KUROHAÏ
Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ?
“Sortir le moins possible…”. Papa le répétait toujours. Encore et encore. “Il y a les ombres, ma petite Kurohaï. Ce sont de féroces animaux, qu’il faut éviter à tout prix !”.
Sortir le moins possible, oui, je dois suivre les conseils de papa. Depuis que lui et maman ont disparu, je ne sais plus quoi faire…
Papa est parti il y a longtemps, car nos vivres ici sont presque épuisés, il voulait trouver de l’eau et de la nourriture. Il a pris une grande cape qui traînait là, pas très jolie, mais très très chaude, et aussi un sac… Il disait que les incendies nucléaires semblaient décroître, les lumières à l’horizon étaient plus faibles, peut-être qu’on allait pouvoir bientôt sortir ? Je ne sais pas depuis combien de temps il est parti. Il y a bien une vieille horloge à piles, elle ne s’est presque jamais arrêtée, elle donne l’heure, le jour, mais pas le mois. Papa me disait qu’on s’était réfugié dans cet entrepôt depuis plus de 7 ans maintenant, depuis la catastrophe de 2073, mais je ne sais pas si c’est vrai. Il m’a raconté tous les événements, je n’ai pas tout compris. Il m’a parlé des cataclysmes, des feux de forêts monstrueux, des gouvernements dépassés, absents… Des armes nucléaires lancées sur certains pays. Je ne sais pas trop ce que c’est un gouvernement, ni une arme nucléaire. Mais j’ai un vague souvenir de tremblements de terre, et j’ai aperçu une fois les cendres dans le ciel, le seul jour où papa m’a autorisé à monter sur la grande échelle pour atteindre la trappe au plafond. Il fait nuit depuis des années, il me disait…
J’étais trop petite pour me souvenir de tout ça, je devais avoir deux ans lorsqu’avec papa et maman nous sommes arrivés dans cet endroit…
C’est un hangar immense, avec des rayonnages si hauts que je n’en vois pas la fin, c’est trop sombre. On trouve de tout ici, des boissons qui se gardent pendant des années, des conserves, des gâteaux secs, des barres de céréales et plein d’autres choses qui ne se mangent pas. Papa disait qu’on était dans la réserve de l’entreprise de livraisons automatiques de la côte ouest. Maman n’en était pas certaine, car il n’y avait pas que des produits neufs, il y avait aussi de vieilles choses, comme de la brocante, elle disait. Je ne sais pas pourquoi le bâtiment a résisté, ni comment on a atterri ici. Maman et papa m’ont dit que dehors, il n’y a plus rien. Que de la cendre et des montagnes de poussières. Et le ciel, il est noir, il n’y a plus le soleil. Il fait froid aussi, mais on a construit des cabanes avec des palettes en plastique et des doudounes. On s’est servi d’objets pour faire du camping, et de trucs aussi pour les survivalistes. Le soleil, je ne sais pas ce que c’est vraiment. Je l’ai vu en photo, et sur des spots publicitaires de mon DVD.
“Tu seras chargée de l’éclairage Kurohaï”, m’avait dit maman. Même si je ne connais pas le soleil, je suis devenue avec le temps la spécialiste des systèmes de lumières ici : lampe électrique, à friction, lanterne à gaz, spot sur batterie, mini-station à fusion, micro light à hydrogène… “La lumière, on ne risque pas d’en manquer”, disait papa. C’est moi qui faisais se lever notre soleil artificiel, et qui faisais tomber la nuit.
Maman est partie à la recherche de papa la semaine dernière. Elle ne revient pas. J’ai peur. Je suis seule.
