» Ce que j’ai voulu démontrer par cet exercice, c’est qu’il existe des passerelles évidentes, des collusions manifestes, entre le livre de l’abbé Boudet et Jules Verne, et d’ailleurs nous en trouverons d’autres un peu plus tard, confirmant cette idée…. »
Patrick BERLIER – Jules VERNE – Matériaux cryptographiques
Vient le moment où les jeunes naufragés décident de donner des noms aux sites caractéristiques de leur île. Ils choisissent tout naturellement des toponymes de consonance anglaise. C’est ainsi que la grotte devient French-den, en souvenir de son premier occupant français, les marais du sud South-moors, etc. Quant à l’île elle-même, c’est le plus petit de la troupe, qui a l’idée de la nommer, en souvenir de leur pension, île Chairman. Deux de ces noms attirent l’attention, car ils ne semblent pas employés tout à fait correctement, ce sont les mots den pour grotte et moors pour marais. Tous les dictionnaires Anglais-Français (Larousse, Collins, ou Wiktionnaire) donnent au mot den la valeur « tanière, repaire » plutôt que « grotte, caverne », et au mot moor la valeur « lande » plutôt que « marécage, marais. » Cela n’aurait rien de plus étrange, les sens étant quand même proches, si l’on ne trouvait ces mêmes mots, avec les mêmes sens, dans le livre de l’abbé Boudet La vraie langue celtique, où l’auteur insiste particulièrement sur le mot moor, qu’il cite huit fois. Voir ce même mot, employé avec le même sens, pas moins de seize fois par Jules Verne est quand même curieux. Et cela, peu de temps après la parution du livre du curé de Rennes-les-Bains : deux ans exactement… Deux ans de vacances.
Briant suggère alors que l’on donne un chef à la petite colonie, élu pour un an et rééligible. Il propose Gordon, et ce choix est adopté par tous, même par Doniphan. La vie s’organise durant l’hiver, les grands faisant la classe aux petits, et Gordon attribuant les tâches avec méthode et intelligence. Le temps passe, et un jour Jacques, particulièrement triste et taciturne depuis le début de leur aventure, avoue à son frère aîné que c’est lui qui, sans penser à mal, juste pour faire une farce, a libéré l’amarre du Sloughi dans le port d’Auckland. L’année se termine sans incident, et lorsque vient le moment d’élire un nouveau chef, c’est Briant qui est désigné. Une décision qui déplaît fortement à Doniphan, lequel, dès le printemps venu, décide d’aller s’établir en un autre endroit de l’île, avec trois autres compagnons. Ils partent s’installer sur la côte est, dans une anse dominée par un rocher en forme d’ours, détail qui les conduit à le baptiser Bear-rock. Encore des mots anglais qui apparaissaient dans La vraie langue celtique. On finirait par croire que Jules Verne, qui disait ne pas connaître l’anglais, a appris cette langue en lisant le livre de l’abbé Boudet…
Briant décide de construire un grand cerf-volant, afin de signaler l’île, peu haute, aux navires qui viendraient à croiser au large. La toile aura la forme d’un octogone, tendu sur une armature de quatre baguettes de roseau entrecroisées. De fait, comme l’illustrent la gravure correspondante et surtout le frontispice du livre, le cerf-volant ressemble fortement à… un parapluie ! Certes, nous devons nous garder de voir des parapluies partout, et surtout d’y voir systématiquement un symbole, mais dans l’hypothèse où ce serait bien le cas, voici donc les enfants, vainqueurs de toutes les épreuves, promus au grade de maîtres parpolis, de fils de la veuve, ce que souligne discrètement la date choisie pour le jour du lancement :
« C’était le 17 octobre – date qui allait prendre une place importante dans les annales de l’île Chairman. » (Chapitre 22)
Ce jour-là en effet on fête sainte Hedwige, veuve vertueuse qui vécut au XIIIe siècle. Et les deux supports de la colonie, comme deux colonnes, sont Jacques et son frère. Briant est leur nom de famille, mais si l’un est toujours désigné sous le nom de Jacques, l’autre est toujours désigné sous le nom de Briant, son prénom n’étant jamais précisé. En conséquence, ce sont bien les lettres J et B qui deviennent leurs initiales…
C’est alors que l’on découvre une femme, inanimée. On la réconforte, et elle revient rapidement à la vie. Elle se nomme Kate Ready, elle est rescapée du naufrage du Severn, dont les marins mutinés s’étaient rendus maîtres. Leur chaloupe a été jetée sur l’Île Chairman par une violente tempête. Que sont devenus les mutins ? Ils sont sans doute toujours sur l’île… Briant décide alors d’aller prévenir Doniphan et ses dissidents, qui courent le risque de tomber sur les bandits. Tous réunis à nouveau, ils pourraient mieux s’en défendre. Du coup, l’envol du cerf-volant est remis à plus tard. Une fois Doniphan et les siens prévenus, tous rentrent à French-den.
