Les fleurs de l’audace

 

 

Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôle de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ?

Elena observait les écrasantes sphères métalliques sillonnant le ciel. Selon les sources officielles, ces orbes obscurs dispersaient des aérosols permettant de renvoyer les rayons du soleil tout en captant des codes aléatoires afin d’identifier les personnes malades dans la population. En vérité, elles enregistraient les faits et gestes de chacun et chacune et représentaient les tentacules géantes d’un gouvernement autoritaire. Cela faisait une dizaine d’années que ce programme fonctionnait et Elena ne s’y était toujours pas faite.

Elena marchait dans les rues de Proutoville d’un pas lent, mais déterminé. Autour d’elle, les gens éraient et s’agglutinaient en files devant des comptoirs. Perdues, épuisées et abruties, les âmes en peine semblaient venir chercher un peu de réconfort à la solitude et à la peur qui dictait la monotonie de leur existence incolore.

Au cours du mois qui précédait notre histoire, dans une montée paranoïaque excessive, le gouvernement inséra une dizaine de nouveaux globes. L’immixtion et la vitesse de rotation avaient été calculés par des personnes peu diligentes en charge d’importants pouvoirs de prise de décision. Elles n’avaient donc pas prévu l’incident qui s’ensuivit. Alors que les dix sphères obscures furent insérées dans la lignée de leur prédécesseures à 10 h 04 le lundi matin, environ deux minutes plus tard, on remarqua que l’une d’elle circulait dans le sens contraire de la marche conventionnelle. À 10h07 une vive explosion fut suivie de l’éclatement presque immédiat d’une dizaine de corps.

Alors qu’elle prenait son café devant la fenêtre, Elena les regarda s’ouvrir comme des fleurs de bananier dont l’éclat rouge vif signalait généralement la présence d’une maturation imminente. Elle repensait à son voyage à Hawaï, les fleurs de bananiers y étaient si belles.

Cette triste histoire conduisit Elena à saisir son téléphone pour appeler Oscar et Rosa. L’explosion avait brisé quelques-unes des machines de contrôle.

-Aujourd’hui, c’est le grand jour, déclara t-elle en jetant derrière elle sa tasse à café vide.

Ensuite, elle prit soin d’enfiler son plus bel assortiment de bobette-bralette puis descendit en un rien de temps dans la sombre rue maintenant colorée de rouge.

À un croisement qu’il nous serait impossible de divulguer sans porter atteinte à l’intégrité et à la sécurité d’Elena, elle ralentit. Elle savait que les machines la surveillaient et qu’elle serait mal prise si l’une d’entre elles observait son manque d’allégeance et de discipline. Elle avait un créneau de trois minutes pour rentrer chez Rosa.

Avant, lorsque le soleil n’avait pas encore disparut sous une épaisse croute noirâtre, elle avait l’habitude de retrouver Rosa et ses voisins dans la petite ruelle où elle s’apprêtait à tourner. Ils pouvaient rester là à boire des bières en écoutant gazouiller le printemps des heures entières. Désormais, il fallait veiller à ne pas attirer l’attention du voisinage. Jaloux de ceux dont le courage faisait la vertu, une minorité vicieuse restait la journée longue à observer les déplacements dans les rues sombres : ils auraient vendu leur propre mère pour vivre une once d’excitation dans leur vie insipide. Comme prévu, afin d’être camouflée, elle avait revêtu le kawaï jaune et les bottes en ciré prune de Rosa. Elle s’était armée d’un masque et d’une coiffe la rendant extrêmement similaire au reste du monde et à Rosa lorsqu’elle sortait de chez elle.

Elena ralenti jusqu’à apercevoir le passage sécuritaire sans sphère. Elle s’empressa de courir jusqu’à la porte du balcon de Rosa (par chance, celle-ci vivait au rez-de-chaussé), puis elle se faufila à l’intérieur. Tout était calme et silencieux. Une théière sifflait sur le feu et une vieille horloge des années 70 ronflait à côté. Elena retira ses bottes fourrées. Elle ne portait pas de chaussettes. Elle marcha jusqu’à la théière, ouvrit le four en dessous du feu, y passa la tête et appela Rosa.

-Oscar est déjà avec moi ! On attend plus que toi Elena ! cria Rosa du fond du sous-four improvisé durant l’une de ces longues périodes de vacances forcées à domicile. Rosa n’était pas du genre à faire du pain, elle préférait les marteaux-piqueurs au levain.

Elena sentit l’excitation monter en elle comme un petit ballon de baudruche gonflé à l’hélium et lâché durant un soir d’été. Elle se mit à quatre pattes et se glissa dans le four en prenant soin de ne pas abimer sa robe de sequins argentés.