Elle m’a défendu de sortir en partant. “C’est trop dangereux, dehors. Il y a les ombres, ce sont des animaux féroces. Il y a aussi les mutants, qui doivent être des humains, mais on ne sait pas trop, ils ne parlent pas, ils sont furtifs, et il y a surtout leur regard… Kurohaï, si tu voyais leurs yeux ! Comme éclairés de l’intérieur. Ton père pense qu’ils ont été irradiés. Moi, je ne sais pas, peut-être… Je ne sais pas… Les ombres sont moins nombreuses qu’avant, et surtout, elles ne nous attaquent plus. Elles se sont calmées, je ne sais pas pourquoi… Et dehors, Kurohaï, si tu savais, comme c’est sombre, il n’y a que de la poussière d’une épaisseur de plusieurs mètres. Tout est recouvert. On ne voit plus la ville. C’est un désert gris et froid. Mais surtout, surtout Kurohaï, il ne faut pas sortir, à cause des crevasses et de la cendre mouvante. Avec ton papa, on a vu des rescapés disparaître dans la poussière, couler, tomber, et alors, impossible de remonter… Les cendres mouvantes, oui, ce sont les plus dangereuses, bien plus que les ombres et les mutants… Kurohaï, je dois chercher ton père, nous n’avons plus rien à manger ni à boire, nous avons épuisé nos réserves, il m’a dit que le ciel commençait à s’éclaircir, que les incendies et les orages magnétiques diminuaient, je vais le retrouver Kurohaï, peut-être qu’il reste un espoir… Se réveiller enfin de ce cauchemar…”.
Je ne reconnaissais plus maman depuis le départ de papa. Je voyais qu’elle se forçait à sourire… Bien plus qu’avant. Et déjà avant, elle était souvent triste et ne parlait pas beaucoup. Depuis longtemps déjà, elle ne voulait plus me faire de câlins. “Il faut grandir Kurohaï, tu n’es plus un bébé…”. Papa, lui, me fait des bisous, parfois…
Ah oui, mon DVD ! C’est papa qui m’a dit que ça s’appelait comme ça. “Une vraie antiquité, Kurohaï !”. Une sorte de disque en plastique. Il doit être inséré dans une boîte qui permet de lire ce qu’il y a dessus, car avec les yeux, on ne voit rien. Il faut mettre des batteries, on appuie ensuite sur une touche qui représente une flèche, et un film se déroule sur l’écran qui est fixé à la boîte. Papa et maman me laissent souvent regarder ce film, il y a si peu d’occupations ici. Ils m’ont dit que comme ça je ne m’ennuierai pas, mais je ne sais pas trop ce que veut dire ce mot. Peut-être c’est quand on ne sait pas quoi faire ? Ici, j’ai de quoi m’occuper tout le temps, changer les piles, ranger le camp, aller chercher de la nourriture sur les étagères, noter les jours sur le cahier-calendrier, écouter ce que papa m’enseigne sur les mots, et comment compter, et sur l’histoire des Hommes et des animaux, et sur toutes les plantes qui existaient avant, manger, dormir… Il m’a aussi appris quelques chansons que j’essaie d’imiter, mais je ne suis pas très douée… Et bien sûr il y a le DVD, que je regarde souvent. Je peux vous décrire chaque image du film, chaque partie d’image, chaque détail, tout ce que le maître explique, et les spots publicitaires qui sont au début. Je ne sais pas à quoi ça pouvait servir ces publicités. Maman dit que c’était pour faire connaître des choses que des gens vendaient, pour que d’autres gens aient envie de les acheter. Ça s’appelait “consommer”. Cela reste vraiment flou pour moi, je ne comprends pas…
Il n’y a plus aucun bruit dans l’entrepôt. Parfois, j’entends mes battements de cœur. Je ne suis pas habituée à être seule, je fais tout mon travail, les lumières, ranger le camp, mais ça me manque un peu de pouvoir parler à papa, et un peu à maman aussi. C’est ça s’ennuyer ? Il n’y a que la nourriture que je ne peux pas préparer, car il n’y en a plus.
Je remets mon DVD en marche. L’écran s’allume. Il y a une musique entraînante, et un dessin au milieu de l’écran. Papa m’a dit que c’était un logo, qui représentait une marque. Une marque, c’est des gens qui se regroupent, et qui font des choses ensemble, et pour faire connaître aux autres ce qu’ils ont fait, ils inventent un dessin. Je trouve que c’est très tordu… Les gens, ce sont d’autres personnes, et papa m’a dit qu’il y avait avant des centaines, des milliers, des millions, et même des milliards de personnes sur la terre. Vraiment, je n’arrive pas à imaginer ça ! Et dans quelle salle toutes ces personnes pouvaient tenir ?
