LE RÉTROVISEUR

 

Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ?

Les nuages gris se teintaient de rose au soleil couchant. Il avait cessé de pleuvoir, l’atmosphère était épurée, limpide. La lumière rasante s’étendait sur les collines dénudées qui s’étalaient à perte de vue. Seule trace d’humanité, une piste serpentait à l’infini entre les protubérances du terrain pour se perdre à l’horizon. On ne savait d’où elle venait et surtout vers où elle pouvait mener.

Pourtant depuis tout là-haut, on pouvait apercevoir un point coloré qui se déplaçait lentement, minuscule dans ce grandiose décor crépusculaire. Puis, à mieux l’observer, on constatait qu’il s’agissait d’un engin plus ou moins ovale qui cherchait à contourner les obstacles du parcours. Le roulement métallique des chenilles du véhicule troublait le silence et ses couleurs criardes détonnaient dans ce paysage monochrome. A le voir d’encore plus près, l’appareil n’apparaissait pas si petit, il s’étendait même dans sa plus grande longueur sur près d’une centaine de mètres et sa faible vitesse n’était que relative. Malgré sa lourdeur, il parvenait à éviter les trous béants de la piste qui n’avait pas dû être entretenue depuis des siècles. La baisse de clarté ne devait pas jouer en faveur du pilote, ou plutôt de la pilote qui savait que tout incident mécanique, au milieu de ce désert infini, immobiliserait le véhicule pour un temps… indéterminé, au milieu de ces ombres inquiétantes qui affectionnaient de rôder la nuit et qui ne manqueraient pas de remarquer quelque engin vulnérable.

 

Anna Evgeniya – Annevg pour les intimes – était concentrée sur sa conduite. Derrière elle, dans l’habitacle, la troupe commençait à s’assoupir.

 

– Kogda we dedao ? Eta torakku hen beskonechna too much ! fit en bâillant Ivanna.

– It’s your kangaé, I brauk, to go and yanchu to this svad’ba at the end of the wouf, répondit agacée Anna Evganiya.

 

Evidemment, des dialogues du début du XXXIème siècle nécessitent une traduction pour être compréhensibles un millénaire plus tôt :

– Quand arrivons-nous ? Cette piste est vraiment interminable !

– C’était bien ton idée, il me semble, d’aller se produire à ce mariage (ou fête, selon l’acceptation du terme burnefiesto) au bout du monde.

 

Anna Evgeniya attendit impatiemment qu’Ivanna réplique mais celle-ci s’en abstint, certainement boudeuse.

Seule aux commandes, elle aurait cependant bien aimé pouvoir entretenir une conversation avec l’un de ses camarades. La nuit allait être longue à son poste de pilotage, non pas tant qu’elle craignait de s’endormir ou de s’ennuyer car son esprit en ébullition l’empêcherait de ressentir la fatigue, mais elle devrait bien plutôt faire face à ses tourments. Elle se tarauderait à nouveau l’âme durant des heures sans que l’entourage de ses compagnons puisse la divertir. Leur présence lui était en effet indispensable, particulièrement en ces moments-là, lorsque ses réflexions s’emballaient et tournoyaient en son esprit.

Anna Evganiya ne pouvait envisager d’ailleurs sa vie en dehors de ce groupe… et surtout de l’un de ses membres précisément. Elle ne savait que trop ce qu’elle ressentait. Mais comment le lui dire, et surtout, fallait-il le lui avouer ? N’était-ce pas mieux finalement ainsi, vivre ses sentiments sans chercher à les partager pour se satisfaire simplement de la présence continuelle de l’autre ? Que pouvait-elle gagner à s’épancher ? Elle risquait au contraire de tout perdre, de tout gâcher. Néanmoins, malgré l’ingénuité d’Annevg en matière d’amour, il lui semblait parfois qu’elle s’était fourvoyée dans une impasse où plus rien n’était à attendre. Ne fallait-il pas qu’elle partage cette émotion avec l’être aimé ?

L’apprentissage de la passion était à redécouvrir totalement depuis le tout début, ne pouvant s’appuyer sur l’expérience littéraire des temps anciens qui avait sombré dans un oubli profond. En effet, l’embrasement de l’humanité entière au travers d’innombrables guerres civiles s’était propagé par contagion, telle des épidémies frappant de trop prospères populations insulaires de lapins. S’en était ensuite suivi un chaos généralisé et si tempétueux qu’il avait relégué tout témoignage historique à figurer parmi les mythes des époques antiques.

 

– C’est vrai que c’est tout au bout du monde cette noce !

– Il faut vraiment qu’on soit en période difficile pour accepter des pareilles propositions !

– En plus, dans ce vieux machin antédiluvien (entendre avant l’épidémie, Note du traducteur) qui nous trimbale, nous ne sommes pas prêts d’arriver.