-Me voilà ! J’arrive ! cria-t-elle en s’agrippant à la corde qui lui permettait de descendre jusqu’au sous-four.

Oscar et Rosa étaient assis sur leur fauteuil respectif. Rosa était sur son divan bleu clair à tête de moine. Oscar avait une préférence pour le rouge vif de type fleurs de bananier matures. Son fauteuil tirait donc sur un beau orange éclatant. Il y avait sur les côtés des pervenches qui recouvraient les bords latéraux du fauteuil et s’étendaient délicatement sur le sol. Elena eu une larme de bonheur au coin de l’œil gauche qui s’envola dans un soupir.

-Alors, vous ne vous levez pas pour me saluer bande d’imbéciles ?

Rosa et Oscar s’esclaffèrent en venant embrasser leur chère et tendre amie.

Au milieu de la pièce qui était extrêmement grande pour un sous-four, il y avait une table avec de belles coupes en céramique et une grosse bouteille d’alcool maison dont la couleur signalait la force. Rosa, Oscar et Elena, tout en s’engageant dans ce genre de conversation qui n’en est pas vraiment lorsqu’on retrouve des personnes que l’on n’a pas vu depuis longtemps, se dirigèrent d’un pas lent parsemé d’arrêts, vers la table qui était dressée. Ils s’assirent et Rosa commença à mélanger le jeu de carte posé sur la table pendant qu’Elena et Oscar se livrèrent à une conversation discrète, mais non pas moins profonde et passionnée sur les conditions générales d’utilisation d’une épithète détachée.

Alors qu’ils finissaient leur huitième partie, Oscar brancha le vieux transistor pour entendre l’annonce générale du soir. Sans grande surprise, ils apprirent que les rétentions à domicile étaient prolongées pour l’ensemble de la population et que seul les regroupements d’une personne ou moins étaient autorisés. Ce soir-là, il fut également annoncé que l’ensemble de la population féline serait disséquée afin de s’assurer qu’elle ne représentait pas de danger pour l’humain. Oscar se leva pour caresser le vieux transistor et lui chuchota des mots doux qui le firent glousser sur Only You de Steve Monite.

-Vous ai-je déjà raconté mon expérience au Comité des Urgences Manifestes ? lança Elena.

-Nous aurais-tu caché une sombre période de ta vie ? demandait Oscar taquin.

-Pas du tout, s’indigna Elena, j’étais là-bas à la fin de la première grande crise. Le CUM réquisitionnait tout le monde quel que soit le domaine d’expertise. J’ai dû abandonner mon emploi dans l’informatique, car je refusais de servir les intérêts du gouvernement. Je suis devenue serveuse. J’avais pour tâche de servir l’eau de vie pendant le repas du comité. J’ai toujours pris un grand soin à agrémenter mes préparations de touches personnelles extrêmement saillantes et pleines de goût, ajouta-t-elle.

Elle posa trois cartes et remporta la partie en un pli puis elle reprit : « toujours est-il que j’avais une vision a peu près claire de la façon dont ils traitaient nos affaires ».

Ici, nous devons replonger le lecteur dans la vie d’Elena une quinzaine d’année plus tôt. Alors qu’Elena travaillait au CUM et emportait en arrière salle des eaux de vie pour y insérer de délicieux pissat ensanglanté de vache inséminée, elle surprit une réunion à laquelle elle n’avait de toute évidence pas été conviée, car elle n’était pas un homme blanc chauve à lunette de soixante ans. Tous discutaient avec beaucoup de frénésie autour de la table. La conversation semblait dénuée d’intérêt, mais elle était toutefois d’une extrême bruyance, Elena fut donc contrainte d’entendre.

-Messieurs, s’il vous plait, je pense que nous devons travailler à l’élaboration d’un programme plus humain, plus fraternel et plus juste, s’était écrié l’un d’entre eux.

-Oui, d’ailleurs j’en profite pour vous dire ma détermination sans faille pour clamer haut et fort que la volonté farouche de sortir notre pays de la crise entraîne une mission somme toute des plus exaltantes pour moi, poursuivit son voisin en s’élevant sur sa chaise et en criant plus fort que lui.

-Sachez messieurs que la situation d’exclusion que certains d’entre nos confrères et consoeurs connaissent conforte mon désir incontestable d’aller dans le sens d’un avenir s’orientant vers plus de progrès et plus de justice, renchérissait un autre assis, les deux mains croisée sur la table du bout de la pièce.

