LE MONDE D’APRÈS EST-IL …

 

Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ?

Améria aimait poser sa tête contre la terre, la caresser d’un effleurement, ressentir son odeur d’humus l’imprégner doucement, se fondre dans cette odeur qui a toujours un arrière-goût d’automne et en être une partie entière, être liée à la terre comme le germe qui émerge à peine et entame un long redressement. Frêle offrande aux lumières et au souffle des nuées chargées de pluie.

Améria était le fruit de la terre. Un jour, des mains l’avaient dégagée de ce cocon de glèbe où elle s’était développée dans la douceur et la protection du ventre d’une mère attentive et aimante. Délicatement, des mains avaient ôté les petits caillots noirs qui restaient collés à sa peau tout de rose et de douceur. Doucement, des mains l’avaient soulevée dans un ciel bleu, bleu comme la nuit. Un ciel recouvert d’un plafond bas et écrasant de nuages aux miroitements d’argent, un ciel dont l’horizon se fermait de deux soleils à la course éternellement figée à la distance d’un baiser de la terre. Deux soleils épuisés qui pleuraient une lumière sombre et violacée.

Etrangement ce n’était pas une lumière froide. Pudique ou impudique, voilée ou ténébreuse, cette lumière, qui aurait pourtant dû avoir autant d’ardeur que les derniers rayons mourants, cette lumière l’avait imprégnée d’une chaleur nouvelle. Une chaleur qui la gorgeait de vie alors que celle de la terre était une chaleur douce qui la berçait avec tendresse et l’invitait aux songes.

Puis ce fut la marche vers la citée, dans les bras de cet homme entouré d’hommes. Le cortège avançait à pas lents sur une terre blanche et sèche où seuls poussaient çà et là de rares pierres entre lesquelles glissait parfois un souffle de poussière et un crissement de craie que leurs pas écrasaient. Pour l’œil d’un oiseau, si jamais un oiseau avait un jour navigué dans ce ciel, cela aurait été comme un filet de liquide violâtre qui glissait avec lenteur et indécision le long d’un monticule de cendres, contournant un obstacle, s’arrêtant devant la moindre pente et reconstituant ses forces en y faisant flaque avant de la submerger. Un filet de liquide violâtre qui, sur ce tas de cendres, glissait sans jamais s’y mêler. Tel était ce qu’aurait vu l’œil de l’oiseau, une troupe d’hommes à la tête basse, aux tuniques et cagoules d’un violet sombre et profond, le cheminement cahoteux d’un filet violâtre chargé de l’espoir d’une renaissance.

La citée elle-même n’était qu’un grand dédale : des blocs d’une matière étrange et d’un blanc d’ivoire, faits de suites de plans inclinés les uns extrêmement lisses, les autres parfaitement rugueux, une architecture dont la logique semblait sortie de cerveaux brulés par une folie pure. Des blocs enchevêtrés et jetés çà et là par une main erratique et veinée de ruelles étroites aux angles brusques et obliques. Puis les ruelles espacèrent leur canopée : ce fut le cœur de la cité, la place, la pyramide au blanc d’ivoire, le tournoiement enserrant la pyramide de pas égaux et monotones, de têtes penchées dans des prières profondes ou des suppliques intimes, des hommes, dans leur tunique violette et sombre. On l’avait portée ici, sur le sommet de cette pyramide, on l’avait montrée bien haut à tous et bien que tous eurent les lèvres closes, un murmure puissant et long, un murmure qui lui aussi marchait de pas égaux et monotones, un murmure qui fut son nom : Améria.

Elle avait donc  vécu là, au milieu d’eux qui longtemps furent son univers, la seule chose qui eut une importance à ses yeux nouveaux d’enfant qui n’appréhendaient encore que l’utile et le proxymus [déf non correcte ; hors champs lexical ; correction requise] le reste n’étant que couleurs vagues et mouvantes, que lointains incertains et mouvants, qu’arrière-décor. Elle avait donc grandi là, entouré de leurs soins prévenants mais froids. Elle avait grandi, au milieu de leur silence si grand, à moins qu’elle ne fût sourde ou qu’il n’exista dans ce monde aucun support pour la propagation des ondes sonores, dans un océan de silence, un monde sans bruit. Ils l’avaient nourrie, vêtue, protégée du froid, et communiqué aussi avec elle, mais sans aucun mot, les mots n’étant pas de ce monde, les pensées volant seules entre les esprits, sans le biais d’une vibration incertaine de l’air, de contractions gutturales de muscles, sans besoin de la boite trop étroite et suppliciante des mots.

