LA PORTE DE VERRE
Dans le monde d’après, des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ?
La vision de ce monde d’après m’a fait frissonner mais ce n’était, sans doute qu’une hallucination, un fantasme. J’ai saisi ma valise et continué mon chemin. Il ne pouvait plus rien m’arriver maintenant. J’en avais l’intime conviction. Mes pieds m’emportaient, je n’avais qu’à me laisser guider. Une tempête sèche, silencieuse s’est déclenchée et c’est dans l’obscurité traversée d’éclairs, que j’ai atteint la Maison. Qu’importait le temps que j’y avais mis. Les heures, les minutes, n’existaient plus. Seule comptait la réalité de cette marche qui me transporterait ailleurs. Dans le monde d’après.
Et me voilà donc devant la Maison. Le portail s’ouvre avec un claquement sec, déclenchant la minuterie. Une lumière blafarde distribuée par des ampoules nues.
L’escalier en bois est banal et si vétuste qu’il grince sous chaque pas. Je saisis la rampe en bois verni qui colle mes doigts et stoppe mon ascension. Et j’entends alors les rumeurs d’avant, une moto pétaradante, de la musique berbère sortie d’un café, des cris d’enfants, et, entre ces bruits, des frottements, des gargouillements, des mots étouffés. Lâchant la rampe, je continue la montée. Peu à peu, le bois sous mes pieds devient élastique, chaque marche me propulse vers la hauteur supérieure et je n’ai plus aucun effort à faire. A l’étage, les portes sont vertes, identiques, la sonnette placée sur la droite. J’en choisis une. Peut-être est-ce la bonne ? Je pose mon bagage et colle mon oreille. Rien. Je reprends la valise et monte à l’étage au-dessus. Les mêmes portes, vertes et anonymes, chacune avec sa sonnette. Je continue jusqu’en haut. Tout est semblable, les étages, les portes, les sonnettes…Puis je redescends, il y a sûrement un signe quelque part qui m’indiquera l’endroit où je dois me rendre. Mais je ne fais que retrouver, à chaque étage, des dizaines et des dizaines de rectangles verts. Je réalise qu’on a oublié de mettre les numéros d’étage sur les paliers. Il me faut rejoindre le rez-de-chaussée et remonter en comptant. Pas d’ascenseur pour m’aider, aucune information. Un, deux, trois. Me voici à nouveau devant une porte, est-ce celle-là ? Je cherche dans ma poche le bout de papier trouvé dans ma voiture avant l’accident, sur lequel était griffonnée l’adresse. Mais il est chiffonné, l’encre illisible. Aucun moyen de vérifier. Cette porte-là est pareille à sa voisine de gauche et à celle de droite. Est-ce que toutes appartiennent à la même personne ? Auquel cas, pourquoi sonner précisément à celle-ci?
Appuyer sur le bouton. Se décider. Il le faut.
Derrière l’une des portes se trouve un monde que je ne connais pas.
La sonnette ne fait aucun bruit. J’attends. Peut-être une minute, peut-être une journée, peut-être une année. Qu’importe ! J’ai tout mon temps ! Cliquetis d’un verrou. Le battant s’ouvre sur le vide. Des oiseaux noirs s’en échappent et foncent sur moi en crôassant. Ils traversent ma tête et mon corps sans que je ne ressente la moindre peur, la moindre blessure. Un petit homme sans couleur se forme devant moi qui dit simplement : « Entrez, je vous attendais. » Je me retourne pour contempler l’image disparue de celle que j’étais avant. Avant que ne s’ouvre cette porte, la femme du passé avait gravi, descendu et remonté les étages, depuis le bas jusqu’en haut. Cet escalier avait porté en lui quelque chose de rassurant. Le quotidien et son lot banal de mères débordées, d’enfants désobéissants, de camions dans la rue, d’ordures et d’injures stériles, d’airs d’opéra fredonnés sous la douche, les odeurs de la ville après l’averse, les télés qui braillent leurs matches sportifs.