Finalement, l’un d’eux se leva et alors qu’il posait un pied sur la table pour marquer le besoin de silence dans l’assemblée et appuyer l’importance de son propos, il continua :

-Messieurs, je vois, comme à l’habitude, que nous avons un sens aigu des priorités et une connaissance inébranlable de notre sujet : la société. Nos concitoyens attendent, nous devons être à la hauteur de leurs espoirs. Je m’en retourne donc à cette sagesse indéfectible que vous avez su prouver depuis ce début de crise pour vous poser une question brulante : pensez-vous que oui ou non ?

-Cette question est comme toujours bien difficile, dit l’un d’eux. Je vous propose un vote à butin gagnant en trois manches, proposa-t-il pour résoudre l’équation.

Sur un acquiescement général et alors qu’Elena observait la scène derrière la porte entrouverte, les hommes se levèrent et commencèrent à se placer deux par deux. Ils disposèrent ensuite leur main de sorte à ce que l’une d’entre elles soit plaquée dans le dos alors que l’autre pointe le voisin d’en face. À cet instant la porte se referma laissant ainsi Elena dans l’impossibilité d’assister au clou du spectacle.

En sortant du travail ce soir-là, alors qu’elle marchait d’un pas pressé pour rentrer chez elle, Elena aperçu deux amoureux s’embrasser fougueusement dans un coin de ruelle verte. L’une des ombres glissantes des effroyables machines dans le ciel s’arrêta une seconde au-dessus des amoureux. Rien ne pouvait les arrêter. Elle repartit sans un bruit. Deux gardes apparurent tout d’un coup sur leur trottinette à moteur faisant un bruit de canard malade. Tout en gardant leur distance, ils demandèrent par mégaphone aux amoureux de se séparer. Le désintérêt total des deux hommes pour les gardes fut certainement considéré comme une atteinte à l’ordre public car ils transformèrent les amoureux presque instantanément en deux très jolies fleurs de bananier.

Pour la première fois de sa vie, Elena racontait cet évènement. À l’époque, lorsque les arrestations et les meurtres n’étaient pas choses courantes, cela l’avait fortement marqué. Rosa posa ses cartes sur la table et vint s’accroupir près d’Elena. Elle déplia ensuite ses genoux qui craquèrent et chuchota à l’oreille d’Elena :

-Bientôt l’oppression tombera et un nouveau tour de soleil commencera pour toi. Profitons donc un peu de cette belle nuit, nous l’avons mérité.

Elena aimait lorsque Rosa venait chatouiller sa peau de sa voix vibrante et roque. Elle adorait la chaleur de ses mots, la douceur de ses mains. Elle s’était éprise pour ses cheveux courts en bataille, ses longs discours et ses yeux ovales. Rosa était une femme souriante et fière, une femme méthodique et organisée. C’était elle qui préparait les plans et faisait en sorte qu’ils soient exécutés à la lettre, elle savait que le moindre débordement pouvait être fatal aux missions.

Rosa se glissait dans le creux du cou d’Elena et doucement elle embrassa du bout des lèvres sa peau fraiche et parfumée. Alors que le vieux transistor s’égosillait sur une musique de Bicep aux tonalités rythmées et profondes (c’était la dernière, Apricots), Oscar prit sa diplomatie à deux mains pour négocier un Flavien Berger. Le transistor eu quelques réticences, il dérailla et laissa échapper un genre de miaulement qui lui conférait un air triste : il n’était pas d’humeur. Il finit par accepter contre un verre de vapeurs électromagnétiques.

Oscar prit soin de donner à l’ambiance la chaleur dont ils avaient tous besoin en ces temps où l’on prodiguait aux humains de ne pas se toucher. Il vint ensuite s’installer à côté de Rosa et d’Elena. Il sortit de sa poche un petit morceau de bois qu’il gardait toujours avec lui en souvenir de sa femme. Il l’aimait à la folie sa femme. Lorsque le gouvernement actuel arriva au pouvoir, les activités de défense des droits furent progressivement interdites, mais elle ne renonça pas à ses combats. L’inquiétude gagna Oscar qui la supplia d’arrêter. Elle continua de tout faire pour celles qu’elle défendait jusqu’au jour où, en rentrant d’une course, Oscar ne la trouva pas. Elle s’était volatilisée comme le pollen d’une quenouille dans l’air frais de l’automne. Oscar savait bien qu’il s’agissait d’un enlèvement. Son cœur s’était brisé ce jour là, mais il s’était promis de poursuivre le combat de sa femme et c’est ainsi qu’il rencontra Rosa et Elena. Oscar était un ancien électromagnétiseur de renommée qui avait tout abandonné au début de la crise lorsqu’on l’avait obligé à travailler uniquement pour les intérêts du CUM. Depuis, il aidait les filles avec ses connaissances pour diverses missions et une amitié forte était née. Ils avaient tous les trois des motifs de combat très différents, mais ils étaient liés par leur détermination et leur soif de révolution.

