La Femme et l’Enfant

 

Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants — pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ?

L’individu se noyait désormais dans la masse anonyme des masques révélés. Les apparences avaient perdu de leur superbe, remplacées sans préavis par un devoir sanitaire devenu la norme sans qu’aucun esprit précis ne l’ait défini consciemment. Fi des m’as-tu-vu, des dandys et des enfants de Narcisse : ne subsistaient que des âmes dissimulées derrière le voile pudique de la distanciation.

Pourtant… Pourtant, malgré ces trompettes de Jéricho qui hurlaient au travers des médias, en dépit de ces nuages annonciateurs de bonheurs condamnés, la Femme et son Enfant progressaient le front haut, l’expression sereine et l’esprit confiant.

Profondément enfoui au creux de leur cœur, s’entretenait un feu plus intense que toutes les angoisses noires jetées sur le quotidien inexorable. Vainqueur des doutes les plus perfides, il couvait en eux comme la flamme guette sous les braises, prêt à se déployer au moindre souffle de vent qui viendrait le raviver. Car les pas de la Femme et de l’Enfant étaient guidés par un espoir impossible à éteindre par de simples craintes, celles de mots ressassés jusqu’à en élimer la signification vraie. Leur marche parmi ces fantômes silencieux, prisonniers d’une existence dépassée, figurait la lueur qui était née de la pandémie et de son confinement. Elle entretenait l’étincelle de Foi éveillée par les images d’un monde qui se régénérait soudain, prouvant aux yeux de chacun que tout pouvait encore exister, que l’inéluctable déclin vers lequel la machine sociale l’entraînait n’était qu’un leurre.

NON.

Voici ce que la Femme et son Enfant apportaient à ce monde qui s’effondrait sous la commisération. La force du choix. De la volonté. La possibilité inaliénable pour chacun de reprendre en main son destin, d’engendrer son bonheur par le simple refus du retour à l’état précédent.

La joie qui brillait dans les yeux de ces deux êtres si anodins irradiait sans splendeur, marquait les esprits croisés d’un sentiment de clarté. Une lueur infime qui semait en eux le germe d’un trouble qui ne ferait ensuite que grandir doucement, encouragé par chaque sourire, chaque rencontre, chaque instant d’insouciance.

Et tandis qu’ils cheminaient vers le but qui leur conférait cette force inestimable, un sillage d’optimisme naissait inconsciemment sur leur passage. L’obscurité à venir se fissurait devant ces sourires contagieux, les ombres silencieuses commençaient à luire et leur lumière de se propager d’individu en individu.

Quoi ? Quelle obscurité autre que celle qu’ils s’imposaient eux-mêmes ?

Voici la pensée qui émanait de ces deux inconnus croisés.

Quelle est donc cette émotion dictée, qui me plonge dans une morosité sans consistance ?

Parce que les êtres sont ainsi faits qu’ils envient toujours ce que leur voisin possède, les passants qui hantaient les trottoirs ne pouvaient qu’affectionner ce bien-être évident qu’ils venaient de rencontrer. Et de le désirer les faisait s’interroger sur la raison de leur propre malaise.

Vers quoi se dirigent cette Femme et cet Enfant que je ne pourrais atteindre ? D’où provient cette interdiction d’apprécier d’être en vie, de pouvoir me déplacer librement, de profiter de la chaleur du soleil sur la peau de mes bras ?

Ainsi l’Autre décida-t-il de suivre la Femme et l’Enfant, afin de découvrir le secret du regard apaisé qu’ils affichaient.

La télévision, la radio, les journaux et mille réseaux avaient affirmé que le monde d’après apporterait un renouveau. L’Autre les avait crus aveuglément, quand il avait pu voir de lui-même la couleur du ciel délivré, senti l’odeur du matin revenu dans les rues, entendu le chant de l’oiseau posé sur une branche.

Mais les Monstres n’en avaient cure. Avec perfidie, ils s’étaient glissés dans les habits de chair des dirigeants, des économistes, des industriels. Des créatures surgies des étoiles, ou d’outre-tombe. Jalouses. Sournoises. Avec pour seul objectif la chute de l’humanité.