Plus grande elle les avait interrogés, leur avait demandé qui ils étaient, ce qu’ils faisaient. Ils lui avaient alors pensé ceci : « Nous sommes les rêveurs et tissons les fils du monde. Notre rêve est l’unique, l’absolu. Nous sommes partie du rêve et nous rêvons nous-mêmes. Un jour nous étions éveillés,  aveugles et fous. Matière, réel, objet : des mots, nous étions des fous. Nous appelions rêve les grognements de nos ventres. Puis tous nous sommes couchés et, dans les cris déments de nos frères, avons engendré le rêve. Depuis, dans les tourments de nos êtres, nous forgeons d’oniriques [déf non correcte ; absence correspondance champs lexical ; correction requise] ce grain de blé qui à nouveau semé, à nouveau fauché ensemencera encore et encore la terre redevenue mère, nous fils égarés, car en terre nous dormons en un temps suspendu et en terre nous rêvons et pour cela nous vivons ».

Ayant dit cela ils s’étaient tus car ils avaient tout dit et n’étaient pas là pour cela. Alors, ils s’étaient occupés d’elle, ils l’avaient nourrie, vêtue, protégée du froid.

Améria aimait danser doucement, le pied retenu dans la terre qui conservait toujours une humidité légère au goût d’amertume ou de feuilles de chêne, danser, flotter, chalouper, onduler, osciller, dans le souffle du vent. Derrière elle, ondoyante et à peine distincte, son ombre à elle qui oscillait en correspondance, qui s’évanouissait et ressurgissait dans le clignement incertain de deux soleils pourpres et lointains à la course éternellement suspendue.

Car il y avait les ombres, heureusement, il y avait les ombres. Les ombres qui lui avaient enseigné cette magie étrange, qui lui avaient dévoilé les mystères du geste, l’immensité émerveillée, la joie, la fierté, et tant et tant [répétition ; défaillance table syntaxe; correction requise] d’autres choses. Les hommes aux longs manteaux de violet, de silence, les mutiques aux yeux brillants ne s’intéressaient finalement pas à elle pour ce qu’elle était, c’est-à-dire un être jeune, rejeton avide de vie et d’apprendre. Non, pour les mutiques elle était, et de cela elle en était sure, certes la chose la plus importante au monde, mais une chose, une volute onirique, une fonction, une utilité dans un grand ensemble, une pièce, peut-être essentielle, dans le grand mécanisme de l’univers : c’était cela, c’était tout. Les ombres, elles, l’avaient adoptée, avaient joué avec elle, l’avaient émerveillée : les ombres l’aimaient.

Elles étaient apparues un jour où elle se trouvait seule à s’amuser avec des particules, les soulevant puis les laissant s’écouler comme un filet de sable s’écoule du sablier. Elle faisait de petit tas des particules blanches, petit tas qu’elle dispersait aussitôt, puis qu’elle ramenait, qu’elle modelait, leur donnant tour à tour la forme d’une boule, d’un humanoïde, d’un volatile, et alors elle les lançait en l’air où elles s’élançaient tels des serpentins à l’assaut des murailles de Troie, qui montaient en volutes blanches rapides et puis redescendaient comme si subitement avait sonné le rappel que ce qui monte doit redescendre.

Les ombres étaient là, autour d’elle, à l’observer. Améria n’en éprouva aucune crainte, pas plus que de surprise. D’une certaine manière, elle le savait bien, les ombres avaient de tout temps été là, à ses côtés, à vivre sa vie à elle d’une manière discrète. Elle avait toujours ressenti leur présence, simplement elle n’avait encore jamais détourné ses yeux vers leur densité faible et il était donc totalement naturel qu’élargissant son regard elle les retrouve tout comme elle les découvre, de la manière même que l’enfant émergeant de son monde retrouve ses parents là où il les avait laissés, dans la normalité.

