtout pour remettre les pendules à l’heure, il avait besoin de se réveiller avant les premières lueurs de l’aube. Depuis plusieurs générations, leur famille appartenant à la dernière race des Humains, traquait sans relâche dès l’aurore ces envahisseurs venus de la planète voisine. Il en allait de leur survie.
Malgré le silence qui régnait alentour, la chambre était déjà faiblement éclairée par les néons du trottoir. Adam tirait sa couette vers lui, ne voulant pas recevoir toute leur luminosité dans les paupières. Détectant alentour une présence humaine en moindre mouvement, les néons l’aveuglaient sans vergogne. Tous les jours, c’était le même rituel. Depuis à peu près deux mois, aucune entorse à la règle n’était tolérée. Ils devaient pourtant tous suivre un rythme de vie militaire. Les règles y étaient strictes. On ne lui répétait jamais assez : « Plus tu suis les consignes, plus vite tu vaincras ». Adam n’est pas du genre à être docile. Lui qui a toujours mené une vie marginale, se limitant à suivre son instinct, quitte à braver les interdits. Ses parents ne sont jamais arrivés à se faire à l’idée de le voir vivre loin d’eux, malgré le pétrin dans lequel il les a embourbés. Pourtant, il fallait se faire une raison : Adam devenait indomptable et cette fois-ci, il est allé trop loin.
Cette nuit-là, les choses devaient pourtant être exceptionnelles. Le lynchage des non-humains Envahisseurs battait son plein. Les invités étaient venus nombreux et disposés à n’épargner aucun Etranger. L’année 2040 allait se clore en beauté et la nouvelle année commencer sous les meilleurs auspices. Les parents d’Adam avaient misé sur la bienveillance de ses amis d’enfance qui se sont prêtés au jeu d’humains intransigeants. Ils tenaient à lui souhaiter un heureux anniversaire. Adam allait avoir 17 ans le premier jour de l’an. Ils avaient tous fermé les yeux sur ses anciennes frasques, les reléguant au rang des erreurs de jeunesse. Mais personne n’avait soupçonné la tournure des événements…
C’est d’ailleurs à cause de cet événement inédit qu’il a atterri ici, au fin fond d’un Paris, seul dernier bastion humain. Sa co-chambrière, Eve, elle, est plutôt son contraire. Taciturne, cette dernière est la discrétion même. Elle ne fait pas de vagues et s’exécute à rendre service à tout le monde, dans la mesure de ses moyens. Comme à son habitude, Eve se lève un quart d’heure avant tous les autres locataires du loft. Cela lui donnait le temps de régler ses armures et de tâter l’ambiance du jour, même si l’unique fenêtre de leur chambre était condamnée. Eve se fait belle pour l’objet de son affection.
Adam se décide enfin à se lever. Après s’être débarbouillé le visage devant le lavabo de leur chambre, il rejoint Eve, tous les deux encore en pyjama, dans la cuisine commune où sont déjà attroupés quelques jeunes de leur âge et quelques adultes. Leur petit-déjeuner est plutôt frugal. Il fallait bien car il leur arrivait de sauter le déjeuner, rationnement dû à la e-disette oblige. Depuis le début de cette dernière, il était difficile de s’approvisionner en produits frais (fruits congelés, légumes et viande artificiels, insectes,…) alors ils faisaient avec les moyens du bord.
Adam se servit un steack végétarien. Quant à Eve, elle chipotait dans son coin, comme perdue dans ses pensées. Les autres essaient de l’égayer en lui posant des devinettes entendues la veille sur HumanWatch, une application à forte influence. Ni Adam ni Eve n’avaient de smartphone. Leurs précepteurs jugeaient préférables qu’ils s’éloignent un peu de cette addiction aux écrans. Ici, ils n’avaient plus droit ni aux jeux vidéos ni aux tablettes. La vie y était si différente, ils se croiraient dans un monastère, la quiétude en moins. Les autres occupants de l’établissement sont bruyants. Certains manifestent leur trop-plein d’énergie par des bagarres avec d’autres qui n’ont pas demandé leur reste. Des jeunes filles caquettent comme des poules en cage, se mettent à aguicher les jeunes infirmiers les plus beaux. Le réfectoire ressembla à un souk. Pas de distanciation physique respectée. Pas de port de masque obligatoire pour ces jeunes locataires. Ils n’avaient pas conscience du danger qui rôde dans le pays depuis début mars. Ils vivent reclus, n’ont pas droit à la télévision. C’est à peine s’ils avaient pu regarder l’allocution du Président des Humains. Ils n’ont pas fait partie de ces 7 millions de compères scotchés devant leur poste de télévision. On voulait les préserver de cela, leur vie était déjà assez dure comme ça, loin de leurs proches, de leur petite copine ou de leur petit copain.
Exténués, leurs semblants d’hôtes relâchaient un peu la pression. Cette guerre contre un malheureux virus non-humain commençait à devenir longue. Heureusement qu’Adam était là. S’étant trouvé un talent pour le karaoké, il savait faire redonner le sourire aux autres. Avec Eve, dans ses beaux jours, il organisait des petits concerts de KPop, se prenant pour les jeunes membres de Black Pink ou BTS. Les plus âgés des infirmiers et infirmières s’en donnaient à cœur joie devant ce spectacle qui ne ressemblait en rien aux réminiscences de leur adolescence.
Mais il fallait les interrompre car il était 7 heures, l’heure de prendre les cachets du matin. Chacun avait son traitement en fonction de sa pathologie et de sa vulnérabilité face aux non-humains.
Ainsi allait doucement la vie dans ce service de pédo-neuropsychiatrie. Adam se remettait à son rythme de sa dernière crise qui remonte à l’hiver dernier. Quant à Eve, elle retrouvait le sourire, après une période de grande dépression nerveuse.