Sur le DVD, c’est une marque d’une entreprise de télé. Maintenant il y a les publicités, avec des gens, des maisons, des voitures, le ciel bleu, le soleil, la mer, des arbres et des herbes. Et des animaux, des oiseaux, des chiens. C’est papa qui m’a expliqué tout ça. Il a eu le temps de bien me montrer les détails. Il m’a dit aussi qu’au-dessus de nous, autour, tout cela avait disparu, que le ciel était noir, le soleil caché par des nuages de cendres, les animaux presque tous morts, sauf des sortes de chiens. Il m’a dit que ça ressemblait à un désert dans la nuit, ou plutôt à un monde lunaire. Je n’ai toujours pas vraiment compris ce qu’il voulait dire…
J’ai froid et très faim et très soif soudain… Mais il n’y a plus d’eau, papa va revenir…
Ah, ça commence le reportage. Un monsieur très vieux explique la vie et l’œuvre de Bouddha. Mais je ne possède que le DVD N° 2, alors c’est difficile à comprendre… Papa ne connaissait pas Bouddha, il a cherché s’il y avait des bornes interactives ou des terminaux de connexions dans l’entrepôt, mais rien… “Il n’y a plus aucune liaison possible, ni par des câbles, ni par des ondes, ni par la lumière. Tout a été coupé… Impossible de communiquer avec les personnes autorisées ma petite Kurohaï, impossible de consulter les archives homologuées…”. Il a aussi cherché des livres, mais avant la catastrophe, il était déjà rare d’en trouver, alors maintenant… J’ai essayé de comprendre qui était Bouddha. Je crois que je sais. C’est un homme qui a vécu il y a très, très longtemps, dans des pays qui n’existent plus depuis longtemps (papa m’a même dit que ces régions qui étaient en Asie étaient depuis longtemps sous la mer). Le DVD explique que l’éveillé (c’est l’autre nom de Bouddha, j’aime bien !), c’est peut-être plusieurs personnes en fait, qui ont trouvé “leur voie”. La première fois, je n’ai rien compris ! Et le maître qui parle dans le film, un vieux monsieur tout ridé, n’emploie pas des mots simples. Papa et maman en ont eu marre de me donner les définitions des mots compliqués qu’il utilisait. Je pense que c’est parce qu’ils ne connaissaient pas ces mots-là…
J’ai la bouche très sèche… J’ai froid…
L’éveillé, ce n’est pas parce qu’il ne dort pas, mais parce qu’il a trouvé une voie. “C’est compliqué Kurohaï”, me disait papa, “Je crois que Bouddha a trouvé la voie pour que sa vie ait du sens…”. Je ne sais vraiment pas ce qu’il avait voulu dire. Le sens, c’est devant ou derrière, à droite ou à gauche, en haut ou en bas… Après avoir très longtemps réfléchi, je sais maintenant que Bouddha a trouvé ce qu’il voulait faire dans sa vie : c’était apprendre des choses, et essayer de comprendre les autres gens. C’est un peu comme moi ici, sauf qu’il n’y a que papa et maman…
Ah, ma lampe numéro 12 est faible, il faut que je change de batterie…
Le maître dans le DVD explique que Bouddha a 32 marques majeures et 80 marques mineures, c’est ma partie préférée ! Je me suis aperçue que je n’étais pas Bouddha. J’ai compté mes dents, je n’en ai pas quarante… Je n’ai pas de roue représentée sur les mains et les pieds. Je n’ai qu’un des signes, c’est lorsque ma chevelure est parfumée, quand je mets un onguent de synthèse à la fraise, j’adore !
Papa, maman, où êtes-vous ?!
La vie de Bouddha est vraiment très très compliquée. Sur le DVD, il y a plein de choses que je n’ai jamais compris. Je connais par cœur des phrases : le récit de sa vie, transmis d’abord oralement, n’a été mis par écrit pour la première fois que des centaines d’années après sa mort et mélangent métaphysique et légende ; les légendes prétendent que la mère du Bouddha l’aurait conçu en songe, pénétrée au sein par un éléphant blanc à six défenses ; Siddhārtha abandonne à son serviteur manteau, bijoux et cheval et endosse la tenue d’un pauvre chasseur ; les derniers mots du Bouddha sont : l’impermanence est la loi universelle, travaillez avec diligence à votre propre salut.
J’ai vraiment mal à la tête… Tout se mélange…
Ce que je préfère dans le DVD, ce sont les citations de Bouddha :
“Ne demeure pas dans le passé, ne rêve pas du futur, concentre ton esprit sur le moment présent”.
