Le soir descendait doucement sur la ville d’Amiens…
Le brouillard aussi, noyant les maisons de la rue Charles Dubois dans une nappe cotonneuse et sombre, seulement percée par les lueurs des réverbères. Je me dirigeais, avec précaution, vers le bout de la rue, vers la maison située à l’angle du boulevard Jules Verne. La maison de l’écrivain, justement, devenue un musée. Il n’était pas trop tard pour la visiter. C’est avec plaisir que j’échappai au brouillard en pénétrant dans le hall brillamment éclairé. Après m’être acquitté du droit d’entrée, je me dirigeai vers le gigantesque escalier en colimaçon, et montai directement au deuxième étage. Je pénétrai dans le bureau de Jules Verne, où il écrivit tant de chefs d’œuvres…
Dans le fond de cette pièce, une porte hermétiquement fermée, devait donner sur une autre partie de ses appartements – ou peut-être sur un autre espace-temps, une autre dimension totalement inaccessible au commun des mortels.
La bibliothèque, peut-être ? Pourtant une étiquette fort délavée, calligraphiée sommairement en lettres gothiques, portait la mention « privé – défense d’entrer ».
Mais la tentation était trop forte…
J’étais seul, pas de caméra de surveillance, qui saurait ?
J’ouvris donc la porte, pour pénétrer dans un cabinet étroit et sombre, avec une seule fenêtre, une table et deux chaises pour tout mobilier. Un homme était assis devant la table, penché sur un grand cahier ouvert, dont il avait noirci quelques pages de son écriture appliquée, à la lueur d’une lampe de bureau. Un homme âgé déjà, cheveux blancs et longue barbe blanche, costume sombre et nœud papillon. Parfaitement immobile.
« – Tiens, me dis-je, ils ont mis provisoirement dans cette pièce, en attendant de l’installer dans le bureau, une statue de cire de Jules Verne, qui doit venir des ateliers du Musée Grévin. »
Mais soudain la statue s’anima, releva le torse, et les yeux pétillants de malice de Jules Verne se fixèrent sur moi. À moins que je ne sois en train de rêver, j’avais l’auteur des « Voyages extraordinaires » devant moi, vivant, en chair et en os. Une trop belle occasion de lui poser les questions qui me brûlaient les lèvres. Je chercherais à comprendre une autre fois…
D’ailleurs Jules Verne – à cet instant précis – fit une drôle de tête, puis prit l’initiative de la conversation.
— Ah, quel plaisir d’avoir un visiteur ! J’ai cru que l’on m’avait oublié, me dit-il. Qui êtes-vous, cher Monsieur ?
— Je me nomme Riptar El Kercib, parvins-je à articuler malgré mon émotion.
— Riptar El Kercib, répéta Jules Verne. C’est un drôle de nom… Vous venez d’Orient ?
— Pas le moins du monde. Disons que c’est un nom… Un nom qui devrait vous plaire ! Mais avant toute chose, cher Jules Verne, comment allez vous ?
— Comme un homme que l’on dit décédé depuis cent dix ans ! Je suis mort en 1905 ne l’oubliez pas… D’où ma présence ici d’ailleurs. N’avez-vous jamais entendu parler cher ami des intercalations et des cycles métoniques sumériens de 110 ans mis en évidence par l’illustre explorateur Carsten Niebuhr ? Mais vous savez, « la mort ne détruit pas, elle ne rend qu’invisible », comme disait le docteur Antékirtt. Tout au moins c’est le cas pour quelques uns d’entre nous, certains qui se croient supérieurs, d’autres totalement inconnus il est vrai. Alors cela m’a laissé le temps de faire divers rêves.
— Maintenant que vous êtes parmi les anges, nous pourrions évoquer cette fameuse Société Angélique… Alors, qui était son fondateur ?
— Comme vous le savez c’est bien Nicolas de Lange, à Lyon au XVIe siècle, qui fonda cette société, ou plutôt rassembla des groupes angéliques antérieurs. Car avant lui il y a eu d’autres initiés qui ont donné « l’impulsion », transmis le flambeau et perpétué la Parole. La Société Angélique n’est que l’un des avatars d’une chaîne initiatique venue de la nuit des temps, et qui durera tant que dureront les hommes.
— Elle a donc aussi porté d’autres noms… ?
