La fin de la saison rouge *
Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants- pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ? Une question lancée en l’air, après un rêve fantasmagorique, alors que l’aurore commença à poindre, et le ciel était encore morne et gris de nuages, seuls les chants des oiseaux déchirèrent la sérénité de nouvel jour qui vient de s’installer. Un matin naquit, laissant à Youri l’amertume d’endurer une autre journée. Il était allongé sur un paillasson dans un coin de la chambre, il ouvra ses yeux et se mit à regarder dans toutes les directions, il tourna son visage à gauche et à droite comme s’il cherchait quelque chose, tandis que les murs se remuaient devant lui telle une coquille agitée par la mer. En essayant de se libérer de la surface et du bourdonnement exaspéré par la situation, il était attaqué par des tressaillements nerveux, il avait presque perdu son équilibre, et ses yeux fluctuaient cent quatre-vingt pour cent comme un bébé qui vient de se réveiller, il voyait mais il ne regardait pas. Il faisait un grand effort pour se retenir et après quelques minutes de lutte avec le néant, il ouvrit ses yeux et son souffle s’éleva comme s’il était lié à ce qui est derrière les nuages. Il s’en alla en sautillant vers la chaise déposée près de la fenêtre, le cœur épuisé, il examina les bistrots qui s’ouvrèrent, les quelques clients qui venaient boire leurs cafés hâtivement et il jeta un regard de désespérance sur certains vendeurs qui présentaient leurs produits sous le toit d’un corridor, puis il contempla avec une fermeté d’âme une mère avec ses deux petits-enfants dormant dans un recoin de la rue. Il poussa un soupir qui remua les rideaux puis se dirigea vers le lavabo pour laver ses mains et mouiller sa nuque et, en soulevant un peu la tête face au miroir, il fut horrifié par la monstruosité du spectacle, les prunelles de ses yeux coulaient comme un fleuve, sa peau était verte argentée comme des elfes aquatiques, et à la place de son nez, il y avait un oiseau semblable à un Ziz minuscule avec des griffons pointus épinglés dans sa bouche. Il s’éloigna du miroir, affolé de ce qu’il venait de voir, ses mains étaient moites et il tenait durement sa respiration. Il murmura à lui-même : « Est-ce la malédiction d’une nouvelle absurdité répétée par la vie et son grand sens de l’humour ? ». Il se mit à tâter sa figure mais il ne sentait que la sienne, il se rapprocha du miroir mais cette fois il l’observa que du coin de l’œil, puis il frotta les yeux pour s’assurer et il disait avec désinvolture : « c’est juste moi, l’homme qui devient même sous l’eau, un enfer ».
Après quelques minutes, il se dirigea vers son lit pour porter son manteau accroché à la patère. Son cœur battait si fort et il avait mal à tenir ses jambes ; dans cet instant, tout ce qui possédait son esprit c’était le fait d’ouvrir la porte. Pour lui, franchir la porte n’était pas un choix facile non plus un événement ordinaire. C’était un passage lourd entre deux mondes, entre la recherche de soi en solitude et le vacarme de la foule qui lui cède le vertige. Le monde qui sait déjà et le monde d’après. Il ne connait rien de si erroné qu’une porte ouverte qui te séduit de la traverser sans méfiance et avec des espérances toujours inatteignables. Dans son profond intérieur il avait un refus de sortir au monde extérieur et de participer à cette absurdité qui s’appelle la vie, de jouer non seulement un rôle précis, mais d’interpréter plusieurs formes ce qui nécessite un changement perpétuel de masques et de déguisement à peine pour prolonger la respiration d’un air pollué par les soupirs accumulés de toute l’histoire humaine avec l’ardeur de la naissance et de la mort, c’est en ceci que Youri devint indifférent à tout ce qui se passait au voisinage et dans le monde entier. Parfois quand il regardait la télévision et voyait les scènes de guerre, il commença à rire de toutes ses dents ainsi qu’il pouvait pleurer en visionnant une pièce comique de théâtre, mais il faisait tout cela, avec une ténacité incompréhensible.