Depuis des générations, ils s’insinuaient dans les esprits des décideurs et des influenceurs. De cela, l’Autre était maintenant convaincu, car le monde les avait vus. Les choix adoptés face à la maladie, la gestion déplorable de sa progression, et jusqu’aux actions menées en amont : tout convergeait vers la réalité de leur existence. L’agencement des évènements était trop parfait, les réactions si improbables, les décisions si opposées au bon sens commun, qu’y voir les signes de leur présence s’était mué en une évidence.

Deux mois de confinement avaient permis à l’Autre de comprendre leurs intentions, d’étayer ses doutes grâce aux indices glanés dans la conscience collective devenue internet, et de conforter ses opinions auprès d’esprits tiers arrivés aux mêmes conclusions.

La machination de ces êtres obscurs était si démesurée — arrêter le fonctionnement du monde sans préavis — qu’elle en était parfaite. Dissimulée en pleine lumière, la destruction de l’humanité paraissait si incroyable qu’elle passerait totalement inaperçue ! Une fin sans heurt, sans combats ni invasion frontale, juste une infime cellule pathogène mettant à genou la toute-puissance illusoire de la société. L’argument de Wells ironiquement retourné contre son créateur : la guerre des mondes n’aurait pas lieu, achevée avant même que les humains n’en prennent conscience.

 

Les Monstres piaffèrent et ragèrent de ce danger grandissant qui menaçait de déstabiliser leur univers si bien ordonné. La mécanique de leur logique résistait à cet élan de non-sens qui tentait de les submerger :

Le bonheur est possession ! L’accomplissement est croissance ! Comment exister sans consommer, afin que ceux qui produisent puissent à leur tour acheter ? Chacun doit ainsi devenir le bienfaiteur des autres !

À mesure que les religions et les sciences ouvraient les yeux sur la magnifique opportunité du monde d’après et la chance incroyable d’une prise de conscience planétaire, les économistes s’acharnèrent à brandir les spectres de la récession, du chômage et de la crise. En tout horizon, ils clamèrent la nécessité de retrouver au plus vite le droit chemin pour échapper à ces démons qui se profilaient.

Tandis que les humains choisissaient, de plus en plus nombreux, d’élever des poules, les Monstres déployaient des trésors de subventions et d’emprunts pour sauver les circuits de distribution de la volaille et des œufs.

Tandis que les humains redécouvraient les vertus d’un monde momentanément dépollué, les Monstres érigeaient en priorité nationale la nécessité évidente de relancer les industries.

Parce que l’isolement semblait enfin affaiblir l’ennemi universel, ils incitaient à soutenir en masse le tourisme.

 

Mais la Femme et l’Enfant rayonnaient. Et ce rayonnement décochait ses flèches en tous sens, sans distinction. Tout comme l’Autre qui les suivait, des gens reçurent ces traits en plein cerveau et les idées se mirent à couler autour d’eux. L’éveil enflait au fil de leur parcours et la réalité apparaissait.

Les ombres assagies ne croisaient plus en silence. On chuchotait. Les regards se liaient à nouveau. Certains s’aventuraient même à sourire à leur tour, hésitants.

Le monde d’après germait au fil des pas effectués par la Femme, par l’Enfant, et maintenant par l’Autre. Les vaguelettes concentriques de l’optimisme gagnaient autour d’eux, ravivant les rêves nés pendant l’isolement forcé.

Et si c’était possible ? Si l’Humain pouvait vaincre ces engrenages qui l’emprisonnaient ? Si par sa simple volonté, à grands coups d’imagination et de fraternité, il décidait de tordre les barreaux de sa cage ?

La communauté d’idéalistes commença à s’écouler le long des trottoirs, cherchant à résister aux lumières sombres des meneurs du jeu. Les espérances se mirent à converger de sourire en sourire dans un flot grossissant. En dépit des obstacles assénés par les écrans anxiogènes et les discours alarmistes, un courant de pensée positive prit forme.