“Si le problème a une solution, il ne sert à rien de s’inquiéter, mais s’il n’y a pas de solution, s’inquiéter ne changera rien”.
Papa et maman disent que notre situation est très grave, mais moi, je ne sais pas, je ne crois pas… Jusque-là, on avait à boire, à manger, de la lumière, on pouvait dormir ou ne rien faire, ou penser, ou discuter, ou chanter, pourquoi c’est grave ?
Depuis hier, j’ai très mal au ventre. J’ai retrouvé un petit miroir que j’avais perdu il y a des mois. Je m’observe, et c’est vrai que mon visage est étrange : amaigri, les cheveux très blonds, les yeux rouges… Je n’ai pas les lobes d’oreilles de Bouddha… Les miens sont petits. Lorsque j’ouvre la bouche, je vois ma langue sèche et gonflée. Ah, mais c’est quoi là ?! Sur le miroir, j’ai vu une ombre ! Derrière moi ! Je me retourne, mais rien…
Peut-être que c’est la faim et la soif qui embrouillent ma vue ?
En posant le miroir par terre, il a reflété l’échelle qui monte jusqu’à la trappe du plafond. C’est papa qui a installé cette échelle, car toutes les portes sont bloquées, et c’est le seul moyen qu’il a trouvé pour sortir de l’entrepôt… Et là, sur le miroir, je vois les premiers échelons briller à la lumière de ma lampe numéro 12, qui éclaire maintenant très fort.
“Ne sors pas Kurohaï !”. Mais vous n’êtes plus là papa et maman ! J’ai trop faim et trop soif ! J’ai mal partout. Je vois des couleurs maintenant sur le miroir, et des formes qui tournent… Je vois les silhouettes des ombres, ces chiens errants… Je vois les mutants avec leurs yeux éclairés de l’intérieur…
Je me sens faible, si faible…
Mais il faut que j’aille à la rencontre de papa, et peut-être de maman aussi…
Je vais dormir un peu, et ensuite, je grimperai sur l’échelle, j’ouvrirai la trappe, et je sortirai chercher papa… Dormir…
*
Je me sens un peu mieux. J’ai moins froid, mais toujours aussi faim et soif. Je me lève. Je m’approche de l’échelle. Elle est très haute. Je suis encore un peu faible. Je commence à gravir les échelons petit à petit. Il fait de plus en plus sombre, à mesure que je monte. La lumière de mes lampes en bas n’est pas assez forte pour atteindre cette hauteur.
Ah, la voilà, j’aperçois la trappe un peu plus haut…
Il me revient en mémoire une autre citation de Bouddha : “Entre le ciel et la terre, il n’y a qu’une demeure temporaire”. Peut-être que je suis entre la terre et le ciel ?
Je sens mes forces revenues. Je n’ai plus faim ni soif. Je monte l’échelle sans difficulté. J’ouvre la trappe. Je n’ai plus froid.
Devant mes yeux s’offre un spectacle incroyable ! Une étendue de cendres et de poussière. Le ciel n’est plus noir. De gros nuages gris avancent comme poussés par le vent, mais pourtant, je ne sens pas d’air. Et là, je vois l’incroyable : une lumière aveuglante perce le ciel, éclaire la plaine désertique, brûle mes yeux ! Le soleil ! Le soleil est revenu ! Papa ! Maman ! Le soleil comme avant ! Comme sur les publicités du DVD !
Mes yeux ont du mal à s’habituer, même pour moi, la gardienne des lumières… Je suis sur le dernier barreau de l’échelle, le corps à l’extérieur, à l’air libre, comme sortie de terre par un trou de souris…
Mes yeux pleurent, s’embrument.
Soudain, j’aperçois au loin une silhouette. C’est flou. Quelqu’un avance vers moi.
Je frotte mes yeux, j’y vois un peu mieux… Le soleil brille fort. Je vois aussi des couleurs qui tournent, comme celles sur le miroir… Les nuages gris au ciel se dissipent, et laissent derrière eux des traînées arc-en-ciel.
Au loin, la silhouette approche. C’est une forme, et c’est étrange, on dirait une personne assise, mais qui avance quand même… Comme si elle volait… Comme un Bouddha qui venait vers moi… On dirait un homme. Il porte une cape et un sac, comme papa…
“Papa !!!!!!”.
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