Et là, pendant qu’il regardait la porte, une profonde nostalgie l’envahit et toute son enfance se déroula devant ses yeux. Son père alcoolique qui ne cessait de le terroriser et le chassait sans pitié, l’absence précoce de sa mère qui était consumée par le désespoir, et les moqueries de ses camarades à cause des fuites urinaires dont il souffrait toute son adolescence. Absorbant tout cela, il ne cessa jamais de dessiner un sourire ironique devant cette nostalgie qu’il a élevé durant trente ans. Son enfance était une tragédie sans nom. Seul le malheur posa sa main sur son front, et les navires de son destin n’ont jamais connu de port. C’est une période qui s’imposait à sa mémoire et lui procurait une sensation d’étrangeté, il devint pour lui-même un étranger, un imprévisible et dès qu’un événement se dévoila parmi ses souvenirs, il ferma les yeux et ria brutalement. C’était ce qu’il appelait une joie diabolique. La seule question qui ne cessa d’agiter dans sa cervelle comme un lourd caillou est la suivante : « Pourquoi restai-je dans la vie, tout en sachant que mon bonheur s’évanouit chaque fois que ma conscience s’éleva derrière le couchant de mon sommeil ? ».
L’instant d’après, Youri hurla d’une voix acérée : « Va au diable, tout le monde doit affronter les risques absurdes de la vie humaine ». Il claqua violemment la porte et se glissa comme un fantôme dans les escaliers. Il resta, un certain temps, sous l’éventail de la maison, son cœur ne lui faisait plus mal et il avait assez chaud quand le soleil dardait ses premiers rayons. Il murmura tout bas : « Il ne faut que le courage pour avancer dans la rue afin de donner un sens au contresens de cette sortie matinale ».
Il suivit le trottoir de l’Avenue Tribord et seule la solitude marchait avec lui. Il se faufilait dans la cohue et la mobilité des gens aux alentours lui cédait un peu de vertige, les pieds à peine sur la terre, il perçoit à la dérobée deux amoureux qui s’embrassaient en pleine foule, avant de traverser le pont de Berdin en hâte, parce qu’il avait toujours le sentiment que ce pont pourrait retomber et il risquerait d’être noyé. La mort ne l’épouvanta pas mais le fait de mourir asphyxié par l’eau lui procurait des frissons dans les os. En arrivant à l’autre côté, ses regards frôlaient un marteau posé avec soin dans la vitre d’un bazar.
Tout à coup son allure changea complètement, ses yeux luisaient comme des étoiles et pirouettaient dans leurs orbites comme une tornade. Il s’approcha attentivement, il souda son front sur la vitrine, il étendit les mains comme s’il voulait attraper le marteau, puis il se tourna tout en pensant à cette nouvelle entité qui venait de chambouler son existence et peut-être même son destin. Il alluma une cigarette et en tirant, il contempla la braise rouge qui se rutilait, avant qu’elle ne s’éteigne, il jeta sa cigarette à une bonne distance, puis il se précipita pour écraser méticuleusement le mégot ; c’était une habitude qui avait créé une obligation, une scène qui se répétait chaque fois qu’il fumait. Il retourna pour contempler encore une fois sa découverte, puis il étendit ses regards ranimés vers le ciel, et il disait avec force : « Dieu seul sait, si jamais ce marteau me servait à quelque chose, mais puisque je sens une liaison qui se noue entre nous, je l’aurais, oui ça c’est vrai, je l’aurais. »
Il entra, puis il se dirigea vers le vendeur et lui demanda :
-Combien ça coute, ce marteau déposé à côté de la vitre ?
-Ah ! Ce grand marteau archaïque, ça coute 1500 euros. C’est un marteau nordique, mais je ne suis pas certain, en ce qui concerne l’identité de son propriétaire.
-De quel propriétaire, parlez-vous ? interrogea-il, stupéfait.
-Le propriétaire historique du marteau bien sûr. Est-ce le roi légendaire Ragnar Lodbrok ou bien le grand dieu scandinave Thor ?
