Préface
« La science que je professe est certaine et vraie parce qu’elle ne vient pas de l’homme, et celui qui l’exerce seul sans en ressentir des faveurs ne doit s’en prendre qu’à lui seul. Le Christ a dit lui-même : quelque chose que vous demandiez en mon nom sans hésiter et sans balancer dans votre foi, vous l’obtiendrez. Voilà la vraie clef de la science… Il n’y a rien de plus libre que la marche de l’Esprit. »
Martinès de Pasqually
Le deuxième jour de Roch Hachana 5759 (1), Robert Amadou a signé une note confidentielle importante, intitulée « Opérons-donc » (2), destinée aux membres des différentes branches en activité de l’Ordre des Chevaliers Maçons Élus Cohen de l’Univers, note par laquelle il rappelait que le sens même de l’Ordre résidait dans ses opérations. Lassé de ces prétendus élus coëns (3) qui, par paresse ou par peur, se refusaient à opérer, il prétendait alors rappeler à l’ordre, c’est-à-dire à la chose. La chose des élus coëns peut s’entendre comme la cause, originelle et ultime, l’alpha et l’oméga, mais aussi comme l’autonomie suprême, le principe, la sagesse manifestée, le logos, le Verbe, la Vierge Marie, la Shékinah, le Saint-Esprit et l’Esprit saint d’Hély (ou Rhélys chez Martinès de Pasqually) ou encore du Christ, l’Être de l’être de la métaphysique.
Tout un chacun est élu. Cette élection devient particulière par une règle de vie rigoureuse, une ascèse singulière, exigeante, qui conduit à un état d’être, sinon l’état même de l’Être, qui modifie favorablement et durablement les rapports avec les objets extérieurs. Ces rapports d’opacité doivent se transformer en rapports de transparence. Cette singularisation par l’ascèse, par la présence, prédispose à l’opération. Mondains s’abstenir !
Opérer en tant que « personne », « ego conditionné », c’est se leurrer et leurrer ses compagnons. La technicité théurgique exige le silence du « moi ». Le désir, indispensable, qui émerge alors, est le désir de la chose pour elle-même, la puissance de la réversibilité ou de la réintégration.
Aucun des actes de l’élu ne saurait alors être étranger à la chose. La fonction première, sacerdotale, de ces chevaliers-prêtres que sont les Élus Coën, consiste bien à « rétablir l’harmonie dans le tableau des rapports qui existent entre Dieu, l’homme et l’univers ».
L’homme est privé de la connaissance et de la science des signes depuis la chute. Il en conserve le pressentiment. Mais il lui appartient de réaliser ce pressentiment en ressouvenir, de manifester de nouveau et pleinement ce qui fait signe. C’est la chose qui fait signe. La chose est aussi ensemble des signes, ensemble des manifestations, l’absence de signe ou de manifestation faisant, elle aussi, signe. La signature des choses participent alors pleinement de cette harmonie des rapports qui justifient l’opération. Louis-Claude de Saint-Martin nous parlera de l’harmonie des nombres.
Si la fonction sacerdotale est première, elle reste corrélée pour Martinès de Pasqually à la fonction chevaleresque. Les qualités requises pour le combat, en particulier l’éthique chevaleresque, sont indispensables à la pratique du culte. Le corpus martinésiste n’est pas toujours pacifiste. S’il est question de paix, c’est de la paix du Christ, non de celle de l’homme.
Robert Amadou désignera par « culte primitif » ce que Martinès de Pasqually qualifie de « culte spirituel » ou « culte spirituel divin ». Il s’agit bien du culte premier, originel, d’avant la forme.
Originellement, sur l’axe même de l’Être divin, le culte n’était que célébration spontanée du divin vrai, du divin beau, du divin bon, autrement dit de la beauté absolue et de la liberté absolue. La chute, entendons l’expérience duelle née de la séparation, introduit, en même temps que la forme, la règle, le code, la séquence, la temporalité, constituants, d’éloignement en éloignement, des lois cérémoniales.
Si les voies directes ne sont jamais inaccessibles, l’élu coën se voit proposer, grandement contraint, une voie gradualiste de réconciliation, de cercle en cercle, de réintégration du centre de toutes choses, la chose en soi. On parlera d’alliance avec les esprits intermédiaires qui maintiennent les cercles formels en l’état, les « dieux » de la théurgie martinésienne.
Nous retrouvons dans ce culte, à l’apparaître très dualiste mais gardons-nous de nous en tenir là, un quadrant : expiation, purification, réconciliation, sanctification. Ou encore reconnaissance de son altération, rectification par l’esprit, reconnaissance de son état originel, réalisation de cet état originel.
Le sacerdoce coën, chargé de toute l’ambiguïté dualiste, tend néanmoins à traverser ce jeu oppositionnel par une tension permanente vers le principe caché qui anime toute forme.