Kate va devenir une vraie mère d’adoption pour les enfants, surtout pour les petits. Une mère sans homme, une veuve, et les enfants seront ses fils. Les jours passent et l’idée du cerf-volant resurgit. Il ne s’agirait plus de signaler leur position mais d’opérer une reconnaissance aérienne nocturne pour vérifier si les mutins sont toujours là, ou s’ils ont réussi à réparer leur chaloupe et à quitter l’île. On ajoute une nacelle au cerf-volant qui est renforcé pour plus de résistance, et la comparaison avec un parapluie est cette fois donnée par le texte :
« En premier lieu, Baxter rendit son armature extrêmement solide, au moyen de cordes qui se reliaient à un nœud central, comme les baleines d’un parapluie à l’anneau qui glisse sur le manche. » (Chapitre 24)
C’est Briant qui prend place dans la nacelle. C’est dangereux mais il veut courir le risque, pour de racheter la faute de son frère, qui a fini par l’avouer à toute la colonie, et cela même si tous lui ont déjà pardonné, tant il a déjà donné les signes de son dévouement. Briant s’élève donc dans les airs, et commence son observation. Il voit un feu de camp qui ne peut être que celui des mutins. Le danger est donc toujours là.
Quelques jours plus tard c’est Evans, le master du Severn, qui parvient à rejoindre French-den. Il a pu fausser compagnie aux mutins qui le retenaient prisonnier. Grâce à lui, les enfants vont apprendre une information primordiale. Leur île n’est pas aussi éloignée qu’ils le pensaient de la côte, puisqu’elle se situe à peu de distance à l’ouest de la pointe sud du Chili. L’île Chairman est en réalité l’île Hanovre, comme leur explique Evans en leur montrant la carte sur un atlas :
« Et maintenant, ajouta Evans, voyez-vous, au-delà du détroit de Magellan, une île que de simples canaux séparent de l’île Cambridge au sud et des îles Madre de Dios et Chatam au nord ? Eh bien, cette île, sur le 51° de latitude, c’est l’île Hanovre, celle à laquelle vous avez donné le nom de Chairman, celle que vous habitez depuis plus de vingt mois ! » (Chapitre 27)
L’île Hanovre n’a rien d’imaginaire, elle se situe exactement à l’emplacement indiqué. Mais dans la réalité, l’île Hanovre ne ressemble en rien à l’île Chairman du roman. Pourquoi Jules Verne a-t-il choisi cette île, plutôt que d’imaginer une nouvelle île déserte du Pacifique ? Il faut relire ce passage : l’île Hanovre n’est séparée que d’un simple canal de l’île Chatam au nord. Chatam ? Serait-ce cette île où aborderont les évadés de l’Albatros de Robur le Conquérant ? Non, cette île-là est au large de la Nouvelle Zélande, par 43° de latitude, c’est donc une île homonyme. En réalité, si Jules Verne a choisi l’île Hanovre, c’est uniquement à cause de son voisinage avec l’île Chatam, ce qui est encore rappelé un peu plus loin dans le texte, lorsque Doniphan se rend compte que seule la malchance l’a empêché d’apercevoir l’île :
« …peut-être aurait-il pu apercevoir la côte méridionale de l’île Chatam, si ce jour-là, l’horizon, embrumé par les vapeurs de la bourrasque, n’eût été visible que dans un assez court rayon ? »
PDF – Carte de l’Abbé BOUDET – ABC de RLC
La CARTE de L’ABBÉ HENRI BOUDET
L’homonymie entre les deux îles, et le voisinage de l’île Chatam chilienne avec l’île Hanovre / Chairman, permet à Jules Verne de créer un amalgame avec l’île Chatam néo-zélandaise. Laquelle, comme je l’ai expliqué, étant abordée le jour des saints Celse et Nazaire, saints patrons de Rennes-les-Bains, matérialise en quelque sorte « l’île » formée par le cromlech imaginaire de l’abbé Boudet. Et donc, par extension, il en est de même pour l’île Chairman. D’ailleurs comparons la carte de l’île Chairman que Jules Verne place dans Deux ans de vacances avec la carte du cromlech de Rennes-les-Bains insérée dans La vraie langue celtique : assurément les ressemblances sont frappantes même si on ne peut parler d’identité absolue entre les deux cartes, bien loin de là, mais il faut noter quand même que la mention South-moors de l’île Chairman est positionnée dans le sud-ouest de la carte, exactement comme la mention Haum-Moor de la carte de Rennes-les-Bains… ! Mais revenons à (…).
Patrick BERLIER – Extrait de Jules VERNE – Matériaux cryptographiques – 2015.
Chroniques de MARS // Interview de Jules Verne
Michel LAMY // Le mystère en pleine lumière
Entretien avec Patrick BERLIER // Jules Verne – Matériaux cryptographiques #1
Entretien avec Patrick BERLIER // Jules Verne – Matériaux cryptographiques #2
Entretien avec Patrick BERLIER // Jules Verne – Matériaux cryptographiques #3
Entretien avec Patrick BERLIER // Jules Verne – Matériaux cryptographiques #4
Michel GRANGER // Jules Verne, visionnaire ou prophète ?
Patrick BERLIER // Jules Verne et la carte de l’abbé Boudet
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Patrick BERLIER // Jules Verne – Matériaux cryptographiques – Sommaire
Emmanuel RIVIERE // Jules Verne dans l’espace
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