Étant donné ma grande admiration pour Alan Turing, je suis allé voir « Imitation game » au cinéma. Bon déjà, je ne comprends pas la flemme qui prend nos distributeurs dès qu’il s’agit de traduire les titres des films. Soit c’est un bon titre et il faudrait le traduire pour que tout le monde comprenne, je rappelle qu’il y a des français qui ne parlent pas anglais et c’est justement ceux-là qui devraient aller s’éduquer au cinéma, soit le titre est mauvais et la traduction est alors une grande occasion d’en trouver un meilleur !
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Mais hélas, ce n’est pas le seul défaut du film…
Je ne sais pas quelle manie prend les scénaristes de vouloir absolument faire rentrer les personnages dans des cases stéréotypées, et ici dans celle du scientifique solitaire et asocial, qui a raison envers ses chefs, ses collègues et le reste de l’humanité mais qui finalement démontre brillamment son génie et finit acclamé de toutes et tous qui se repentent de ne pas avoir su déceler son immense génie, sauf le méchant dans un coin qui enrage et reviendra se venger dans le film du retour de la revanche du fils de.
Ce stéréotype était peut-être encore possible il y a quelques siècles où on pouvait faire avancer la science avec trois bouts de fil de fer et un peu de jugeote, mais il y a bien longtemps que ce n’est plus qu’un fantasme de réalisateur hollywoodien. Alors pourquoi vouloir absolument nous montrer le contraire ? Sans doute pour être sûr que le film sera bien lisse et que les spectateurs ne seront pas trop sortie de leur routine, des fois que cela provoquerait chez eux, horreur, une envie de réfléchir. Dans une société de consommation, le cinéma est là pour distraire et surtout pas pour faire penser ! Pas de scène à la Brokeback Mountain, l’homosexualité avérée de Turing est juste évoquée, pas de bisous ni de coucherie entre garçons, et encore moins dans sa phase collège, qui choquerait la morale bien pensante, on suggère juste que ce n’est pas bien de le persécuter pour ça mais c’est tout.
Ensuite il y a cette manie de romancer des faits connus historiquement, quitte à tordre le cou à la réalité, pour mieux conforter le spectateur dans ses idées reçues. Où est Alonzo Church avec qui Turing a travaillé toute sa vie et qui est le co-auteur d’un de ses théorèmes les plus audacieux, celui sur la calculabilité ? Pourquoi appeler la machine « Christopher » alors qu’elle s’appelait « La Bombe » ? Pourquoi dire qu’il a construit sa machine tout seul alors qu’il est parti d’un prototype polonais qui avait déjà fait ses preuves et qu’il a été accompagné par des électriciens, des mécaniciens, et toute une équipe pour arriver à construire et faire tourner « la Bombe » ?
Pourquoi ne mentionner ni Babbage, ni Ada Lovelace, ni Pascal, ni Jacquard, ni, plus près de nous Von Neumann qui ont défriché avant lui le terrain alors vierge de l’informatique balbutiante, et prétendre que nos ordinateurs sont des machines de Turing, ce qui est informatiquement faux ? Pourquoi tout centrer sur cette machine alors que ses théorèmes, certes plus compliqués à expliquer au spectateur moyen, sont bien plus audacieux, innovants et ont bien plus fait avancer le domaine scientifique que la Bombe qui a sans doute sauvé bien des vies, mais qui n’est qu’une application concrète de ce qu’on savait déjà à l’époque ?
Alors certes, j’ai bien compris le propos, il ne faut surtout pas choquer, ni faire réfléchir ou éduquer les adolescents qui peuplent les cinémas, mais au contraire leur expliquer que l’individualisme est la seule voie de la réussite, que les autres sont tous incapables de reconnaitre leur génie et que plus ils trouveront des gens qui tenteront de leur expliquer qu’ils se trompent, plus il faudra qu’ils persistent dans leur opinions. J’ai un garçon de dix-sept ans à la maison et je vous garantis que régulièrement alimenté par ce genre de film, ce n’est pas du gâteau à gérer tous les jours.
Madmacs – Les Chroniques de Mars, numéro 16 – mars 2015.