Chacun, dans ce mouvement sacerdotal vers la source agit et réalise en conséquence de son propre état plus ou moins corrélé aux différentes classes de l’Ordre qu’il ne faut pas entendre comme des grades maçonniques mais comme des degrés d’actualisation des sept dons de l’esprit.
L’Ordre lui-même est un calice destiné à accueillir les opérations célestes. Le réaux-croix, « prêtre secret dans le temple de la nature » selon Robert Amadou, est seul garant de cet accomplissement. Les autres membres de l’Ordre l’assistent en participant à la célébration formelle du culte, marquant ainsi les multiples circonférences lumineuses qui déterminent le centre perdu mais non totalement oublié.
Le culte coën prévoit, selon Martinès de Pasqually, dix catégories d’opérations particulières : d’« expiation », de grâce, « contre les démons », de « préservation et conservation », « contre la guerre », de combat contre les ennemis de la loi divine, d’appel à l’esprit divin, d’affermissement de l’alignement sur le divin, de « fixation de l’esprit conciliateur divin avec soi », de « la dédicace annuelle de toutes les opérations au Créateur ». Dans aucun de ces mouvements opératoires, le dualisme ne s’éteint, ce qui oblige à la dédicace finale, sorte de sceau qui garantit l’ensemble contre les risques de la séparation.
L’appel et l’écoute de l’« esprit bon compagnon », qui évoque immanquablement la notion vulgarisée d’« ange gardien », sont ici essentiels au bon déroulement des opérations qui, ne l’oublions pas, constituent le culte primitif, le construisent, autant qu’elles le manifestent. L’altération, le trouble, éloignent l’esprit bon compagnon.
La trace originelle, précipitation dans la forme de ce qui est en haut, justifie les tracés. Mais le respect des tracés demeure insuffisant. Ils ne sont que des habiletés rendues nécessaires par notre aveuglement auxquelles il convient de ne pas s’identifier.
Martines de Pasqually, écoutons-le, invitait à toujours traverser les apparences, les formes et les opérations qu’elles inspirent, fussent-elles annoncées comme sacrées : « Quelque grande que nous paraissent la science et la puissance de celui qui est chargé de nous instruire, gardons-nous d’y mettre entièrement notre foi ; l’esprit divin a rempli les bornes terrestres, il n’appartient qu’à lui seul de remplir les vides des hommes. L’homme sage sentira plus par lui-même la manifestation du Tout-Puissant à son égard que par l’expérience répétée chaque jour de ses différentes opérations ».
Une fois les cercles intégrés (il faut parfois repasser plusieurs fois par les mêmes cercles), ces opérations ne doivent pas être répétées par imitation. En effet, il s’agit moins d’un ordre initiatique que d’un voyage initiatique, un voyage de retour qui ne procède plus alors de l’imitation, même de l’imitation du Christ. Une fois le voyage réalisé, l’opération réelle commence, une récapitulation silencieuse qui permet de faire de cette expérience une impérience libératrice.
La clé de l’étude et, surtout, de la mise en œuvre des textes rassemblés ici réside dans la saisie de l’esprit à travers la forme et dans le respect non conditionné de la forme au sein de l’esprit. Lévinas nous a enseigné que l’important n’est pas ce que veut dire un texte, mais ce qu’il peut dire.
Rémi Boyer
Notes
(1) L’année 5759 du calendrier hébraïque a commencé la veille au soir du 21 septembre 1998 pour s’achever le 10 septembre 1999.
(2) En référence à la phrase de Louis-Claude de Saint-Martin : « Nous ne sommes ici que dans l’opération, opérons donc ».
(3) Nous avons privilégié dans nos textes le terme « Élus Coën », sans « s », considérant que le Maçon de l’époque était un élu, disposant d’une partie interne que Martinès appelait l’âme, ou la partie Coën (cf. tome 1 page 181 : coën qui signifie incorporisation de l’être spirituel mineur, ou sa jonction avec le principe corporel de sa forme). Néanmoins, les deux graphies avec ou sans « s » se lisent, variables selon les auteurs.
MARS EYE 2013
En 2013, Marseille est Capitale Européenne de la Culture, les éditions ARQA qui fêtent cette année leurs dix ans d’activités se devaient dans la continuité du travail déjà accompli de proposer à leurs lecteurs plusieurs ouvrages de qualité, avec des auteurs reconnus et surtout avec la présentation de nombreuses recherches et documents d’archives inédits. Avec les livres de Georges COURTS, Gino SANDRI et la Trilogie de Gil ALONSO-MIER sur les guérisseurs spirituels de la fin du XIXe siècle, Vignes, Schlatter, et Philippe de Lyon, voilà chose faite.
En souhaitant donc à tous nos lecteurs de très bonnes lectures !