L’homme s’empare de ma valise, et s’efface pour me laisser entrer. La porte se referme derrière nous dans un cliquetis de verrous, chaînes et blindages. Puis, l’homme passe devant moi et me fait signe de le suivre. Son corps est curieux, il semble à plusieurs facettes, un peu comme s’il était reflété dans un miroir brisé, je le vois de dos en même temps que de face, ou de profil. L’air est glacial et pourtant j’ai chaud, le sol que nous foulons est mou, mais les pas résonnent comme s’ils foulaient de l’asphalte, le couloir que nous parcourons est gris mais il projette des reflets vibrants de couleurs. Je deviens de plus en plus légère, mes pieds n’effleurent plus qu’à peine le sol, je suis en apesanteur. Devant nous la première porte est fermée. Elle n’est qu’en carton et papier. Je l’ouvre d’une simple pitchenette de l’index, elle émet un bip. Je ris, comme c’est facile ! L’homme m’indique une porte de clôture entourée d’une palissade. Celle-là aussi est simple, je saute par dessus sans aucune difficulté. L’homme tend son index vers la troisième porte. Celle-ci, en acier, est tournante, elle demande plus d’effort. Je pousse, elle s’ouvre en grinçant. La quatrième est magnétique, comme celle d’un garage. Il faut la faire coulisser. Quelque chose coince, je force un peu, elle refuse de bouger. L’homme vient à mon secours et nos efforts conjoints aboutissent. Au dessus de cette porte, le ciel couleur verte. L’homme me demande : quelle étoile ? Je regarde l’univers. Il n’y a qu’une seule étoile, je m’étonne qu’il ait posé cette question car je n’ai pas le choix. Je désigne donc l’étoile. Pour la rejoindre, il me faudra ouvrir d’autres portes. La suivante est roulante, je la déroule. L’effort me coûte, je n’ai plus tout à fait l’énergie d’antan et suis obligée de m’asseoir pour reprendre haleine. Les suivantes sont de plus en plus difficiles à actionner. Sans l’aide de l’homme, jamais je n’y arriverais. Mes forces déclinent. Je ne suis plus tout à fait la même. Un rhumatisme aux genoux, une toux chronique. Une porte pliante, une en accordéon, une autre cochère. C’est long, répétitif. Entre chaque porte, j’adresse une prière à mon étoile. Chose étrange, car avant je ne priais jamais. Ici, cela me donne le courage de continuer. Quand j’arrive à la dernière porte, mes cheveux sont gris. Celle-ci est en verre. Transparente. Juste derrière, l’étoile me sourit. La joie me gonfle. C’est le moment. Je dois briser la porte vitrée. Des ailes poussent sur mon dos, je prends mon élan et me jette sur la vitre. Elle n’a pas bougé. L’homme m’observe de loin. Il ricane. « Allez, Madame, encore une fois. » Je lui réponds « aidez-moi, à deux ce sera plus facile ! » Il allume une cigarette et s’assied en tailleur. « Non pas celle-ci. Je vous ai aidée dans le passé. Vous ne m’avez jamais remercié. Tous pareils ! On rend service et pas même un sourire de gratitude. Jamais un sou de reconnaissance, ne serait-ce que pour boire un café. » Je réalise qu’il a raison. Cela fait plus d’un siècle qu’il m’ouvre des portes et je ne lui ai pas versé le moindre salaire pour sa peine. Je fouille mes poches mais elles sont vides. Je dis « Demain. Vous voulez bien ? » Il a un sourire triste, sort son journal et s’allonge dans les airs. Je pousse un soupir. Désormais il va falloir me débrouiller seule pour atteindre ma destinée. Je contemple mon étoile. Si proche, si lumineuse, si belle ! J’écarte les bras et colle mon corps contre la vitre. Je voudrais communiquer à cette planète magique toute la foi et l’amour que je ressens pour elle. Murmurer à son oreille l’espoir conscient ou inconscient que, durant ma vie terrestre j’ai placé en elle. Mes larmes, quand je me sentais abandonnée, mes rires quand je reprenais courage après les échecs. J’entends alors le grincement d’un gond mal huilé, je me retourne, c’est l’homme qui ricane. « Allez, M’dame, enfoncez-là votre porte en verre ! Vous tardez trop, cela devrait être fait depuis longtemps» Je ramasse mes dernières forces et fonce. Le coup est violent, la vitre a gémi, une fente est apparue en son milieu mais elle tient toujours. Je recommence encore et encore et encore, à chaque fois, plus de rage et moins de force. Demain, je fête mes deux-cents ans. Mes cheveux sont blancs. Ouvre-toi ! Je t’en supplie !
La sonnette retentit. Le petit homme plie son journal, me fait un signe d’adieu, et se lève.
Je me jette une dernière fois sur la vitre. Enfin, elle se brise ! Explosion de lumière.
Des personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants remplissent l’espace en croâssant.
Pareille à eux, je rejoins l’éternité.
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