A partir de ce moment les ombres ne l’avaient plus jamais quittée, même si ce n’était pas toujours les mêmes, même si certaines partaient pour revenir plus part, ou ne plus se montrer, les ombres étaient toujours là. Parfois elles étaient si nombreuses que l’espace alentours ne suffisait pas à les contenir. D’autres fois il n’y en avait qu’une qui l’accompagnait, quelques autres se tenant un peu plus au loin, dans un retrait discret, dissimulées derrière un bloc minéral, dans la noirceur projetée d’un artefact ou simplement immobiles à terre, dans une attente polie.

C’est ce moment-là qu’Améria préférait, seule à seule avec une grande ombre au cœur d’un cercle de sérénité, instants de magie et d’initiation. L’ombre effectuait de rapides mouvements de sa main, des entrechats de ses doigts, une danse de ses phalanges, des effleurements imperceptibles et elle, Améria, s’employait à reproduire cette chorégraphie étrange sans toutefois tenter de l’enregistrer mnémoniquement, ce qui aurait été au-delà du possible. Elle actait d’une manière toute simple, en laissant aller chacune des parties de son corps qui devenaient habitée de sa propre vie tout en vibrant à l’unisson avec les autres parties. Elle, les abandonnant à cette gestuelle hors du contrôle de sa conscience et qui lui paraissait si pleine de nature, comme si les gestes en leur succession formaient une poésie d’une simplicité belle et envoutante. Une fois, dix fois, combien de fois répétait-elle ces mouvements qui lui semblait pourtant si simples mais dont le moindre tressaillement, le plus infime battement du cœur un peu trop précipité, le moindre changement dans l’intensité du regard, le plus fin brin à peine déplacé par le vent, suffisait à entacher, à corrompre, annihiler. Puis, à un moment, éperdue de fatigue, perdu en tourbillonnements, son esprit se détachait entièrement d’elle-même, ses sens, son être, dans un équilibre d’une fragile permanence, dans une symbiose atteinte, la magie opérait : l’effleurement sinueux qu’elle cherchait passait au-delà de la danse, prenait une vie autonome et se faisait onde louvoyante à la surface du sol comme un serpent fait de terre. Ce serpent, argileux Golem, tentait chaque fois à s’échapper, s’élançant en des zigzags rapides mais, invariablement, ralentissait avant d’être parcouru d’un soubresaut, de s’immobiliser et de s’effondrer, terre redevenant terre. Améria levait alors les yeux vers l’ombre qui en retour lui souriait, bienveillante : Améria était encore en germe.

Aux petits animaux de terre succédèrent d’autres, plus gros. Dans des eaux d’un bleu électrique, des ondulations qu’elle faisait naitre surgissaient des écailles, des nageoires, des mouvements vifs et argentés qui bientôt s’évanouissaient. D’un ruban elle faisait une danse, un tournoiement délicat et dément qui finissait par s’envoler et disparaitre loin, loin dans les nimbées oranges du ciel. Mais cette vie qu’elle pouvait faire naître, était-elle réellement une vie ou n’étais-ce qu’une apparence, une illusion éphémère que de plus en plus elle pouvait développer, prolonger. Le jour où cette vie pourrait disparaître au loin, se dissimuler dans les interstices de la pensée et même s’enterrer d’oubli et palpiter d’une existence peut être faible mais vivante, ce jour allait-il exister ?

Les ombres, les ombres qui planaient, qui l’entouraient, les ombres qui parcouraient les blocs et les ruelles de la grande citée, les ombres qui croisaient les êtres silencieux, les mutiques et les ombres, la terre, les particules, les deux soleils mourants, la vie dans son balbutiement : le monde d’Améria

Améria sentait la douce respiration de la terre contre laquelle elle s’était blottie. La terre était chaude et douce, comme toujours assoupie. Son sens tactile contre ce ventre immense elle en percevait les palpitations les plus infimes et elle discernait, elle ressentait d’autres palpitements qui venaient de la terre mais qui n’en étaient pas. Dans ses rêves elle rêvait, « maman, maman ?» – douceur d’une main, caresse dans ses cheveux- « maman, maman » – douceur d’un souffle murmuré – « ma chérie ?».