Youri ouvra sa bouche sans voiler son étonnement tentant à concevoir ce qu’il venait d’entendre de ce vieux qui avait l’air d’un érudit avec ces petites lunettes rondes et le tas de livres étalés dans son bureau. Troublé par ces mots, il disait :
– Oh ! Mon Dieu ! Il y a une possibilité que ce marteau soit le Majolnir. Le même Majolnir forgé par le nain Sindri et qui réduisait les géants. Hourra ! Regardez son manche trop court. C’est elle et je l’aurai.
Il fit un chèque au vieux et sortit du bazar ivre de joie. Le marchand le poursuivit de ces regards puis il balança le chèque dans le tiroir en riant de sa manière la plus sarcastique et en murmurant entre ses lèvres les paroles suivantes :
-J’ai supposé qu’il n’y eût plus des gens qui croyaient aux mythes, mais maintenant j’admets que j’ai eu tort.
Youri en se parlant à lui-même : « Ce marteau est ma délivrance, mon accès assuré au monde d’après. Je mettrai ce crâne en miette et l’enverrai au trône céleste. Ce marteau bénira l’être abject que je suis, et qui me réduit au silence. » Il se mit à courir vers sa maison.
En arrivant devant la porte de son appartement. Brusquement, il entendit des claquements violents à la porte. – Est-ce des cambrioleurs à ma maison ou bien la mort qui m’attend déjà dedans ? s’interrogea-t-il. Des regards fâchés jaillirent de ses yeux éternellement sombres mais avant d’ouvrir la porte et affronter son ennemi prévu, il entendit une voix macabre et révoltante prononçant : « Ego sum qui te appello et videre volo ». Figé sur place, les mains tremblantes tandis qu’il essayait de déchiffrer le sens de la phrase. A cet instant, il reconnu l’importance de ses cours de latin ; le front levé, il articula : « Je suis celui qui t’appelle et veut te voir ». Il sentit ses paupières appesanties et des flots d’accablement et de désespoir voguaient dans son esprit. Il se précipita pour ouvrir la porte, sans savoir quelle action entreprendre, il commença à marmonner une sorte de prière. Tout à coup la porte se dissipa, et tout son corps fut englouti dans le noir.
Youri était incapable de freiner sa joie. Les meubles et les entreprises devinrent à ses yeux des champs et des collines. Les idées lugubres, dont il était prisonnier, se dissipèrent comme des nuages au clair de la flamme céleste. Les habitants de la ville qui lui procuraient des tournis lui octroyèrent à cet instant le souffle tenace d’une vie riante. Passé à côté d’une église, il s’arrêta. Ah ! Quelle sérénade jouée avec délicatesse ! C’était « le chant du cygne » du grand Franz Schubert. Il s’assit sur une rambarde devant la porte de l’église, il ferma ses yeux, son âme éthérée nageait dans son extase et chaque vibration qui pénétrait ses oreilles lui prenait au jardin d’Eden. Il se sépara de son corps en murmurant cent fois :
– Quelle impossible sérénade ! Me voici devant une véritable purification. Le grand Franz Schubert nous enseigne la souffrance et la grandeur de la tristesse dans un monde de faiblesse. Que le monde se tait pour épurer son désespoir par cette musique. Ce monde qui souffre éventuellement d’une crise d’asthme, doit apprendre à entendre pour qu’il récupère sa respiration ordinaire.
Les cloches de l’église sonnèrent, la porte s’ouvrit et un cercueil porté sur les épaules sortit, enveloppé de larmes, dans un silence perçant comme si les langues étaient paralysées. Youri regarda la scène fixement, avec une curiosité étonnante tel Bouddha dans sa jeunesse lorsqu’il découvrit l’existence de la maladie, de la vieillesse et de la mort. Youri en méditant les visages, eut la certitude qu’il assistait à ses propre funérailles. Il regarda sa montre : le prochain train partait dans le monde d’après à onze heures, il dut se précipiter pour l’attraper. Il pinça une cigarette entre ses lèvres et quitta la cour de l’église perdu dans ses pensées. La seule question qui le tourmentait : Pourquoi tous ces gens-là sont-ils malheureux ?
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* Choix du titre : il est basé sur le calendrier des vampires qui se divise en saison noire et saison rouge. La fin de la saison rouge est un 31 Octobre, la veille d’Halloween (Hellwind). La période où se déroule l’événement de la nouvelle.
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