— Regardez par la fenêtre, et vous aurez la réponse…
Je jetai un coup d’œil à travers la vitre, je ne vis que le brouillard immense qui maintenant régnait en maître sur Amiens et peut-être des ombres incertaines que je pris pour des barques anciennes navigant sur les brumes, des fanaux accrochés à la proue des navires faisaient route vers nous… Qu’avait donc voulu dire Jules Verne ? Je revins m’asseoir en face de lui, et repris le flot de mes questions.
— Par la suite il y a eu de multiples résurgences de la Société Angélique, notamment à Paris au XIXe siècle, comme vous le savez…
— Apparemment, vous le savez aussi, pourtant nous avons pris soin de ne laisser aucune trace dans l’Histoire. Donc, même si peut-être vous l’ignorez, vous …
Jules Verne à voix basse me chuchota quelques mots à l’oreille.
— Ah bon ? Admettons… Mais, si je vous ai bien suivi, la Société Angélique existe toujours aujourd’hui ?
— Aujourd’hui et demain, ici et ailleurs.
— Parlons de votre œuvre, qui, on s’en aperçoit, est totalement cryptée, pourquoi de telles précautions… ?
— C’était la seule façon de transmettre le « Grand Secret » !
— Votre… « Grand Secret », il concerne une certaine région de France, non ?
— Aucun de mes romans n’a pour cadre la France. Sauf, et encore partiellement seulement, de très rares exceptions, qui sont aussi des indices. Et puis j’ai employé parfois des toponymes français pour les noms de mes personnages. Sachez analyser tout cela, et tirez-en les conclusions.
— On sait bien que vous n’êtes jamais allé dans cette fameuse région… Alors… Quels étaient vos informateurs ?
— Je ne suis pas une balance, comme vous dites aujourd’hui ! Pas question pour moi de donner des noms… Tout ce que je peux vous dire c’est que j’avais une excellente documentation, un réseau fiable, composé en particulier d’ecclésiastiques, et des sources de haut niveau.
— Quels étaient vos matériaux cryptographiques ?
Jules Verne se contenta de chantonner, sur l’air de « Au clair de la Lune » :
« Prête-moi ta plume, mon ami jet d’eau, pour décrire la Lune, en Langue des Oiseaux. »
Puis il reprit :
— Vous savez, la cryptographie m’a toujours intéressé au plus haut point ! J’étais un grand admirateur d’Edgar Poe, qui a réussi à écrire une merveilleuse nouvelle, « Le scarabée d’or », avec pour thème central la résolution d’un cryptogramme. J’ai voulu l’imiter. Dans « Mathias Sandorf » le message secret se décrypte au moyen de la grille de Cardan. Un peu avant, dans « La jangada », j’ai utilisé le chiffre de Gronsfeld. Et au début de ma carrière, dans « Voyage au centre de la Terre », pour déchiffrer le cryptogramme il fallait lire les lettres de haut en bas, puis lire la suite obtenue de droite à gauche, pour enfin découvrir la phrase décryptée.
— Alors, que faites-vous aujourd’hui… des projets…?
— N’en parlez pas, mais je travaille sur mon prochain livre : une histoire sur les mystères de la mort.
Mon héros sera un intrépide journaliste. Grâce à une machine inventée par un savant un peu fou, il est envoyé dans l’au-delà par son rédacteur en chef pour interviewer des personnages célèbres pour son webzine sur Internet intitulé « Les Chroniques de Mars »…
— Ce roman sera crypté, bien entendu ?
— Pourquoi ? Vous en voulez le code ?
— Je me contenterai du nom du héros, si vous l’avez déjà trouvé…
— Un nom à consonance orientale, commode pour voyager vers cet Orient que l’on dit éternel. Je l’ai baptisé… Riptar El Kercib…
— Hein… ? Mais… ! C’est mon… !
DDDDDDDRRRRRRRRRRRRRRRRRRRRrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrr ! ! ! ! ! !
Un signal sonore retentit à ce moment-là. La Maison Jules Verne allait fermer. Les tentacules humides se rétractèrent prestement en un chuintement de lavabo, l’écrivain reprit aussitôt son aspect de statue de cire…
Je me dirigeai vers la sortie. Personne ne m’avait vu entrer dans le cabinet secret.
Mais je tenais les réponses à mes questions.
Enfin, presque…
Chroniques de MARS // Interview de Jules Verne
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