Oscar regarda le petit morceau de bois puis le serra de toutes ses forces en pensant à son amour disparut. À côté de lui, Elena et Rosa s’embrassaient passionnément. Cela faisait si longtemps qu’elles n’avaient pas pu se toucher, se sentir et se caresser. Oscar admirait la force de cet amour. Elena se tourna vers lui, elle avait des bulles de Badoit dans les yeux et ses joues étaient rougies par la chaleur et effervescence de ces retrouvailles. Elle attrapa délicatement la main d’Oscar et lui sourit pour l’inviter à venir. Oscar s’approcha doucement et prit la main d’Elena qu’il embrassa dans chaque recoin : ses paumes, ses doigts jusqu’à franchir les prémisses de ses poignets. Son désir emplit chaque partie de son corps et une excitation brulante fit chauffer sa peau froide. Rosa enveloppa délicatement le cou d’Oscar de sa main et caressa une cicatrice au bas de sa tête. Elle embrassa sa peau. Sa bouche était chaude.

Elena, Rosa et Oscar seraient bien resté dans ce sous-four à boire, jouer, faire l’amour et parler la vie entière. La musique résonnait, le transistor était heureux comme un cochon dans le seigle, il sautillait en semant des basses un peu partout sur son passage. Puis la théière s’arrêta de sifflée marquant la fin de cette parenthèse amoureuse et Rosa rappela qu’une mission les attendait : « Nous devons y aller. C’est l’heure ».

Elena mit le costume bleu baleine au nœud éléphant d’Oscar et Oscar enfila sa robe à sequin argenté. Rosa portait son col roulé et son pantalon de soie noir. Ils se prirent une dernière fois dans les bras puis remontèrent à l’échelle les parois du four. L’horloge continuait de ronfler. Ils regardèrent à la fenêtre du balcon très discrètement. Dans les ruelles désertes, seul le bruit silencieux des sphères métalliques résonnaient. Le couvre-feu commençait à 8 h 00 du soir et se terminait à 5 h 00 du matin. Bientôt le travail recommencerait et tous seraient invités à ressortir de chez eux pour se rendre au travail-masqué sur le rythme inconstant des alarmes de la ville.

Cela faisait dix longs mois qu’ils se préparaient tous les trois pour cette soirée mémorable. Ils avaient déposé un peu partout dans la ville des fleurs de bananiers capables de produire des impulsions électromagnétiques non nucléaire qu’Oscar avait fabriqué. Elena avait quant à elle généré un code pour contrôler à distance les fleurs de bananier : lorsque le vieux transistor chanterait des fleurs de Salut c’est cool, l’ensemble des sphères de contrôles seraient désamorcées. Il fallait que ce moment soit parfaitement coordonné avec le début de la journée. Il ne restait plus qu’à espérer ensuite que l’ensemble de la population accompagne ce joyeux mouvement de libération.

Dans le silence de la ville, alors que les humains au regard luisant, mais néanmoins profond commençaient à apparaître, ils sortaient tous les trois, main dans la main. Ils n’étaient que des ombres dans la petite ruelle verte où venait poindre le matin. Le vieux transistor arrivait derrière eux un peu à la traine, il avait perdu son entrain et tremblotait.

-N’ai pas peur mon vieux, ça va aller, on fait ça ensemble. Viens ! dit Oscar en tendant la main pour le prendre dans les bras. « Quand tu es prêt, on l’est aussi. On ne peut pas faire ça sans toi, courage ! ». Ils savaient que leur vie était en jeu, mais que sans ça ils mourraient déjà.

Alors que les premières notes des fleurs commençaient à sortir timidement de la gorge serrée du vieux transistor, les trois amis observaient de leurs yeux scintillants de bonheur, les masses noires volumineuses s’immobiliser et trembloter. Cette vision donna du courage au vieux transistor qui se mit à crier du plus fort qu’il le pouvait. Les lumières sombres des sphères déclinaient maintenant vers l’horizon à toute vitesse.

Rosa se tourna vers Elena dont le sourire baignait au milieu de ruisseaux salées et lui chuchota : « joyeux anniversaire mon amour ». C’était aujourd’hui les quatre-vingts ans d’Elena et l’une des plus belles années de sa vie s’achevait.

 

TWITTER > Partagez et Tweetez cet article > (voir plus bas)


999_bandeau.jpg


bandeau_pb.jpg