 

Anna Evgeniya ne put identifier ces voix rebelles. Elle avisa le rétroviseur à grand angle qui lui offrait un aperçu global sur l’intérieur du véhicule mais la nuit qui tombait maintenant rapidement ne lui permettait plus de distinguer qui que ce soit. Elle alluma alors d’autorité les veilleuses. Ils apparaissaient tous plus ou moins passifs, voire avachis derrière elle. Certains s’étaient endormis, quelques-uns regardaient encore sans voir au travers de hublots défraîchis tandis que d’autres étaient plongés dans la lecture, ou plutôt le visionnage de flamboyants livres animés dont on apercevait les personnages virtuels sauter par intermittence au-dessus de la couverture.

Le passage en revue pouvait commencer.

 

Tout au fond, elle reconnut – quel touchant arrière-plan ! –  Sevastian et Alyona, blottis l’un contre l’autre. Juste devant eux, Apollinariya et Akilina devisaient, quant à elles, à voix basse. Quels secrets pouvaient-elles avoir à se conter dans l’intimité de la pénombre ?

Plus proche, beaucoup plus proche, il y avait Ivanna dont les paupières abritaient déjà sans doute de beaux rêves. Elle était sereine, ses sourcils délicats n’étaient aucunement froncés. Son visage d’une blancheur angélique, constellé de multiples grains de beauté était encadré par ses cheveux bouclés d’un resplendissant argenté lunaire. Ils paraissaient admirablement longs lorsqu’ils étaient libérés alors que la jeune femme les portait habituellement en deux chignons compacts lors des représentations ou de ses entraînements d’acrobatie. Son corps était étendu sur le siège rabattu à l’horizontal, ce corps svelte au travers duquel, rien qu’à le voir, l’on devinait une souplesse hors norme. Quelle chance avait donc ce Boleslav, lui qui passait son temps à le manipuler, le contorsionner, le tordre !

Le bienheureux Boleslav justement, conscient de sa fortune, reposait immobile non loin d’elle. Ce couple, par ses contrastes, était si bien assorti sur scène. Ils exprimaient tant d’harmonie qu’on aurait pu les croire en ménage. Les lumières projetées durant leur numéro sur leur fusion corporelle s’ajoutaient à cette impression délicate et sensuelle pour éveiller davantage encore le désir chez Anna Evgeniya. Elle les enviait, elle qui devait se contenter d’une partenaire à distance, en exhibition parallèle, chacune le long de leurs rubans respectifs. Voilà qui symbolisait bien le destin d’Annevg : en total unisson vis-à-vis de l’autre, mais sans jamais franchir la frontière de l’intimité.

« Peut-être que ma discipline m’a condamnée à rester éternellement solitaire. Je ne suis pas faite pour les contacts charnels. Peut-être, j’en ai peur finalement… et peut-être ainsi je me satisfais d’une situation où je n’ai pas à révéler mes sentiments profonds. »

Uliana, cette partenaire de rubans, était certes une artiste émérite, expérimentée sans être hautaine. Mais il lui manquait ce côté chaleureux dont Anna Evgeniya avait tant besoin pour se sentir en parfaite complicité, elle qui dans toute la splendeur de sa jeunesse vagabonde cherchait une âme à laquelle s’accrocher. Seulement Uliana avait d’autres considérations, elle était mère de deux jeunes bambins qui faisaient partie intégrante de la bande et dont elle devait s’occuper dès que l’emploi du temps le lui permettait. Les pères étaient restés inconnus, rencontrés au hasard de quelques tournées précédentes aux confins des « Terres maîtrisées » ; ils ignoraient sans aucun doute d’ailleurs l’existence même de leur progéniture.

Parce que ces artistesau long cours, tels qu’ils s’appelaient, privilégiaient cette vie d’itinérance, ils se refusaient tout attachement qui aurait risqué d’entraver ce qu’ils considéraient être leur liberté d’aventure. Ils assouvissaient leurs besoins de sentimentalisme par des rencontres fréquentes mais fugaces et sans lendemain. Ceci ne favorisait guère quelconque idylle au sein de la compagnie et toute romance intra-communautaire restait de courte durée. Aussi Anna Evgeniya avait-elle des réticences à avouer ses sentiments personnels qui étaient eux sincères et perduraient depuis des mois. Elle craignait de ne pas connaître la réciprocité chez l’autre et elle pensait parfois que son amour serait plus beau à demeurer secret, maintenu à l’état de latence. Mais en quelle perspective pouvait-elle croire finalement, se disait-elle aussi parfois, si elle s’interdisait tout espoir de le concrétiser ? A quoi bon l’amour s’il n’est pas exprimé ?

Seule et ne sachant à qui se confier malgré une promiscuité de chaque instant, elle était désemparée par ce qu’elle ressentait. En attendant une révélation, ses représentations étaient désormais entièrement dédiées à LUI plaire et ses efforts d’entraînement n’avaient jamais été aussi intenses que pour LUI plaire.