Le hasard les a réunis dans une même chambre. Et pourtant, il en aurait pu être autrement mais Adam comme Eve croient au destin. Ils savaient que leur avenir serait lié à jamais. Lors de leur première rencontre, ils n’étaient pas en mesure de juger la situation.
Adam fut admis d’urgence dans le service du Professeur Dieu. Ses parents, démunis par sa énième « crise », ont préféré le laisser entre les mains des professionnels du Centre. Car lors de la soirée de la Saint Sylvestre 2040, alors que les invités festoient autour de la piscine après avoir combattu les derniers étrangers qui s’étaient immiscés à la fête qui battait son plein, Adam s’est senti comme happé par une force extérieure qui lui ordonna de marcher sur l’eau de la piscine. Adam, obnubilé par une vision céleste, s’exécuta. Si ce n’est le bon réflexe de son père, Adam aurait pu couler dans cinq mètres d’eau. En effet, l’eau, au contact de sa peau, s’est mise à houler comme lors d’une tempête en mer. Ceux qui ont eu le malheur de s’être assis autour de la piscine ont été bousculés dans l’eau. Ceux qui étaient plus éloignés, apeurés, se sont mis à crier et à courir vers l’intérieur de la maison.
Ce phénomène étrange n’était pourtant pas le premier qui se manifestait lors des crises d’Adam. Il est né avec d’impressionnantes facultés qu’aucun pédiatre n’a su expliquer. Etait-ce lié aux circonstances de sa naissance ? La mère d’Adam, alors enceinte de lui, avait ressenti ses premières contractions lors de l’inoubliable éclipse lunaire de 2023. Cette nuit-là, beaucoup de gens ont perdu la vue, faute de s’être équipés des fameuses lunettes ad hoc. Lilith, elle, était au volant de sa voiture quand elle percuta un animal étrange. Elle avait cru voir un animal mi-serpent mi-mammifère onduler le long de la route déjà difficile à pratiquer du fait de ses virages en épingle. Lilith, effarée, a heureusement su garder le contrôle de son volant et une fois arrivée chez elle, perdit les eaux.
Adam naquit à domicile, son père Henoch s’improvisant sage-femme. Adam n’avait pas pleuré à sa naissance. Ou plutôt, ses cris étaient peu semblables à des sanglots, mais plus proches d’un rire que d’aucuns auraient pu trouver un peu diabolique. Ses parents ont su à ce moment-là que leur fils serait unique. Ils se promettaient de le protéger tant que leurs forces le leur permettraient.
Quant à Eve, elle avait moins de chance que son futur co-chambrier. Elle n’était pas née avec une cuillère d’argent dans la bouche. Au contraire, elle fut abandonnée par Sethy sa mère à sa naissance. Sethy, une jeune fille à peine sortie de l’enfance, a préféré voir sa fille naître sous X. Sethy portait l’enfant de son beau-père, le nouvel amant de sa mère. Elle n’avait pas compris les actes sexuels que ce dernier lui faisait subir, prenant cela comme un devoir envers celui grâce à qui sa mère et elle ont pu sortir de la rue.
Eve avait été recueillie par les Sœurs de la Perpétuelle Indulgence, à Paris. Ces dernières la savaient différente. La petite fille était mélancolique et ne rigolait jamais malgré tout l’amour que les nonnes lui prodiguaient avec générosité. Ne sachant plus comment réagir lorsque, adolescente, Eve se mit à se scarifier les avant-bras, elles la confièrent au service du Pr. Dieu.
A respectivement 17 et 15 ans, Adam et Eve se retrouvent hospitalisés malgré leur incompréhension. Ils sont mineurs et ce sont leurs précepteurs qui décident à leur place. Ils se mirent à voir dans le Centre la prison dorée où, enfin, ils peuvent faire les quatre-cent coups, lorsque les lumières éteintes, ils jouent à cache-cache dans les longs couloirs des divers étages du Service. Adam et Eve étaient complices des jeux d’enfants auxquels ils étaient privés auparavant. Leur complicité se mua peu à peu en un sentiment plus fort et moins puéril. Ils s’aimèrent en cachette, croyant cela mal ou honteux de s’éprouver de l’affection l’un envers l’autre.
Les résidents du Centre comme le reste de la population humaine attendent l’éclipse solaire en ce début juin 2041. Adam voulait faire une surprise à Eve. Ils profitèrent de ce phénomène rare pour s’éclipser dans la cuisine. Adam, comme à son accoutumée, chaparda une pomme foodtech dans le frigidaire avant de prendre la main de son amoureuse et de la conduire en courant dans le jardin intérieur du Centre.
Ils grignotèrent à tour de rôle dans la pomme, riant aux éclats, les joues en feu par l’excitation qui montait en eux. Puis, à l’instant précis où la Lune occulta le Soleil, Adam offrit à Eve son premier baiser. A la fois surprise et amusée, elle le lui rendit et l’enlaça dans ses bras. Ce baiser avait le goût acidulé du fruit « défendu ».
Eve se muta en un personnage dont le regard luisant et pénétrant agit sur Adam qui ne devint plus qu’une ombre comme assagie. Les premières lumières post écliptiques ont révélé au grand jour leur appartenance aux deux races ennemies ; Eve était sans le savoir de la race des Étrangers – son père biologique, le beau-père violeur de sa mère était donc un Envahisseur – et Adam, le dernier pur Humain dont l’essence fut captée par ce baiser muet et révélateur.
Le monde d’après ne vaincra que dans le métissage et de la guerre inter raciale naîtra des métis qui sauraient apporter la paix et un sang neuf imperméable aux cataclysmes à venir.
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