Des églises, des mosquées, des temples et des synagogues sortirent les guides spirituels. Ceux-là qui priaient pour le salut d’un monde devenu aveugle et fou. Eux aussi virent la Femme et l’Enfant qui s’avançaient paisiblement. Ils les observèrent rejoindre l’Homme, le but de leur voyage, et l’étreindre. Alors les regards s’illuminèrent de compréhension. Ils cessèrent de répandre la parole de leurs dieux réciproques et montrèrent la Famille qui s’enlaçait. Ils désignèrent les effluves de bonheur qui en émanait et ils expliquèrent aux fidèles que Dieu, cette fois, avait envoyé une Femme et un Enfant pour répandre sa lumière au sein d’une obscurité créée par lui-même. Parce que l’humanité faisait bien trop de bruit et qu’elle n’entendait plus rien, seule l’adversité avait pu la rendre attentive. Comme au temps de la Genèse, il avait fait jaillir la clarté dans la nuit, dut-il engendrer ces ténèbres en premier lieu.

Et tous ceux ayant la Foi de s’émerveiller de son stratège.

Des laboratoires, des observatoires et des centres de savoir sortirent de même manière ceux qui cherchaient la vérité de l’Univers. Ceux-là qui l’interrogeaient inlassablement et s’efforçaient de lui poser les questions primordiales, bien loin de la rentabilité et des rendements. À leur tour ils constatèrent l’étreinte de la Femme, de l’Enfant et de l’Homme et affichèrent alors un nouvel éclat au fond de leurs yeux. Ils interpellèrent les Monstres qui invectivaient et prônaient avec entêtement la reprise de l’économie, de la consommation, du tourisme pour le bonheur de leurs administrés.

Regardez ! leur crièrent-ils. Voyez ce que veut le cœur des Hommes ! Constatez la fatuité de votre utopie comptable : ce que désire le monde n’est pas ce que l’on peut tenir entre ses mains. Il est ce que l’on peut serrer entre ses bras !

Les personnes de science admirèrent les guides spirituels et s’égayèrent de voir comme ces derniers avaient raison. Un être microscopique, invisible, avait su terrasser la glorieuse humanité et lui enseigner l’humilité. Les explorateurs de la connaissance honorèrent cet univers ayant réagi en stratège pour remettre sur le droit chemin l’une de ses créatures les plus prometteuses.

 

À l’opposé de la grande baie vitrée, deux enfants roulaient l’un sur l’autre en s’échangeant des  poignées d’herbe. Samuel terminait d’essuyer la vaisselle, une oreille attentive aux informations diffusées à la radio.

Depuis le début de la pandémie, les guerres avaient diminué de soixante pour cent, imitées par la criminalité. Les taux de pollution dépassaient même ces chiffres. Aujourd’hui, une moitié de l’humanité reprenait goût à la vie dans ce qu’ils nommaient le monde d’après, pendant que l’autre partie s’efforçait désespérément de ressusciter une société condamnée. Étrangement, la maladie semblait ne s’effacer que chez les partisans de la première solution, indépendamment des précautions prises. Des équipes de recherches, disséminées sur la planète entière, n’y décelaient aucune cohérence. Mais la tendance paraissait se confirmer et de plus en plus d’individus optaient pour cette première solution. L’Italie venait de promulguer un ensemble de Lois visant à encourager les productions alimentaires locales et la limitation des importations d’objets manufacturés.

En même temps que l’Humanité guérissait de sa folie, elle se soignait de la maladie.

Samuel rangea la dernière assiette dans le placard en affichant un demi-sourire, resta un moment les yeux fixés sur sa progéniture, puis posa un baiser sur le front de sa compagne avant de se réfugier au sous-sol, dans son bureau.

Il y jeta un regard empli de fierté sur le vaste planisphère qui occupait tout un pan de mur, cerné de signes cabalistiques. Des centaines d’aiguilles qui la recouvraient une année plus tôt, il n’en restait en moyenne qu’une sur deux. Il tendit le bras vers l’Europe de l’Ouest, et ôta soigneusement une partie de celles qui s’étalaient encore entre Trieste et Palerme. Il les plongea dans le calice empli de sang qui lui faisait face sur son bureau, puis il psalmodia quelques mots dans une langue que nul autre que lui n’avait prononcée à voix haute depuis bien des siècles.

Une petite flammèche verte fusa.

Satisfait, Samuel estima de manière globale le nombre d’aiguilles restantes, avant de regagner l’extérieur. Celles-là attendraient encore un peu : ses enfants grandiraient bientôt sur une Terre nettoyée du monde d’avant.

 

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