 

L’engin à géométrie variable avait désormais adopté une forme oblongue pour emprunter un couloir escarpé entre des roches émoussées par des passages répétés depuis des siècles. Anna Evgeniya n’aimait pas ce genre de configuration où ils étaient particulièrement vulnérables, surtout dans la nuit et surtout dans cette région infestée d’êtres maléfiques aux formes indécises. C’était là évidemment le risque du choix délibéré de cette troupe qui tenait à se déplacer encore auprès de ses bienfaiteurs plutôt que de recourir aux miracles de la scène virtuelle comme bon nombre de compagnies concurrentes qui se permettaient des représentations à distance sans quitter leur studio.

Ses tournées l’engageaient dans tous les coins et recoins les plus perdus, aux limites de la civilisation. Les artistes aventuriers effleuraient parfois les frontières des zones dites sécurisées et étaient alors obligés de vadrouiller sur des chemins délicats. Leurs armes étaient désuètes et peu convaincantes face à des pirates mutants qui écumaient les chemins égarés. Aussi fallait-il préférer en toutes circonstances la fuite, ou mieux éviter de fâcheuses rencontres inopportunes. Et pour cela, ils avaient investi récemment leurs maigres recettes dans un vieux sonar terrestre dégotté dans l’une de ces brocantes où l’on trouve encore des trésors de cette époque mythique. Cette acquisition leur était apparue incontournable après avoir été capturés par une petite meute de forbans, heureusement simples pillards. Ceux-ci s’étaient contentés de monnayer leur délivrance auprès du mécène, un petit potentat local qui les attendait impatiemment pour agrémenter auprès de ses sujets les célébrations de son propre anniversaire.

 

Confiant leur sort au destin insondable, elle consentit à éteindre les feux de route et se mit en pilotage automatique par écholocation.

Elle pivota sur son fauteuil pour se détendre et observer plus librement les autres passagers qu’elle ne pouvait décidément pas distinguer dans son rétroviseur.

Matvei dormait de son sommeil du juste. Sa beauté rayonnait autour de lui. Anna Evgeniya était admirative de cette expression de puissance masculine rassurante qu’exhalait cette force potentielle en mode de veille. Mais cette virilité n’en était pas moins compatible avec une agilité de trapéziste. Avec quelle volupté parvenait-il à saisir les poignées des voltigeurs Grisha, Alexey – ce soir, horriblement avachis à proximité de leur porteur – et de Lyudmila aussi ! Ah oui, Lyudmila… Quel délice de la voir s’envoler, tournoyer dans son corps ferme et athlétique au-dessus de la piste pour finalement être captée par les mains fermes de Matvei.

« Mais quel dommage qu’ils paraissent tant persuadés de leur superbe ! » Oh certes, Lyudmila devait se laisser influencer par son partenaire pour paraître sous cet angle. D’ailleurs, n’était-elle pas beaucoup plus abordable lorsqu’il n’était pas à ses côtés ? Car ce Matvei qui veillait jalousement sur ses partenaires en s’attribuant presque un rôle de chef, s’interposait à chaque fois qu’Anna Evgeniya s’apprêtait à parler à Lyudmila… enfin à chaque fois qu’elle paraissait être sur le point de lui dire quelque chose.

Sans doute Annevg aimerait pouvoir enfin lui confier qu’elle admirait tant leur prestation et qu’elle s’enthousiasmait toujours autant à LA contempler sur scène, dans sa tenue moulante, rayée rouge et jaune qui seyait tant avec ses cheveux plus que roux.

 

« Heureusement que je n’ai rien dit de tout cela, j’aurais été ridicule ».

Elle chercha où pouvait être Lyudmila qui, pour une fois, n’était pas aux côtés de Matvei. Où pouvait-elle être ? Aurait-elle profité du repos de son gardien pour se faufiler en douce à l’arrière du véhicule avec quelque Grigory ou Nikodim ?

« Évidemment. Ca doit être cela… Quelle idiote j’étais d’avoir pu imaginer autre chose ?

 

Elle reprit sa position face à l’avant. L’engin avait dépassé le goulet rocheux et elle allait pouvoir reprendre la navigation manuelle. Les quelques regards luisants qui se reflétaient sur le bord de la piste se raréfiaient et cessaient de l’inquiéter. Ils étaient finalement en sûreté dans la coque de leur engin. Elle s’apprêta à éteindre les veilleuses et jeta inconsciemment un regard dans le rétroviseur. C’est alors qu’elle vit cette silhouette surgir derrière elle. Elle la reconnut immédiatement à ses yeux langoureux qui la fixaient tout en avançant vers elle.

Anna Evgeniya ne se retourna pas. Elle avait peur d’un contact visuel direct et préféra laisser cette distance du reflet dans le miroir.

– Je te dérange ? fit Lyudmila en chuchotant pour créer une intimité au-delà de la simple crainte de réveiller les autres.

– Il faut que je te parle, répondit Anna Evgeniya qui s’étonna elle-même de s’entendre parler ainsi comme si le regard perçant de Lyudmila l’y avait poussé malgré ses inhibitions.

– Moi aussi, je le voulais depuis longtemps, ajouta-t-elle alors qu’elle était assez près maintenant pour lui poser une main sur l’épaule d’un geste bien plus qu’amical…

 

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