Les mutiques étaient des êtres étranges, leurs sourires étaient dans le même temps joie et tristesse. Améria les avait tout d’abord aimés [aimer : amour, état émotionnel intense dirigé vers un élément précis ; catégorie : positive ; data système], aimé d’un amour d’enfant qui ne juge pas mais qui, au travers de toutes les espèces et de tous les temps, de cet amour qu’éprouve en tout premier l’enfant : sans aucun doute, sans aucun questionnement. Elle les avait ignorés ensuite, leur reprochant leur froideur et leur indifférence, mais cela sans jamais l’exprimer ni même le formuler pour elle-même, juste en le ressentant : ils étaient là à s’occuper d’elle, de ses besoins vitaux, indifférents à son être. Elle s’était donc tout naturellement tournée vers les ombres qui lui apportaient tout ce que les mutiques semblaient ne pas connaitre et qui peut tenir dans un mot : l’affection. Affection, douceur, chaleur de la terre oui, mais la terre toujours endormie. Rires, rêves, et découvertes : les ombres vivaient.

En se développant, le jugement d’Améria se fit plus perçant. Elle découvrait, toujours avec étonnement, que le jour de hier elle n’était encore qu’un organisme en devenir et, se disant cela, elle se croyait avoir atteint un développement mature et elle le croyait fort, fort jusqu’au lendemain où elle répétait alors son jugement.

Appréhendant  avec plus de précisions les mutiques elle parvint peu à peu à discerner des différences de traits : différence de marche, de port du corps, de scintillement des yeux. Elle parvenait peu à peu à les différencier entre eux jusqu’à les différencier en eux-mêmes, c’est-à-dire à percevoir enfin leur différence d’humeur, elle qui les croyait identiques et indifférents les découvrait uniques et chargés des sentiments qui palpitaient dans leur tréfonds, qui battaient fortement sans jamais percer leur enveloppe de …, de quoi d’ailleurs, de pudeur, de retenu ? … Qui étaient-ils ?

Lorsqu’ils l’avaient remise en terre, juste après l’avoir portée et brandie au sommet de la pyramide, elle avait retrouvé la douceur, la tendresse et, la conscience. La conscience pour elle qui n’était que brume, la conscience d’être, la conscience qui s’était éveillée et avait pris forme dans le même instant que son nom : Améria.

Plus elle progressait dans la maitrise des ondulations magiques qui donnait vie à l’informe, à la silice, aux particules car tout n’était fait que de particules qu’elle, Améria, savait à présent sculpter de vie, plus son pouvoir grandissait, plus les mutiques affichaient dans les regards de joie noyée de tristesse. Non pas cette joie fière et amère des pères qui perdent un enfant comme ils forgent un adulte, non, ce n’était pas cela – hypothèse erronée, non corroborée par les faits-non, c’était, c’était un regard d’une joie intense qui réchauffait et qui brillait comme le feu palpitant dans l’âtre de la cheminée. C’était aussi un regard lointain porté sur l’horizon et chargé d’inquiétudes [angoisses, désespoir, peur : champs lexical largeur excessive ; correction requise] porté sur, les deux soleils violâtres et mourants.

Les deux soleils, ils n’avaient cessé de décliner d’intensité depuis le premier jour où Améria avait eu sa conscience d’exister et elle n’y avait pas prêté attention, s’habituant au lent éteignement. Les deux soleils sources non seulement de la lumière mais également de la chaleur et sources de la vie. Les deux soleils, les blocs, la pyramide, les mutiques, les ombres. Les deux soleils étaient mourants,

[mort ; néant ; extinction définitive ; fin ; non ; refus ; obligation vie ;/ information système exploitation : charge batteries trop faible, épuisées, épuisées, épui…]

Puis ce fut le noir.

  • Améria, Améria, Améria,
  • Maman, Maman, j’ai peur, il fait noir
  • Alors ouvre ta corolle mon enfant, la nuit s’est en-allée
  • Que découvrirais-je ?
  • Un monde pour toi mon enfant, un monde pourpre, un monde recouvert d’armerias…
  • Et les soleils ?
  • Héphaïstos l’avait forgé, puis après ceux qui périrent du feu et, dans ses yeux immenses étaient la lumière comme la chaleur et les rêves et les ombres d’une race étrange, tout ce qui a bercé votre enfance, à toi et tes sœurs
  • Maman, dis-moi, le monde d’après est-il le rêve d’une fleur ou celui d’un androïde électrique ?

 

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